PROPÉDEUTIQUE À LA NÉVROSE (*) - France Catholique

PROPÉDEUTIQUE À LA NÉVROSE (*)

PROPÉDEUTIQUE À LA NÉVROSE (*)

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Jean de Fabrègues dénonçait ici récemment les aberrations d’un certain enseignement philosophique dispensé dans nos universités.
Il n’est pas à la portée de tout le monde d’aller s’asseoir dans les amphithéâtres de Nanterre ou d’ailleurs pour se faire une idée de ce que nos étudiants doivent apprendre s’ils veulent obtenir en fin d’études leur qualification de « philosophes ». Mais certains livres, parfois, éclairent mieux qu’une visite. Ouvrons par exemple le volume « Philosophie » de l’excellente Encyclopédie du CAL (a). Soulignons-le, cette encyclopédie, qui compte déjà plus de vingt volumes, est d’une qualité éminente. Tous les sujets traités jusqu’ici, sous une forme originale très remarquée dans le domaine de l’édition, ont été confiés à des spécialistes hautement qualifiés. Les deux volumes consacrés à la biologie, rédigés sous la direction de notre ami Rémy Chauvin, professeur à la Sorbonne, sont un chef-œuvre de clarté et d’information.

Tutelle du père, complexe d’Œdipe

Pour la philosophie, comme pour les autres disciplines, les animateurs du CAL ont fait appel à des spécialistes choisis. Et comme pour les autres disciplines, les critères du choix visaient à donner une image fidèle de l’état le plus récent de la matière traitée. Les titres des auteurs nous donnent toute garantie à ce sujet : maîtres de recherche au CNRS, professeurs de diverses universités, directeurs d’instituts, etc. Cela étant, et la méthode d’exposition étant la thématique alphabétique, feuilletons cette « Philosophie » up to date.

Article Transcendance : neuf lignes. Article Dieu : une page trois quarts, en cinq paragraphes, dont le dernier, consacré à la « mort de Dieu », se termine par ces lignes : « Ce ne sont pas seulement des idées fausses sur la divinité qui sont ainsi rejetées…, c’est la confiance en l’homme qui veut s’affirmer comme celle d’un être parvenu à sa maturité, qui repousse la tutelle d’un père. L’humanité résout son complexe d’Œdipe en tuant son créateur. » Article Marcuse  : une page et demie, un peu moins que Dieu (on se demande pourquoi). Article Existentialisme  : vingt-six pages. Article Marx et Marxisme : quarante-et-une pages (sur les 542 du volume !).
Il ne fait aucun doute que cet ouvrage donne une fidèle image de la philosophie universitaire actuelle et qu’il constitue un document historique de grande valeur.

Les animateurs du CAL, dont les idées personnelles, nous le savons, n’ont rien à voir avec Marcuse ou la mort de Dieu, ont donné là aux maîtres philosophes nouvelle vague l’occasion d’un autoportrait statistiquement très ressemblant : c’est bien cela que la majorité d’entre eux enseigne en 1971 1.

Je voudrais ici, en me plaçant à un tout autre point de vue, celui du contexte scientifique où cette philosophie de combat, historiquement, se développe, dire pourquoi, selon moi, il s’agit là d’un combat pour rire, d’un tohu-bohu ésotérique et byzantin rigoureusement inaudible des lieux où se fait réellement l’histoire.

L’inspiration fondamentale de nos petits maîtres en révolution, comme on le voit par l’importance accordée à Marx, c’est l’ignorance délibérée des phénomènes spirituels. L’article Esprit (vingt-sept lignes) fait référence à Descartes, Hegel, Brunsvicg et Husserl. Un point, c’est tout. A l’article Conscience (vingt-neuf lignes), les seules références sont Sartre, Lacan, Husserl et Freud. Il est clair que les auteurs ignorent tout des recherches, méditations et inquiétudes des savants sur ces sujets. La chose est claire non seulement parce qu’ils n’en parlent nulle part (j’ai lu le livre de A à Z), mais surtout par l’imprécision et le flou de leur approche, qui se borne à un pur verbiage. Les noms de Turing, de Schrödinger, d’Eccles, de Sperry, de Mac Kay, de Thorpe, de Libet, de Penfield sont absents. A.-M. Turing, le mathématicien anglais mort il y a quelques mois, qui donna, il y a un quart de siècle, la première définition rigoureuse du problème de la conscience, est complètement ignoré : le dernier article de la lettre T, c’est Trotsky, trente lignes, plus un portrait !

