Les tourments des damnés - France Catholique
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L'amour du travail bien fait avec saint Joseph artisan
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Les tourments des damnés

Traduit par Isabelle

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Mon père, chère âme qui nous a quittés, s’est un jour trouvé dans l’obligation, non seulement d’enseigner dans une institution nommée « collège communautaire » – à des jeunes gens subventionnés qui n’étaient pas vraiment intéressés par ses cours ni par aucun autre – mais de leur apprendre les «  lois » de la perspective ! Le sujet principal était le dessin industriel, et comme il le leur expliquait avec douceur, cela impliquait d’être capable de dessiner. Et même, cela impliquait d’être capable de dessiner les perspectives.

Il se rappelait un verset de la Bible qui s’appliquait à cela. Il l’avait retenu depuis son enfance quand, à l’école du dimanche, on apprenait par cœur de nombreux versets. C’était : « Malheur à ceux qui sont sages à leurs propres yeux, et prudents selon leur propre vue ! »

Eh bien, papa ne pratiquait pas ouvertement son christianisme, et n’était pas revenu, une fois adulte, à l’église méthodiste de sa famille. Mais grâce à cet endoctrinement précoce, il lui arrivait soudain de citer un prophète, ou autrement, d’attribuer à Dieu la sagesse. Il était un mystère caché au grand jour. J’en suis encore à m’interroger sur son « développement religieux » qui s’est terminé en serrant contre lui la croix de Saint Benoit.

Il pouvait choquer par des remarques suggérant qu’il trouvait que tout l’enseignement chrétien allait de soi. Comme d’ailleurs, devrais-je ajouter, celui de Charles Dickens. Il aimait beaucoup entonner, d’une manière théâtrale, la grande et constante vérité que « Dieu est dans les détails ». Il faisait cela d’une manière pétillante, avec un clin d’œil, mais non sans faire écho à ce lointain tonnerre.

Je suis sûr que ses élèves (dont il ne classait que la moitié parmi les délinquants juvéniles) étaient saisis quand il prenait la pose d’Isaïe.

Cela vaut peut-être la peine de mentionner que, comme il le disait : « il n’y a pas de ‘lois’ de la perspective ». Il y a une géométrie qu’on peut apprendre patiemment, et qu’on peut exécuter à l’aide d’un équipement spécial pour le dessin. On peut utiliser le même équipement pour vérifier ce qui a été dessiné à la main. On peut même s’en servir pour jouer à des jeux amusants en inversant ou altérant les lignes de visée. Mais en soi, la chose ne nécessite que d’utiliser ses yeux et de savoir leur faire confiance.

C’est toujours là que les problèmes commençaient. Les gens ne font pas confiance à leurs yeux. Ils font davantage confiance à leur cerveau, et leur cerveau dit à leurs yeux ce qu’il faut voir. Ils ne peuvent pas voir la perspective parce qu’ils ne regardent pas ce qui se trouve directement et continuellement devant eux. Et la perspective n’est que le début.

Comme je l’ai découvert plus tard, il se trouve que Thomas de Quincey a fait la même observation à propose de l’observation. C’était dans son essai qui traite du passage de Macbeth où «  on frappe à la grille ». Il fait allusion à la comédie qui s’ensuit lorsque quelqu’un dont la vue n’est pas exercée, essaie de représenter deux murs perpendiculaires ; ou une scène au bout d’une rue bordée de maisons parallèles. Le fameux opiomane anglais était devenu expert pour distinguer ce qui était vraiment là et ce qui n’y était pas.

Le dessinateur naïf « sait » que certaines lignes se coupent à angle droit. Il peut se le « prouver » par la vue, ou si c’est absolument nécessaire, avec un niveau à bulle. Il sait, il croit savoir par expérience, distinguer une verticale d’une horizontale. Il le sait avec une telle certitude qu’il se révoltera si on lui demande de dessiner cet angle à plus de 90 degrés. Au moyen âge, on appelait cela « une ignorance savante ».

Aussi, la tâche du professeur est de secouer cette certitude : de montrer à ses étudiants la scène et de la tracer à travers un verre. Puis d’enlever le verre quand il a (finalement) atteint son but.

La Bible, mon père et de Quincey, d’un commun accord, s’opposaient à la compréhension humaine. Ce n’est pas que nous fassions confiance à l’évidence de nos sens. C’est que nous réfutons sans hésiter cette évidence. Nous voyons non pas ce qui est, mais ce que nous nous attendons à trouver, et le fait de la perspective, on ne s’y attend pas.

Nous sommes victimes de notre propre entendement, et nous pourrions périr dans notre propre suffisance sans la peine que se donne une plus haute autorité. Petit à petit, nous apprenons, ou pouvons espérer apprendre, qu’il y a des gens qui peuvent voir ce qui est devant leurs yeux – qui sont plus avisés, non par arrogance, mais par la vertu d’humilité. Nous pourrions souhaiter soumettre notre perception à la leur, en améliorant notre vision.
Papa enseignait dans les années 1970 – sans doute (à l’époque) le pire moment de la civilisation occidentale. Il était confronté à une génération qui avait du mal à voir. Il y a rencontré un niveau d’indifférence et de manque de curiosité qu’il n’avait pas cru possible, avant de se lancer dans l’enseignement. Il était confronté à des demandes de « pertinence », fondées sur la notion que la pertinence n’existait plus. Mais il a trouvé qu’on pouvait encore en « convertir » quelques-uns et leur faire accepter l’évidence, grâce à Dieu.
Ses problèmes avec l’administration de l’école ont commencé quand il a introduit certains critères. Il a refusé de gonfler les notes, ce qui fait que certains élèves ont échoué. Mais pour un collège moderne où le financement est lié au nombre de membres, personne ne doit échouer. On a voulu le licencier plusieurs fois pour avoir maintenu ses critères, mais chaque fois, il a gagné la bataille. Finalement, il a quitté l’établissement, dégouté.

Mais jusqu’à la fin, il a maintenu que, au moins en principe, les êtres humains sont susceptibles d’apprendre. Et que, de plus, on peut enseigner des vérités. (Le gentil lecteur devinera qu’il a été mon premier héro : un homme prêt à se sacrifier pour la vérité.)

Peut-être que nous nous désespérons sans raison pour l’avenir de notre espèce. Papa, lui aussi n’est pas passé loin du découragement tandis que,  comme le dit cette belle phrase de la Bible – «il  se défendait des piqûres à coups de pieds »

Cette phrase, comme beaucoup dans la Bible, est mal comprise ; parce que nous croyons la comprendre. Elle fait référence à une pointe ou un aiguillon en usage pour conduire les bœufs sur le bon chemin. Un bœuf peut ne pas l’apprécier, si bien qu’il s’en défend à coups de pieds, et alors cela lui fait vraiment mal. Papa a appris la douleur du sillon droit.

Mieux vaut accepter les petits tourments, en homme aux yeux ouverts ; pour voir ce qui est vraiment devant nous – notre mort – et ne pas les aggraver avec les tourments des damnés.

Source : Torments of the damned

Tableau : Perspective: Paris un jour de pluie, par Gustave Caillebotte, 1877 [Art Institute of Chicago]