PRINCE PUIS DUC, RÉVOLUTIONNAIRE - France Catholique
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PRINCE PUIS DUC, RÉVOLUTIONNAIRE

Chronique n° 437 parue dans F.C. – N° 2100 – 3 avril 1987

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Il était mince, étroit, d’apparence fragile et si légère que l’on craignait de le voir emporté et déposé par le premier courant d’air au fond d’un couloir peu fréquenté de l’Académie des Sciences1. Son geste retenu, son sourire discret, sa voix éduquée par des siècles d’aristocratie évoquaient l’ombre diaphane des prélats donnés jadis à l’Église par sa féconde famille2. Mais lorsqu’il parlait, usant du minimum de mots choisis coulant de source, on découvrait une pensée forgée du même acier que l’épée de ses ancêtres soldats. Ce prince par le sang et l’esprit, toujours tiré à quatre épingles, tenait l’élégance et la sobriété du verbe pour un devoir de courtoisie et d’honnêteté. Aussi intraitable sur ce qu’il savait que conscient des limites du savoir, y compris le sien, il aura passé le second demi-siècle de sa longue vie presque dans le silence, après avoir fait connaître son désaccord sur l’interprétation orthodoxe de la physique moderne, née en partie de ses découvertes. Sa découverte fondamentale, qui sera citée aussi longtemps qu’existera la physique, c’est que la matière est ondulatoire comme la lumière3. Selon l’interprétation orthodoxe (dite de Copenhague à cause de Niels Bohr, son théoricien), il n’y a en réalité aucune différence entre l’une et l’autre : tout est ondulatoire, et la particule n’apparaît que dans l’appareil de mesure ; on ne peut séparer l’onde de la particule, ni par conséquent pousser la mesure au-delà de la limite énoncée par Heisenberg ΔE Δt ≤ h, selon la célèbre formule4. Pour Louis de Broglie, cette interprétation n’est que provisoire. Un jour on ira plus loin. Dans les années 60, alors que les travaux d’un autre physicien, David Bohm, semblaient confirmer cet espoir5, j’eus l’idée que Louis de Broglie serait peut-être intéressé par une représentation visuelle de ses idées grâce au dessin animé, et lui proposai de réaliser un film d’archives pour le Service de la Recherche de l’ORTF. Il accepta d’abord, et pendant quelques mois je travaillai à ce film avec deux de ses élèves, devenus maintenant des maîtres à leur tour6. Puis, un jour, dans son bureau de l’Académie des Sciences, il m’informa courtoisement qu’il mettait fin à ce projet. Ce qu’il me dit alors me frappa et je ne l’ai jamais oublié. « Un film n’ajouterait rien à ce que j’ai publié et risquerait de tromper le public par une fausse simplicité. Tout ce que j’ai voulu dire existe dans mon œuvre écrite, accompagné de toutes les précautions mathématiques nécessaires. » Je lui objectai que la postérité aurait tous ses écrits, mais ne connaîtrait leur auteur qu’indirectement. « L’auteur, répondit-il froidement, n’est d’aucune importance ». Il m’écouta avec une abyssale ironie plaider que plusieurs de ses collègues des plus éminents n’avaient pas dédaigné de laisser aussi une image d’eux-mêmes, et je compris sans plus d’explications que ce qui était bon pour ses collègues n’intéressait pas le moins du monde le prince Louis de Broglie. Je tentai de l’exciter en lui suggérant qu’il pourrait commenter une certaine équation de von Neumann démontrant l’impossibilité de son interprétation : « C’est, dit-il, une drôle d’équation ». Et l’on en resta là, au grand regret, soyons-en sûrs, de la postérité, qui devra se contenter de rares images impromptues7, si même elles existent8. Et pourtant, quel homme ! On imagine toujours les révolutionnaires sous la forme de braillards de préau. Ces révolutionnaires-là sont bientôt oubliés. Ce sont en réalité des hommes de cabinet comme Louis de Broglie, Einstein, Bohr, Planck, Newton, qui font évoluer le monde9. L’onde de de Broglie et ses transformations est au fondement de tout ce qui nous entoure. Si l’on ignorait encore que la matière est ondulatoire, le monde rétrograderait de trois-quarts de siècle. Ce qui nous invite à écouter les jacassements du quotidien avec la même ironie que feu Louis de Broglie. Aimé MICHEL Chronique n° 437 parue dans F.C. – N° 2100 – 3 avril 1987 [|Capture_d_e_cran_2014-11-10_a_12-28-10.png|]
Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 6 février 2017

 

  1. Louis, duc de Broglie, né à Dieppe le 15 août 1892, venait de mourir à Louveciennes le 19 mars 1987. Il avait soutenu en 1924 la thèse qui lui valut le prix Nobel de physique cinq ans plus tard, à 37 ans, après que l’expérience de diffraction d’électrons par un cristal faite par Davisson et Germer eut confirmé sa théorie ondulatoire de l’électron.