Il est bien regrettable que les auteurs que je viens de citer ne soient en France connus que des savants. Pourquoi le livre l’Esprit et la Matière du prix Nobel de physique Schrödinger n’est-il même pas traduit en français  2 ? Pourquoi ne trouve-t-on dans notre langue aucun texte sur le « paradoxe de Turing », montrant par un raisonnement mathématique toujours cité dans les bibliographies de langue anglaise que la simulation artificielle de la conscience donnerait lieu à un problème logique insoluble (b) 3 ? De même, les expériences de R.W. Sperry, du California Institute of Technology, sur la séparation de la conscience dans les deux hémisphères cérébraux, ne sont connues en France que des neurophysiologistes 4. Toutes ces recherches, et de nombreuses autres dont nous parlerons dans de prochaines chroniques, posent des problèmes philosophique: auxquels ni Sartre, ni Husserl, ni des prophètes cités par nos auteurs n’ont jamais pensé, auxquels d’ailleurs ils ne pouvaient penser, puisque c’est la science qui les pose. Ces problèmes sont clairement ressentis comme étant de nature philosophique ou même religieuse par les savants qui n’hésitent pas à le dire et à l’écrire. Il se peut que Dieu soit « mort » aux yeux de nos petits maîtres. Mais, enfin, les savants que leurs recherches confrontent aux mystères de l’esprit ne sont pas, eux, au courant de ce décès. Il est temps d’envoyer ces prix Nobel faire leurs classes à Nanterre. C’est aux philosophes qu’il appartient de juger la philosophie universitaire actuellement à la mode. Mais les hommes de science, dans la mesure où cette philosophie aborde ou prétend aborder des problèmes qu’ils connaissent un peu, ont peut-être aussi le droit de constater son insuffisance, son provincialisme, sa désuétude.

En retard d’une évolution

Il y a certes de quoi s’effrayer quand on voit des milliers de jeunes gens obligés, pour obtenir leurs diplômes, de passer sous les fourches caudines d’un enseignement qui remplace la méditation de la réalité par un prêchi-prêcha de violence et de politique. C’est effrayant à cause du gâchis d’intelligence et de travail que cela représente. Que feront ces malheureux quand l’aberrante machine les jettera dans la vie munis de chimériques peaux d’âne ? Même Mao (surtout chez Mao où, plus encore qu’ici, l’on ne se soucie que de rendement) ; l’enseignement qu’on leur dispense les exclut d’avance de toute chance d’insertion sociale.

Aimé MICHEL

(a) La Philosophie (CAL, 114, Champs Elysées).

(b) A. M. Turing : Computing Machinery and Intelligence (Mind, vo. 59, p. 433-460, 1950).

(*) Chronique n° 26 parue initialement dans France Catholique – N° 1267 – 26 mars 1971.


Les Notes de (1) à (4) sont de Jean-Pierre Rospars

  1. Dans Ce que je crois (Grasset, Paris, 1974, pp. 229 et sq.) Louis Pauwels résume ainsi l’ouvrage : « Voici un gros dictionnaire de philosophie contemporaine. Universitaires de renom. Editeur sans parti pris. Sous-titre du dictionnaire : De Hegel à Foucault. Du marxisme à la phénoménologie. Lecture faite, vous avez compris que ce sous-titre contient un programme et signifie : “Du pré-marxisme aux hyper-marxismes, et du marxisme à l’impossibilité de n’être pas marxiste.ˮ (…) Rien hors de Marx et de Freud. (…) Nous estimons que la conscience est désormais une dépendance. Soit de l’inconscient sexuel. Soit de la lutte des classes. (…) Pour le gouvernement de vous-même : voyez la psychanalyse. Tout le reste est politique : voyez les marxistes. »
  2. Schrödinger (1887-1961) fut l’un des pères fondateurs de la physique quantique et un penseur influent aux débuts de la biologie moléculaire. Il est né de parents aisés à Vienne, alors au faîte de sa gloire impériale. Une de ses tantes lui apprit à lire et écrire l’anglais avant même l’allemand. Dès son plus jeune âge il avait l’habitude de mettre en doute ce qu’on lui présentait comme des faits. A partir de 11 ans, au lycée (gymnasium) il étudia les classiques grecs et latins, qu’il apprécia, et montra de surprenantes facilités en mathématiques et physique. Il montra aussi beaucoup d’intérêt pour la randonnée, l’escalade et les jolies filles, goûts qu’il conserva toute sa vie. En 1906 il entra à l’université de Vienne où venaient de s’illustrer Ludwig Boltzmann et Ernst Mach. En 1910, il soutint une thèse de doctorat puis, un peu plus tard, une habilitation qui n’impressionnèrent guère. Il commença des recherches sur la radioactivité. Il fréquenta une jeune fille dont la famille de la petite noblesse refusa le mariage avec un pauvre universitaire mais dont il resta proche, puis une seconde, Annemarie (Anny) Bertel, avec laquelle il se maria en 1920, après avoir passé la guerre sur le front italien.

