Un évêque athée ? - France Catholique
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Un évêque athée ?

Un évêque athée ?

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La presse a déjà porté à la connaissance de la plupart de nos lecteurs le livre de l’évêque anglican de Woolwich, John A.T. Robinson : Honest to God, qui a obtenu en Angleterre un incroyable succès de scandale. Cet évêque n’y proclamait-il pas que l’Eglise doit jeter par-dessus bord l’idée d’un Dieu personnel, que les relations sexuelles hors mariage ne sont nullement condamnables en soi, et beaucoup d’autres choses dans ce goût ? D’où, dans l’Angleterre de Miss Keeler, de ses belles relations et de la presse (toute dévouée à la seule vérité !) qui les exploite si largement, un succès comparable à celui de L’Amant de Lady Chatterley.

M. Louis Salleron a cru bon de faire traduire ce livre, sous le titre Dieu sans Dieu (Nouvelles Editions latines), et de le lancer dans le public français, muni d’une préface qui nous explique qu’il faut y voir ce que certains cherchent aujourd’hui, dans l’Eglise catholique elle-même, sous le nom d’aggiornamento. Voici, paraît-il, à quoi une telle entreprise est vouée fatalement. Conclusion : tirons-en la leçon et renonçons à tout cela.

A l’égard de M. Salleron comme du Dr Robinson, je crois que la franchise entière, même si elle peut sembler brutale, est le seul genre de réponse qui convienne. Adressons-nous donc d’abord au préfacier. Nous ne croyons pas du tout à la pédagogie de l’ilote ivre. Elle ne peut avoir quelque effet que sur des gens déjà pleinement formés, pour les confirmer par un orgueil superflu dans ce qu’ils doivent avoir déjà bien acquis pour être seulement capables d’éprouver un tel sentiment. Mais jetez à la masse un évêque anglican supposé ne plus croire à rien de ce qu’il représente (nous verrons dans un instant ce qu’il faut en penser dans le cas présent), la masse en conclura simplement : « Celui-là, au moins, il avoue ! Les autres évêques, anglicans ou pas, ne sont que des tartufes qui ne croient pas non plus un mot de ce qu’ils enseignent !… »

Exégète excellent, mais pauvre théologien

Au tour maintenant du bon Dr Robinson. Il suffit de lire son livre d’un bout à l’autre, en effet, (ce qui n’est pas si facile, car il est prodigieusement inintéressant) pour s’assurer que lui, en tout cas, n’avait que de bonnes intentions. Mais quel pauvre résultat ! Cependant, sa foi paraît d’un meilleur aloi que sa théologie, et, après les mises au point pas très brillantes dont il a fait suivre cette malheureuse publication, et rien qu’à la lire avec assez d’attention, il est impossible de douter qu’il croit vraiment en Dieu, et même en son Fils fait chair, tout de même qu’il est sûr que la morale chrétienne qu’il enseigne est en fait irréprochable en son fond, sinon très satisfaisante en certaines de ses expressions.

Alors, d’où vient tout ce bruit ? De ce que le Dr Robinson exégète excellent, mais qui ne paraît pas s’être jusqu’ici beaucoup familiarisé avec la réflexion proprement théologique (ou philosophique), a cru découvrir tout d’un coup que les conceptions du monde et de la vie de l’homme moderne étaient radicalement inconciliables avec la représentation qu’il s’était faite jusque-là, comme la masse des Chrétiens, pense-t-il, des grandes vérités chrétiennes.

Les choses étant ainsi, on pouvait envisager trois espèces de solutions :

1° que « l’homme moderne » (quel qu’il soit) se trompe et doive être détrompé ;

2° ou bien que ce soit le Dr Robinson et les gens qui, jusque-là, pensaient comme lui,

3° ou enfin que « l’homme moderne », tout comme le Dr Robinson et ses pareils, n’étant pas infaillible, aient sans doute besoin de quelques mises au point réciproques, et peut-être communes, dans leurs différentes visions des choses.

C’est assez à l’honneur du Dr Robinson qu’il n’envisage pas même l’hypothèse 1, ni même l’hypothèse 3, et qu’il lui semble aller de soit que l’hypothèse 2 est la seule qui s’impose. Mais c’est peut-être un peu naïf de sa part d’imaginer, comme il le fait, que les vues qu’il avait du dogme chrétien soient vraiment pratiquement celles de tous les gens plus ou moins « orthodoxes ».


Substituer l’ « au-fond » à l’ « au-delà »

Pour aller droit à l’essentiel, il semble au Dr Robinson que les chrétiens, en disant que Dieu est un être personnel et transcendant, pensent, ou tendent à penser, et tendent certainement à faire croire qu’il est une espèce d’homme agrandi, siégeant en fait au-delà des espaces balayés par nos télescopes, et fort en peine pour nous rejoindre quand il le veut. Dans ces conditions, ce serait tout à l’honneur de « l’homme moderne » de sourire de notre foi comme d’un enfantillage. Nous devrions donc en prendre bonne note et la modifier en conséquence. Comment ? Cela paraît très simple : il suffirait de substituer à l’image du Dieu qui est « là-haut », un Dieu qui soit simplement « au fond » : au fond de tout, mais spécialement de nous-mêmes. La chose faite (avec quelques modifications parallèles dans l’exposé de la morale), « l’homme moderne » se convertirait avec la plus grande facilité, ou, pour mieux dire, il se rendrait compte qu’il avait toujours été chrétien sans le savoir… Vous croyez que je plaisante ou que j’exagère ? Pas le moins du monde : je me borne à extraire, dans ses propres mots, l’affirmation essentielle du Dr Robinson, de toutes sortes de considérations annexes sur l’histoire de son esprit, qui nous en révèle assez long sur l’état de la pensée religieuse dans de vastes sections du monde protestant ou anglican, mais dont j’ai le regret de dire que je ne vois absolument pas quelle contribution positive elles peuvent apporter à une évangélisation efficace de nos contemporains.