  2. Le « site officiel de la Maison de Broglie » (http://maisondebroglie.com/arbre-genealogique/) explique : « La maison de Broglie est une famille noble française d’origine piémontaise (Chieri) où elle est connue dès le XIe siècle et dont la branche aînée est illustre. Installée en France depuis le XVIIe siècle à la suite de Mazarin, elle a fourni à la France trois maréchaux, deux Président du Conseil, cinq académiciens, un prix Nobel et d’autres personnages distingués. » La rubrique « charges religieuses » cite quelques-uns de ces prélats : Michelangelo Broglia (1612-1679), évêque de Vercelli de 1663 à 1679, frère de Francesco Maria Broglia, premier Broglie à arriver en France ; Charles Broglia, archevêque de Turin de 1592 à 1617 ; Octave Broglia, évêque d’Asti de 1623 à 1648 ; Charles de Broglie (1733-1777), évêque de Noyon ; Monseigneur Maurice de Broglie (mort en 1821). Le frère de Louis, Maurice de Broglie (1875-1960) fut aussi un physicien réputé mais dans le domaine expérimental, notamment pour ses travaux sur les rayons X. Élève de Paul Langevin, il lui succéda à la chaire de physique du Collège de France. Comme son arrière-grand-père et son grand-père, il fut membre de l’Académie française.
  3. Informé des premiers pas de la physique quantique par son frère Maurice qui avait été secrétaire de la première Conférence Solvay en 1911 à Bruxelles, Louis s’était passionné pour cette discipline naissante. Après la guerre, en 1923, alors qu’il travaillait à sa thèse de doctorat, il se rendit soudain compte que les particules pouvaient être considérées comme des ondes et les ondes comme des particules. Il présenta ce nouveau point de vue d’abord dans des notes parues dans les comptes rendus de l’Académie des Sciences à la fin de 1923, puis dans un exposé plus complet qui a constitué sa thèse de doctorat soutenue en 1924. « [J]e parvenais dans ces travaux, expliqua-t-il plus tard, à associer à tout mouvement d’un corpuscule (…) une propagation d’ondes et à établir des relations quantitatives exactes entre la fréquence et la longueur de l’onde d’une part et l’état de mouvement du corpuscule d’autre part, à l’aide de formules où figurait la constante de Planck » (de Broglie, L., Physique et microphysique, Albin Michel, Paris, 1947, p. 172). Plus précisément, l’équation de de Broglie relie la quantité de mouvement de la particule, p (qui est le produit de sa masse par sa vitesse si cette dernière est suffisamment petite par rapport à la vitesse de la lumière), à la longueur d’onde de son onde-pilote, λ, par l’intermédiaire de la constante de Planck, h. Cette équation est fort simple : p = h/λ. Telle fut la grande contribution de de Broglie à la science. De plus, Louis de Broglie observa que, dans le modèle de Bohr de l’atome d’hydrogène, la longueur de la circonférence de l’orbite la plus basse de l’électron (n = 1, sur ce « nombre quantique » voir les notes 3 et 4 de la chronique n° 275, La fin du labyrinthe ?) est égale à sa longueur d’onde λ. Plus généralement, les diverses orbites possibles de l’électron de l’atome d’hydrogène contiennent un nombre entier de longueurs d’onde. C’était une explication de la quantification des orbites. Ce ne pouvait pas être une coïncidence, ce qui contribua certainement à lui confirmer qu’il était dans la bonne voie. On peut interpréter la longueur λ comme une mesure de la localisation de l’énergie du système. Si λ est très petite, l’énergie est bien localisée et le caractère particulaire est dominant. Si λ est grande, l’énergie est répartie dans un grand volume et le caractère ondulatoire, dominant. Prenons l’exemple d’une voiture de 1000 kg à un peu plus de 100 km/h, λ = 6,63 x 10−34/(1000 x 30) = 6,6 x 10−38 m, ce qui est extrêmement petit, même par rapport aux atomes, et explique qu’on puisse négliger les propriétés ondulatoires d’une automobile. Par contre, pour un électron se déplaçant à 1000 km/s, la longueur d’onde associée est λ = 6,63 x 10−34/(9,11 x 10−31 x 10<sup<6) = 7,3 x 10−10 m ; c’est petit pour nous mais pas par rapport à la taille des atomes, ce qui explique que les électrons peuvent se comporter comme des ondes dans les processus atomiques.