    Il publia en 1917 son premier article sur la théorie quantique et se familiarisa à cette occasion avec les travaux de Planck, Bohr, et Einstein. En 1921 il fut nomme professeur à l’université de Zurich et il publia son premier article important. En 1924 il participa en observateur à la Conférence Solvay à Bruxelles, la principale conférence en physique théorique à l’époque. La même année, à Zurich, Peter Debye lui demanda de travailler sur la thèse de Louis de Broglie sur la théorie ondulatoire des particules. A la fin de 1925 et début de 1926 il alla dans un village de montagne près de Davos où le rejoignit une amante dont on ignore l’identité. C’est dans ces circonstances qu’il découvrit l’équation fondamentale de la mécanique quantique dont la solution est l’onde découverte par de Broglie. Cette équation le rendit célèbre. En 1927, il devenait le successeur de Max Planck à l’université de Berlin mais, en 1933, il démissionna quand Hitler fut élu chancelier et s’exila volontairement à Oxford. La même année il partageait le prix Nobel avec l’Anglais Maurice Dirac. Il accepta un poste à l’université de Graz mais revint à Oxford lors de l’Anschluss. Il enseigna à Ghent avant de s’installer à Dublin comme professeur. En 1944 il eût un enfant d’une femme mariée. Anny lui proposa de divorcer pour qu’il puisse l’épouser mais il refusa. En 1956 il quitta Dublin et revint à Vienne où il mourut en 1961.

    Le livre, Mind and Matter (Cambridge University Press, 1958) cité par Aimé Michel reprend des conférences données à Cambridge en 1956. Il a été finalement traduit en français par Michel Bitbol (Erwin Schrödinger : L’Esprit et la Matière, Seuil, Paris, 1990), presque vingt ans après que cette chronique ait été écrite. Entre temps la conscience était redevenue un problème dont on pouvait discuter sur la place publique. Auparavant c’était un tabou seulement transgressé par quelques auteurs pénétrants et courageux. Dans ce livre Schrödinger réfléchit sur l’intelligence et la conscience. Dans la première partie il présente ses vues sur l’émergence de l’intelligence au cours de l’évolution humaine. Il soutient que le comportement des organismes joue un rôle clé dans leur évolution. Ceci explique selon lui son apparente directionnalité sans contrevenir aux mécanismes aléatoires de la variation génétique et à la sélection darwinienne. La seconde partie du livre est une réflexion métaphysique sur la conscience. Il analyse l’acte fondateur de la science, le « principe d’objectivation », par lequel le scientifique (le sujet connaissant) s’exclue du monde et se mue en un spectateur. Ce recul, cette exclusion, a pour effet d’objectiver le monde. Il s’ensuit que les sciences ne peuvent rendre compte du sujet connaissant, ce qui fonde sa critique du réductionnisme physicaliste dans les sciences de l’esprit. S’ensuit également son rejet du scientisme, qui consiste à croire que les savoirs objectifs peuvent s’étendre à tout y compris à la fondation de ces savoirs. Pour Schrödinger l’expérience humaine fondamentale est celle de l’unicité de « mon monde », du surgissement simultané de moi et du monde, si bien que la théorie dualiste de la connaissance (moi et le monde) est une simple métaphore. « La raison pour laquelle notre ego sentant, percevant, et pensant n’est rencontré nulle part dans notre tableau scientifique du monde peut être aisément indiquée en quelques mots : parce qu’il est lui-même ce tableau du monde. Il est identique au tout et ne peut par conséquent être contenu en lui comme une de ses parties. Mais bien entendu, nous nous heurtons ici au paradoxe arithmétique : il semble y avoir une grande multitude de ces ego conscients, et cependant le monde est seulement un. Cela vient de la façon dont le concept du monde se produit lui-même. » (p. 196). Il résout ce paradoxe en tenant que la multiplicité des esprits « est seulement apparente, en vérité il y a seulement un esprit. C’est la doctrine des Upanishads. Et pas seulement des Upanishads. L’union mystique avec Dieu éprouvée de façon mystique entraîne constamment cette attitude, à moins que de puissants préjugés ambiants ne s’y opposent ; cela signifie qu’elle est moins aisément acceptée en Occident qu’en Orient. » (p. 197). Ces propos sont, faut-il le rappeler, ceux d’un des scientifiques les plus créatifs et respectés du XXe siècle.

