Tradition ! Tradition ! - France Catholique
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Tradition ! Tradition !

Traduit par Antonia

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Tévié : « Un violon sur le toit… C’est fou, n’est-ce pas ? Mais ici, dans notre petit village d’Anatevka, on pourrait dire que chacun d’entre nous est un violon sur le toit. En train d’essayer de jouer un air simple et agréable sans se casser le cou. Ce n’est pas facile. Vous pourriez demander… comment gardons-nous l’équilibre ? Je peux vous répondre par un seul mot ! La tradition ! »

Le violon sur le toit est l’une des comédies musicales préférées des Américains. Elle est tirée, évidemment, des contes ayant pour héros Tévié, un laitier ukrainien du XIXe siècle, écrits par Solomon Naoumovitch Rabinovitch, connu dans le monde entier sous son magnifique pseudonyme, Cholem- Aleikheim – magnifique parce que c’est une version légèrement modifiée de l’expression qui signifie « La paix soit avec vous ».

Rabinovitch naquit et grandit dans une petite ville non loin de Kiev. Il eut une carrière « perturbée » dans son pays d’origine avant d’émigrer (ou plutôt de fuir la persécution religieuse et ses créanciers) avec sa famille à New York. Il fit ensuite plusieurs fois la navette entre les Etats-Unis et la Suisse où vivaient sa femme et ses enfants avant qu’ils ne s’installent tous à New York pour de bon. (Sa deuxième fille, Lialia, épousa un émigré russe, Mikhaïl Y. Koyfman qui transforma son nom en Michael Kaufman, et leur fille Bel est l’auteur du best-seller publié en 1965, Up the Down Staircase [Escalier interdit] sur une école mal gérée du centre de la ville.

Cholem Aleikhem écrivait en hébreu, en russe et surtout en yiddish. Tévié le laitier (ou Tévié et ses filles), son ouvrage le plus célèbre actuellement, fut publié pour la première fois en Russie en 1894. En Amérique, il devint le « Mark Twain juif » à cause de la ressemblance (de l’avis de certains, en tout cas) de leurs styles naturalistes. (Twain déclara un jour à un ami commun : « Je t’en prie, dis-lui que je suis le Cholem Aleichem américain ».) Les histoires de Tévié furent adaptées pour le théâtre yiddish par Aleichem et produites trois ans après sa mort en 1919. Un film suivit en 1930, et une comédie musicale présentée Off-Broadway en 1950. Mais le musical Fiddler on the Roof (Le violon sur le toit), réalisé en 1964 ne se rattache pas à cette histoire car il repose sur une adaptation originale de Joseph Stein, avec une partition musicale de Jerry Bock et des paroles de Sheldon Harnick. Hal Prince était le producteur et Jerome Robbins le metteur en scène et le chorégraphe – détesté par tous les membres de la production, surtout Zero Mostel (Tévié) qui considérait Robbins comme un juif « honteux ».

Et le titre ne venait ni d’Aleichem, ni de Stein ou Harnick mais résultait de la décision de s’inspirer pour les décors stylisés du musical des œuvres de Marc Chagall (de son vrai nom Moishe Shagal), surtout son tableau de 1912 « Le Violoniste ». Le critique Robert Hughes a surnommé Chagall « l’artiste juif emblématique du XXe siècle ». Le parcours de Chagall n’est pas différent de celui d’Aleichem ; il fit d’abord des allers et retours entre la Russie et la France, s’installa ensuite en Amérique pendant la deuxième guerre mondiale et passa le reste de sa vie sur la Côte d’Azur où il mourut en 1985 à l’âge de 97 ans. Malgré le cosmopolitisme de Chagall, les sujets et les couleurs de ses tableaux sont d’habitude totalement inspirés de son chtettl, le pauvre quartier juif où il avait vécu enfant. C’est vrai même de ses portraits du Christ.

L’adaptation cinématographique de Fiddler on the Roof de 1971 que nous devons à Norman Jewison (un chrétien presque toujours pris pour un juif), mérite quelques-unes des critiques portées contre son précurseur, le musical de Broadway, que Philip Roth avait traité de « chtettl kitsch ». Le film de Jewison a un peu l’ambition d’être un spectacle divertissant, et il n’y a rien de mal à cela (L’Chaim ! [toast à la vie]), étant donné surtout toute la beauté et la joie que recèle la vie des communautés juives, même s’il s’y mêle beaucoup de tristesse. Lors de notre annuel Séder [banquet rituel] de Pessah, ma femme qui est juive présente ainsi cette fête : ils ont essayé de nous tuer ; nous avons survécu ; mangeons et buvons ! Mais, même dans le film de Jewison, le spectre de la persécution se profile et le ciel ensoleillé et la terre brillamment éclairée du début cèdent la place à de sombres nuages et à une boue ténébreuse.

Pour son anniversaire ce mois-ci, j’ai emmené ma chère femme voir la reprise de Fiddler on the Roof à Broadway ; c’est le meilleur spectacle de music-hall que nous ayons jamais vu. Mais peut-être aussi la plus sombre comédie musicale jamais réalisée. Rien de mal à cela, l’histoire étant ce qu’elle est.
Et l’histoire des juifs est unique : être le peuple élu de Dieu et aussi un peuple voué à l’extinction pratiquement depuis le début de l’Alliance.

Et dès le premier chant de l’œuvre, le célèbre à juste titre « Tradition », j’ai senti la tristesse descendre – et pas seulement dans la perspective de la vague de pogroms inévitables ou à cause de la révolte des filles de Tévié contre les coutumes, ou même à cause d’un épisode quelconque de l’histoire juive.
Tévié chante : « Tradition! Tradition ! Sans nos traditions, nos vies seraient aussi instables qu’un violon sur le toit ».

« A cause de la tradition », dit-il, « chacun de nous sait qui il est… et ce que Dieu attend de lui ».

Et je me dis : oui, c’est vrai pour les juifs et pour les catholiques aussi. Chesterton a appelé la tradition « la démocratie des morts » qui exprime la sagesse de nos ancêtres et « refuse de se soumettre à l’arrogante oligarchie de ceux qui vivent autour de nous ».

Quand Isaac Bashevis Singer a reçu le Prix Nobel, il a qualifié le yiddish de langue des fantômes. « Les fantômes aiment le yiddish », a-t-il dit, « et pour autant que je sache, ils le parlent tous ». Il a également dit qu’il croyait en la résurrection, si bien qu’une langue morte ne pouvait jamais être considérée comme totalement perdue. « Le yiddish est ma langue maternelle et une mère n’est jamais vraiment morte ». J’ai vu une fois Singer dans une « crémerie » à Manhattan.

C’est aussi l’endroit où, en 1978, un serveur âgé m’a apporté des blintzes. Il avait remonté ses manches de chemise et j’ai vu le matricule à six chiffres sur son avant-bras.

La nouvelle mise en scène de Fiddler on the Roof au Broadway Theatre est de Bartlet Sher (Danny Burstein incarnant Tévié et Jessica Hecht, sa femme, Golde).

Lundi 25 janvier 2016


Source : http://www.thecatholicthing.org/2016/01/25/tradition/

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Illustration : Le Violoniste de Marc Chagall, 1912 (Stedelijk Museum, Amsterdam)

Brad Miner est l’un des principaux rédacteurs de The Catholic Thing, directeur de recherche du Faith&Reason Institute et membre du conseil d’administration d’Aid to the Church in Need USA. Il est aussi un ancien éditeur littéraire de la National Review.