  4. Cette célèbre relation d’indétermination, découverte en 1927 par Heisenberg, est expliquée plus longuement dans la chronique n° 342, Au cœur de l’infini labyrinthe, une obscure clarté – Nouvelles réflexions sur les ondes et les particules, la relativité et les quanta (16.11.2015).
  5. David Bohm retrouva l’interprétation de de Broglie dans deux articles soumis en 1951 et publiés l’année suivante. Il n’y citait pas les travaux de ce dernier car il ne les connaissait pas et ne se rendit compte de la similitude de leurs vues que pendant l’été 1951. Il en fit alors part à de Broglie qui reconnut un reprise de ses anciennes idées de la coexistence de la particule et de l’onde, idées qu’il avait abandonnées en raison des difficultés rencontrées dans le développement de cette théorie et du mauvais accueil qu’elle reçut à la Conférence Solvay de 1927. En septembre 1951, lors d’une réunion de l’Académie des Sciences, il critiqua le travail de Bohm en notant qu’il se heurtait « à des difficultés insurmontables, principalement en raison de l’impossibilité d’attribuer à l’onde ψ une réalité physique. » Pourtant, par la suite, il se ravisa et se remit à travailler sur cette théorie, dite de la « double solution », où toute particule est accompagnée (guidée) par une onde. Le physicien Bernard Diu, de manière un peu simplificatrice, résume ainsi la démarche de Louis de Broglie : « Il n’a jamais accepté la mécanique quantique, qu’il avait contribué à découvrir, à partir du moment où ce qu’on appelle l’École de Copenhague (Niels Bohr) en présenta la version dite orthodoxe, fondée sur l’interprétation probabiliste de la fonction d’onde (Max Born). Il consacra ensuite l’essentiel de ses efforts à élaborer une mécanique ondulatoire qui ne fût pas probabiliste mais fondamentalement déterministe (« théorie de la double solution »). Ces recherches demeurèrent vaines. » (B. Diu, Traité de physique à l’usage des profanes, Odile Jacob, Paris, 2000, note 5, p. 641). Tel est le point de vue majoritaire aujourd’hui.
  6. L’un des deux élèves de Louis de Broglie était probablement Olivier Costa de Beauregard. Ce dernier avait fait la connaissance d’Aimé Michel à l’occasion de la parution de Mystérieux Objets Célestes (Arthaud, Grenoble, 1958). Ce fut le point de départ de l’amitié qui lia les deux hommes.
  7. Une photographie illustre l’article avec cette légende : « Il a soulevé un coin de voile », dit Einstein de Louis de Broglie, ici à l’Institut Catholique pour le centenaire d’Édouard Branly.
  8. Par exemple, le livre d’Amir Aczel, Entanglement (« intrication » en français, Plume Book, Penguin, New York, 2002) qui conte « l’invraisemblable histoire de la manière dont des savants, des mathématiciens et des philosophes ont prouvé la théorie la plus étrange d’Einstein » (c’est le sous-titre du livre qui fait référence au paradoxe Einstein-Podolsky-Rosen, voir note 2 de la chronique n° 294) ne comporte aucune photographie de Louis de Broglie et le chapitre qui lui est consacré est plus pauvre en détails biographiques que ceux des autres « grands anciens ».
  9. Aimé Michel a souvent répété cette observation que les vrais révolutionnaires sont les inventeurs, souvent des scientifiques, bien rarement des hommes politiques.