Selon son propre témoignage, le Dr Robinson a été conduit à écrire son livre par trois grandes révélations successives, qu’il a éprouvées à la lecture de Tillich, de Bonhoeffer et de Bultmann. C’est Tillich qui lui a révélé l’importance de la substitution de l’ « au fond » à l’ « au-delà ». C’est Bonhoeffer qui l’a convaincu que notre croyance en Dieu devait être séparée de tout ce qu’on a entendu traditionnellement par « religion » en particulier de la réponse au problème de la mort et au problème du péché. Et Bultmann enfin, lui, a découvert comment ce que « l’homme moderne » ne peut accepter dans le christianisme, c’est la vision d’un Dieu intervenant dans le monde, comme du dehors, qui serait purement « mythique ».

Je ne puis songer à discuter ici les théologies respectives de Tillich, de Bonhoeffer et de Bultmann. Mais ce qu’il faut bien dire, c’est que la première et la troisième ne sont que des formes mal réchauffées du libéralisme protestant du XIX° siècle, radicalement immanentistes, agrémentées à la mode du jour, l’une par une vigoureuse teinture de psychologie des profondeurs et d’histoire des religions comparées, l’autre par un rhabillage très superficiel dans un mélange hétéroclite de scientisme périmé et d’existentialisme de vulgarisation. Quant à la seconde, à côté de très belles intuitions (sur la révélation de Dieu dans l’humilité et la souffrance de la croix), c’est un bien étrange mélange de stoïcisme aristocratique et d’asservissement à ce que Bacon eût appelé « les idoles de la place publique », dont on voit mal ce qu’il pourrait apporter à un renouveau du message chrétien.

Tout cela n’apparaît guère que comme une série de tentatives d’un protestantisme glissant depuis longtemps à la vague libre-pensée religieuse pour se galvaniser sans se renouveler autrement qu’à la surface. Et la supposition que ces théologies ultra-intellectualisées, en même temps que tournant le dos obstinément aux sources de toute théologie authentique, pourraient aider à une conversion de l’homme moderne est trop évidemment démentie par l’artifice de leur construction, l’abstraction intraduisible de leur langage… et tout simplement le fait qu’elles n’ont jamais réussi qu’à achever de vider les églises partout où elles se sont introduites dans les chaires !

Si l’homme moderne peut être gagné, en tout cas, au christianisme, ce n’est pas parce que nous ferons, d’une part, un absolu idolâtré de ses préjugés communs, pompeusement décoré du titre de « conception scientifique du monde » : vision primaire, d’une vulgarisation dépassée, où aucun savant d’aujourd’hui un peu capable de pensée générale n’accepte de se reconnaître. Et c’est moins encore en confondant le problème de la pensée et du langage chrétiens avec le choix artificiel entre des métaphores, comme « au-delà » ou « au fond » : comme si on pouvait se passer de l’une plus que de l’autre, et surtout comme si toutes n’avaient pas toujours à la fin à être employées, comme les outils inévitables d’esprits incarnés, qui ne peuvent penser l’esprit sinon par des images de l’espace matériel, et à être critiquées, comme des esprit doivent le faire pour ne pas s’asservir à la matière en croyant s’en servir.

Le problème du Dr Robinson, en fait, est celui de toute pensée religieuse, qui a cru pouvoir faire l’économie d’une réflexion théologique et philosophique nourrie de la grande tradition catholique. Une telle pensée, en face de la Révélation se faisant nécessairement en des paroles humaines, se trouve acculée ou à les interpréter dans un littéralisme enfantin, ou à les rejeter… quitte alors à leur en substituer d’autres, aussi peu critiquement employées, et par suite aussi fatalement condamnées à paraître absurdes dès qu’elles n’auront plus le charme trompeur de la nouveauté.

Le Dr Robinson, avec sa simplicité sympathique, conclut ses réflexions en nous disant qu’il pourrait un jour paraître avoir été plutôt trop peu radical que trop radical. C’est aujourd’hui même que son livre fera cet effet à tous ceux qui acceptent la tradition de la pensée théologique catholique, et pour qui a perdu sa fatalité, l’alternative affolante où le protestantisme moderne se voit enfermé : entre un « fondamentalisme » infantile, pour qui tout est perdu dès qu’on cesse de prendre la Bible à la lettre de ses expressions les plus évidemment imagées, et un faux libéralisme, pour qui aucun énoncé, quel qu’il soit, ne saurait exprimer une vérité inaccessible au inexistante.

Mais, encore une fois, ces jeux alternés restent simplement en dehors du vrai problème de l’incroyance contemporaine et de l’évangélisation efficace. Nous espérons bientôt esquisser ici-même comment il se pose au Concile, selon la vraie perspective de l’aggiornamento.

Louis BOUYER