QUESTIONS AUX PHILOSOPHES (*) - France Catholique
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QUESTIONS AUX PHILOSOPHES (*)

Chronique n° 80 initialement parue dans F.C. – N° 1317 – 10 mars 1972

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Pour ses pertinentes Questions aux savants, notre ami Pierre-Henri Simon s’est vu naguère décerner le prix Lecomte du Noüy par un aréopage d’hommes de science. Je ne sais s’il existe chez les philosophes une récompense correspondant à celle-là et que leur propre aréopage décernerait homothétiquement à un homme de science. Mais s’il en est ainsi, on peut douter que l’idée vienne à cette sage assemblée de retenir mon nom pour un tel honneur. Je m’attends plutôt à une volée de bois vert. Car les questions que je voudrais leur poser ne les intéressent apparemment guère.

Continents inconnus

Pour un profane comme moi, il semble qu’il y ait trois familles de problèmes philosophiques : ceux qui concernent l’homme, ceux qui concernent l’univers, ceux qui concernent les rapports de l’homme avec l’univers. Il est évident que, professionnellement, l’homme de science est d’abord affronté aux deux derniers.

Au moment où des révolutions catastrophiques secouent les fondements de la science, un sentiment de panique l’envahit parfois. Il serait heureux et soulagé de pouvoir se tourner vers des esprits mieux armés que lui pour prendre, par rapport aux disciplines spécialisées, le recul nécessaire à une réflexion plus générale. Il a le sentiment, la certitude même, que de prodigieuses nouveautés se cachent derrière le fleuve toujours renouvelé des expériences et des équations, qu’il lui suffirait de s’arrêter un peu dans sa quête du micro-résultat pour deviner peut-être ces continents inconnus.
Mais il ne se sent pas armé pour pareille recherche. Sa formation même le rend infirme dans l’exercice d’une telle gymnastique, car il est toujours arrêté en route par le souci de la démonstration expérimentale. Alors, je l’ai dit, il se tourne vers les philosophes, dont, croit-il, c’est la vocation d’aller plus loin que l’expérience. Que trouve-t-il ? Examinons quelques-unes des grandes interrogations de la science contemporaine.

En physique

1° La physique, pour sa part, bute devant un mur qui est celui des variables cachées. Au-delà des possibilités théoriques de mesure, y a-t-il ou n’y a-t-il pas une réalité ? Cette réalité supposée est-elle ou non accessible à l’esprit humain ? La difficulté correspond-elle à une limitation logique ? À la nature de la démarche scientifique ? À l’idée même de mesure ? À une inaccessible transcendance ? À une fallacieuse interprétation de la dimension temporelle (1) ?

À propos du temps, quelles seraient les conséquences pour l’homme de la multidimensionnalité envisagée par certains physiciens ? (Rappelons que, dans un temps multidimensionnel, on peut aller d’hier à demain sans passer par aujourd’hui. On peut même aller d’aujourd’hui à hier en passant par demain et inversement. Si cela n’a pas d’implications philosophiques, notamment pour la liberté, la nature du miracle et cent autres questions, qu’est-ce donc, par ma barbe, que la philosophie ?) (a)

Et cætera : on trouvera cent autres questions tout aussi croustillantes dans les livres des physiciens eux-mêmes (2). Je ne sais si j’ai la berlue, ou si je suis mal informé, mais le silence des philosophes sur tout cela me semble remarquable.

En biologie

2° Des questions philosophiques, en biologie, il y en a trop ! Si bien que quand un biologiste se met à philosopher, fût-ce de travers, on se jette dessus, si l’on voit ce que je veux dire. Mais il en est une qui me tient à cœur et qui n’a, elle non plus (à ma connaissance), retenu l’attention de personne, c’est celle de la nature de la pensée et de ses limitations telle que la pose la psychologie animale.