  3. Dans l’article de Mind cité par Aimé Michel, Turing décrit le test qui porte son nom, test qui permet de décider si une machine est intelligente ou non. « Le test est un “jeu d’imitationˮ que Turing décrit en ces termes : “Il se joue à trois personnes : un homme (A), une femme (B) et un interrogateur (C ), qui peut être d’un sexe ou de l’autre.

    L’interrogateur n’est pas dans la même pièce que les deux autres. Le jeu consiste, pour l’interrogateur, à déterminer lequel des deux partenaires est l’homme, et lequel la femmeˮ. L’interrogateur a le droit de poser des questions à A et à B, mais celles-ci ne doivent pas porter sur des caractéristiques physiques, telles que la longueur des cheveux, et il n’a pas le droit non plus d’entendre le son de leurs voix. Il n’a le droit d’étudier ou de poser des questions que sur des attributs mentaux. L’étape suivante du jeu consiste à substituer une machine à l’un des humains. La machine peut communiquer par le truchement d’un télétype. La question est de savoir si l’interrogateur peut distinguer l’être humain restant en jeu de la machine.

    Turing souligne que pour certaines questions, comme les problèmes d’arithmétique, l’infériorité des humains sera révélatrice, et que c’est peut-être là une limite de son test. Mais celui-ci semble jusqu’à présent aussi bon que n’importe quel autre de ceux qui ont été présentés comme destinés à faire la différence entre l’homme et la machine. Il est bien sûr de nature comportementale ; mais comme dit Turing, nous ne pouvons “pénétrerˮ à l’intérieur d’un autre être humain, afin de savoir directement s’il ou elle possède un vécu conscient, comme des sensations de couleur ou un état émotionnel. Il laisse en suspens la question de savoir si nous devrions supposer que la machine qui réussit au test d’imitation est consciente. » (Voir l’article Turing dans Le cerveau cet inconnu – Dictionnaire encyclopédique, sous la direction de Richard L. Gregory, coll. Bouquins, Robert Laffont, 1993 ; traduction modifiée par moi).

    A noter que l’idée d’un tel test est beaucoup ancienne. Dès 1637, René Descartes écrit que s’il y avait des machines semblables à notre corps et imitant nos actions autant qu’il est moralement possible de le faire, nous aurions toujours deux épreuves très certaines par lesquelles reconnaître qu’elles ne sont pas des hommes véritables. La première serait l’incapacité d’une machine à répondre de manière appropriée à tout ce qu’on peut dire en sa présence. La seconde serait son incapacité à agir dans tous les évènements de la vie de la même façon que notre raison nous conduit à agir. (Je résume ainsi une citation de Descartes donnée in extenso par K.M. Colby et coll. dans une prépublication du département d’informatique de l’université Stanford dont nous reparlerons prochainement ; ces auteurs donnent comme référence les Œuvres philosophiques de Descartes traduites en anglais par E.S. Haldane et G.R.T. Pross, Cambridge University Press, Cambridge, 1931, sans autre précision.)

  4. Les expériences de Sperry et ses collaborateurs sur le « cerveau divisé » sont décrites dans la chronique n° 25 Le cerveau et l’énigme du « je », parue ici le 29 juin 2009 (extraite du chapitre 9 « Conscience » de La Clarté au cœur du labyrinthe, pp. 239 à 241). Roger W. Sperry (1913-1994), né dans le Connecticut, fit sa thèse sous la direction de Paul A. Weiss à Chicago et sa recherche postdoctorale avec Karl Lashley à Harvard, deux scientifiques réputés. En 1954 il devint professeur au Caltech où il fit ses célèbres expériences avec notamment Michael Gazzaniga, son étudiant d’alors. Ils testèrent dix patients qui avaient subi une opération mise au point par le neurochirurgien William Van Wagenen. Cette opération consistait à sectionner le corps calleux qui est un ensemble de fibres connectant les deux hémisphères du cerveau. Ils montrèrent que chaque hémisphère est « un système conscient à part entière, capable de percevoir, de penser, de se souvenir, de raisonner, de vouloir et de manifester des émotions, tout cela à un niveau typiquement humain » et que les deux hémisphères, gauche et droit, « peuvent être conscient simultanément d’expériences mentales différentes, et même conflictuelles se déroulant en parallèle ». Ces expériences lui valurent le prix Nobel en 1981. Par ailleurs il est également connu pour ses travaux sur les mécanismes de guidage des axones de la rétine lors du développement embryonnaire, mécanismes qui permettent des connexions correctes entre l’œil et le cerveau.