Les Thaumolyseurs - France Catholique
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« Les contemplatifs portent le monde »
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Les Thaumolyseurs

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Ce fut une journée démoralisante.

Non pas à cause du ciel gris métallisé de la Nouvelle Angleterre : je suis habitué à sa beauté austère. Non pas parce que mes étudiants ne savent pas écrire : ils n’ont jamais su le faire depuis que j’ai commencé à enseigner il y a près de trente ans. Non pas parce que les jeunes gens auxquels je fais cours sont maussades : ils sont pour la plupart assez enjoués et nous nous entendons très bien. Non pas parce que je suis une âme solitaire dans mon établissement : il y a des dizaines de professeurs qui me donnent des tapes dans le dos ou me félicitent pour tel livre, tel essai ou tel tour déjanté fait en classe. Je ne suis pas seul et si jamais je me sentais vraiment abandonné, le Saint Sacrement repose dans le tabernacle de la chapelle et je peux y passer pour y prier quelques minutes.

Mais il y a des jours où j’ai l’impression que ce que je fais est complète étranger à mes collègues et les dégoûterait s’ils savaient de quoi il retourne. Voilà ma profession, telle que je la vois. J’ai la responsabilité d’introduire de jeunes gens à de la belle et profondément sage poésie, avant tout (mais loin de l’être exclusivement) écrite pendant la Renaissance et dans la période précédente. Mon occupation secondaire, qui découle de ma participation au programme de Civilisation Occidentale, est d’introduire ces mêmes jeunes à la beauté et à la sagesse de la théologie, de la philosophie et de l’art de cette longue période.

Cette description, cependant, n’est pas tout à fait adéquate. Je ne le comprenais pas lorsque j’ai commencé, mais maintenant, je comprends que l’admiration que j’ai pour les œuvres que j’enseigne doit aider les âmes de mes étudiants à s’élever. Je veux qu’ils soient « nés émerveillés », comme le dit la belle devise formulée par John Senior dans le programme de lettres et arts. L’émerveillement est cette traction magnétique qui dirige les âmes vers leur vrai nord : ainsi suis-je porteur de la Bonne Nouvelle même lorsque la poésie n’est pas particulièrement religieuse, bien qu’elle le soit souvent.
Il s’ensuit que je suis incapable d’enseigner quelque chose que je déteste. À moins que le sujet soit purement mauvais, tel que le Nazisme, le Maoïsme ou le Stalinisme, je ne sais pas si quelqu’un en est capable. La haine est un bloc de ciment pour l’âme. On ne peut jamais vraiment connaitre un autre être humain ou une œuvre profondément humaine, si l’on est soi-même enfermé dans la haine. Même l’absence de haine n’est pas suffisante, en tout cas pas pour une vraie connaissance humaine.

Je ne peux étudier la poésie de Shelley, qui était un abominable mufle et dont je rejette la politique, qu’à condition de sentir en moi cette passion compatissante lorsqu’il chante l’alouette ou lorsque son Prométhée proclame sa victoire sur de vieilles traditions étouffantes. Si je ne peux pas aimer provisoirement Shelley pour sa poésie, et réellement croire que je peux, dans une certaine mesure, apprendre quelque chose de lui et en ses termes, et non en les miens, alors je ferais mieux de ne peux enseigner ses œuvres. Je ferais mieux de les laisser à quelqu’un d’autre.

Il s’ensuit également que je ne peux pas enseigner quelque chose que je simplifie, même si je semble y adhérer tandis que je le fais. Les paroles courageuses du Baptiste (« Il faut que lui grandisse et que moi je décroisse ») doivent s’appliquer à moi en ce qui concerne les œuvres que j’enseigne et les étudiants qui ont besoin de mes conseils. Je ne peux pas me contenter de faire usage de la poésie, quelle que soit la valeur de cet usage.

C’est un interdit difficile à respecter, puisque nous ne sommes que des
hommes : nous nous fatiguons, nous ne pouvons pas penser à plusieurs choses en même temps. Le travail du génie se fait de façon affreuse et merveilleuse, et plutôt que de bégayer devant lui (ce qui serait la réaction la plus naturelle, sage et juste), nous nous sentons obligés de dire quelque chose, n’importe quoi, et donc nous nous raccrochons à ce qui nous arrange et nous met à l’aise.

Ainsi, tout le monde fait des simplifications. Nous devons le faire, ou toutes les grandes œuvres d’art nous assommeraient et nous feraient plonger dans un silence permanent. Mais nous ne devons jamais simplifier de façon systématique. Lorsque nous le faisons, nous apprenons aux étudiants à s’armer contre l’art. Nous leur apprenons à dérober l’œuvre de son essence : c’est cela la « déconstruction », un acte de violence contre l’outrage causé par l’émerveillement.

Pourtant, cela est assez commun à l’école chez les professeurs de lettres et arts, et plus l’école est grande, riche et réputée, plus ça l’est, aussi banal qu’un ivrogne dans une résidence étudiante.

Qu’est-ce qui m’a donc démoralisé aujourd’hui ? La proposition d’un cours sur les contes de fée. Ces contes regorgent de sagesse populaire, glanée aux quatre coins du monde. Ils requièrent notre respect : je ne ferais pas confiance à un homme qui les mépriserait. Mais je viens juste de regarder un programme, écrit dans un jargon qui est sa propre parodie, pour un cours dont l’objectif est de montrer ces œuvres d’art telle une implacable vermine, qui revient toujours à des absurdités culturelles et laisse libre cours à la diffusion des bacilles de la misogynie.

Imaginez un pasteur fondamentaliste proposant un cours sur le rock and roll comme outil utilisé par Satan. Imaginez un officier du Ku Klux Klan proposant un cours sur des auteurs noirs pour mieux les éviscérer. Imaginez un fonctionnaire d’Al-Jazeera proposant un cours sur le Judaïsme.

Non pas que nous n’en accepterions aucun. Ils seraient condamnés comme étant la mise en pratique de préjugés primaires. Certes, on avancerait quelques doutes quant à la légitimité des auteurs, mais ce n’est pas le sujet. La dent légitime fait pénétrer le venin. Je sais pourquoi deux ou trois de mes collègues étaient enthousiastes quant à l’idée d’enseigner ce cours pour empoisonner l’amour des étudiants pour les contes de fée. Ils sont animés par la politique. Je le comprends, tout comme je comprends un politicien qui touche ouvertement des pots de vin. Il y a quelque chose d’étrangement admirable chez Tammany.

Ce qui est difficile à comprendre, c’est l’acédie qui règne chez les autres. Ils ne pervertissent pas eux-mêmes la littérature qu’ils enseignent. Ils aiment la poésie. Mais peut-être toutes les hypothèses séculières qui concernent l’école conservent-elles cet amour dans un champ bien délimité : seulement pour une œuvre, une classe ou pour quelques étudiants particuliers. Et les nombreux patients inconnus de la thaumolysie (émerveillement-destructeur) restent oubliés.

Et en dépit de tout cela, chers lecteurs, lorsque vous envoyez vos enfants à l’université, vous vous fourrez le doigt dans l’œil jusqu’au coude.

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Antony Esolen est maître de conférences, traducteur et écrivain. Parmi ses derniers livres, on peut citer : Reflections on the Christian Life: How Our Story Is God’s Story et Ten Ways to Destroy the Imagination of Your Child. Il enseigne au Providence College.

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Source : http://www.thecatholicthing.org/columns/2013/the-thaumolyzers.html

Dessin anatomique d’un crâne, Léonard de Vinci, 1489.