On pourrait la formuler en ces termes. D’une part, la paléontologie montre que l’apparition de notre pensée actuelle fut un phénomène continu. Les témoignages fossiles de la pensée ne montrent aucune discontinuité, entre les primates tertiaires et Socrate ou Pascal (3). Peu importe, soulignons-le, que Pascal et Socrate descendent ou non des primates tertiaires. Le fait n’est en rien moins embarrassant si l’on dit que l’homme actuel fut l’objet d’une création spéciale : la continuité dans la succession des industries, puis des arts et des autres témoignages d’une pensée, est un fait dont aucune hypothèse ne change la nature (b).

Si la montée paléontologique de la pensée fut continue jusqu’à nous, il y a lieu de se demander si notre apparition marque une insurpassable culmination. C’est là déjà pour la science une question très spéculative : pourtant certains savants lui cherchent des méthodes de réponse positives et expérimentales, et il semble bien que les processus d’évolution historiques soient exactement de même nature que ceux que l’on observe en paléontologie et en préhistoire (4).

Voilà, semble-t-il, un problème que l’on pourrait dire capital pour les philosophes. Car, si l’évolution historique prolonge l’évolution paléontologique, elle aboutira au même résultat, à savoir l’apparition d’une pensée aussi impénétrable à la pensée humaine que celle-ci l’est à celle du singe ou de l’escargot. Une telle pensée serait évidemment productrice de prodiges, de miracles et, d’une façon générale, d’impossibilités logiques (5) (c ). D’où toute une avalanche de questions sur la légitimité et les limitations de la métaphysique, sur l’irrationnel dans l’univers et dans l’homme, sur la distinction entre surnaturel et surhumain, etc. (d)

Je ne sais si j’ai la berlue ou si je suis mal informé, mais dans ce cas je suis en bonne et nombreuse compagnie : aucun des savants du monde entier qui étudient ces difficultés et qui déjà commencent à les formuler en termes scientifiques n’a jamais eu l’occasion de citer un philosophe. Les philosophes, semble-t-il, préfèrent approfondir l’En Soi, le Pour Soi, l’Essence et la Différance (avec un a) (e).

Ils sont certainement justifiés à préférer ces importantes questions, comme nous le sommes à nous passer d’eux.

Aimé MICHEL

(1) Voir dans Quanta, grains et champs, par Andrade e Silva et Lochak (Hachette, 1969), le fameux paradoxe du chat de Schrödinger, p. 181.

(2) Notamment dans ceux d’Olivier Costa de Beauregard (qui, exceptionnellement, est aussi un philosophe), dans ceux de Schrödinger, Feynman, Born, Heisenberg, Pauli, Grünbaum, von Weizsäcker, etc. Voir en particulier la passionnante correspondance Einstein/Born récemment publiée par Le Seuil, et notamment les deux lettres de Pauli.

(3) Voir par exemple, de Leroi-Gourhan, le Geste et la Parole (Albin Michel, Paris, 1964).

(4) Voir notamment les derniers chapitres du livre du géologue André de Cayeux : la Science de la Terre (Bordas, Paris, 1969).

(5) Les astronomes sont actuellement obligés de se poser ce problème puisqu’il conditionne leur recherche d’éventuels phénomènes artificiels dans l’espace. Voir : Pierre Guérin (de l’Institut d’astrophysique) : Planètes et Satellites (Larousse) ; Shklowski et Sagan : Intelligent Life in the Universe (Holden Day, San Francisco, 1966) et surtout les congrès sur les civilisations extraterrestres organisés périodiquement par les savants russes à Byurakan (Arménie).

(*) Chronique n° 80 initialement parue dans F.C. – N° 1317 – 10 mars 1972. Extraite du chapitre 24 « Ce que la science ne mesure pas » de La Clarté au cœur du labyrinthe, pp. 603 à 605.


Notes de Jean-Pierre Rospars

(a) Sur le temps multidimensionnel, voir L’invraisemblable vérité, p. 496, au chapitre 19 de La clarté au cœur du labyrinthe.

(b) L’évocation d’une « création spéciale » de l’homme est une concession rhétorique. Aimé Michel n’avait aucun doute quant à la réalité de l’évolution des espèces en raison de l’abondance des preuves scientifiques accumulées en sa faveur. Cela ne le conduisait ni à accepter le rôle que les darwiniens font jouer au hasard dans l’évolution ni à faire sienne les critiques à courte vue du livre de la Genèse. Voir en particulier les chapitres 5 (Apparition de l’homme) et 26 (Commentaires bibliques) de La clarté.

(c ) Aimé Michel a beaucoup réfléchi à cette question en lien avec l’évolution à venir sur Terre et surtout la pensée dans l’Univers. C’est une de ses idées maîtresses. « L’homme peut-il espérer pénétrer un psychisme supérieur au sien ? Ici le raisonnement par analogie invite à répondre par la négative (…) un chien ne discerne pas un pilier de cathédrale de n’importe quelle pierre, et la cathédrale de n’importe quelle caverne, car la différence entre ces choses s’établit à un niveau psychique qui lui est inaccessible. (…) S’il en était ainsi de nos rapports avec des êtres d’un psychisme supérieur au nôtre, nous ne discernerions, dans leur comportement, que les réalités de notre niveau. (…) Mais l’incompréhensible en eux aurait ceci de particulier qu’il serait indéfinissable en langage humain. » (Mystérieux Objets Célestes, Arthaud, 1958, pp. 379 et sq.). Il répond par avance à une objection : « Reconnaître le caractère surhumain de la pensée qui anime les OVNI n’est pas une attitude défaitiste, mais bien plutôt réaliste. Il vaut mieux reconnaître ce à quoi on a affaire que refuser de regarder. » (« Le problème du non contact », in En quête des humanoïdes, trad. A. Bruelle, J’ai Lu, 1974, p. 306 ; ce texte a été écrit en 1966). Voir aussi note 711 in La singularité de l’homme, p. 588 de La clarté.

(d) Il s’agit d’un point sensible car le partage n’est pas aisé à faire. Ainsi à propos des Livres mosaïques de la Bible Aimé Michel note : « Pour jeter un peu d’huile sur le feu, je me bornerai à signaler que si, comme certains le croient, les religions de la Bible sont des interprétations religieuses de contacts extra-terrestres (…) les Égyptiens pour leur part avaient déifié le Gymnarchus niloticus, et pour la même raison : la nature apparemment surnaturelle de son comportement » (« Le problème du non contact », op. cit., pp. 300-301).

Il poursuit « Depuis les premiers âges de l’humanité, il existe une attitude mentale particulière de l’homme à l’égard d’une pensée supposée supérieure à la sienne : c’est l’attitude religieuse. Jusqu’à maintenant, la pensée humaine ne s’est jamais exercée à aucune catégorie de pensée supposée surhumaine dans un contexte autre que religieux » (idem, p. 306). Voir note 849 in Du bon usage de la baleine, p. 683, chapitre 26 de La clarté.

(e) Sur le silence des philosophes, voir la chronique n° 248 sur Tresmontant : Le futur de l’homme est le surnaturel, dans La clarté, p. 428.

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Deux livres à commander :

Aimé Michel, « La clarté au cœur du labyrinthe ». 500 Chroniques sur la science et la religion publiées dans France Catholique 1970-1992. Textes choisis, présentés et annotés par Jean-Pierre Rospars. Préface de Olivier Costa de Beauregard. Postface de Robert Masson. Éditions Aldane, 783 p., 35 € (franco de port).

À payer par chèque à l’ordre des Éditions Aldane,
case postale 100, CH-1216 Cointrin, Suisse.
Fax +41 22 345 41 24, info@aldane.com.

Aimé Michel : « L’apocalypse molle », Correspondance adressée à Bertrand Méheust de 1978 à 1990, précédée du « Veilleur d’Ar Men » par Bertrand Méheust. Préface de Jacques Vallée. Postfaces de Geneviève Beduneau et Marie-Thérèse de Brosses. Edition Aldane, 376 p., 27 € (franco de port).

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