Le hasard - France Catholique
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L'amour du travail bien fait avec saint Joseph artisan
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Le hasard

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Dans Esto Perpetua, son livre de 1906 sur l’Algérie, Hilaire Belloc rencontre un Français. Il lui demande s’il se considére comme « prospère ». « Il dit, comme le font tous les gens affligés, que la chance faisait la différence. » Pourquoi les malchanceux étaient-ils qualifiés de « affligés » ? Je suppose que c’est parce que, quand les dés ne roulent pas en notre faveur, personne n’est à blâmer pour notre situation critique. Un ordre statistique préside aux lancers de dés. A pile ou face, si la pièce ne tombe pas du côté que nous avons choisi, c’est affligeant.

Les mots chance, hasard, accident, fortune, destin ont tous la même signification. A première vue, aucune cause spécifique de la chance ou malchance ne peut être identifiée. Il n’y a personne à blâmer. C’est pourquoi ce mot peut être utilisé « raisonnablement ». Pour déterminer qui, dans un match de foot, donnera le coup d’envoi, il n’y a qu’un moyen « équitable », le hasard. Une fois la première étape décidée, la seconde, dans un jeu loyal, donne la priorité au perdant. Sans un accord pour s’en remettre au hasard, nous ne pourrions pas commencer équitablement. Encore qu’être le chanceux gagnant d’une loterie a, disons, son prix – la proverbiale chance des Irlandais.

Le hasard apparaît dans les Ecritures. Dans les Actes des Apôtres, Matthias est tiré au sort d’avec Joseph Barsabbas pour remplacer Judas parmi les Douze (1:23). Les Etats-Unis et d’autres pays ont à ce jour des centaines de casinos dont l’affaire essentielle est, quand ils sont honnêtes, le hasard et sa fascination. Nous travaillons dur pour « vaincre la chance ».

Nous sous-estimons parfois le rôle du hasard dans nos vies. En effet, nous nous demandons si des événements fortuits ne sont pas d’une certaine manière « intentionnels ». Aussi loin que je puisse voir, chaque humain existant est, à première vue, le résultat du hasard. La première rencontre du père et de la mère de quelqu’un était selon toutes apparences un hasard, un rendez-vous obscur, un voyage imprévu, une fille à la porte d’à côté. Oui, mais nous disons aussi que chacun de nous est « voulu » par Dieu depuis le commencement. Si cela est, il y a à l’oeuvre quelque chose de plus que le hasard. Le hasard lui-même doit s’inscrire dans un ordonnancement. C’est plus ou moins ce qu’est la Providence.

En examinant le hasard dans « Une théorie générale de l’autorité », Yves Simon explique la « rationalité » d’accidents irrationnels. Des millions d’accidents de la route se produisent chaque jour. Il y a une raison à ces accidents. Chaque conducteur se rendait à une certaine place pour une raison donnée. Aucun des conducteurs n’avait l’intention d’emboutir l’autre. Donc le hasard survient quand deux actions raisonnables se téléscopent l’une l’autre.

Mais les accidents ont des conséquences. Souvent terribles. La plupart des gens connaissent quelqu’un dans leur famille ou leur voisinage qui a été tué dans un accident. Nous essayons d’en faire porter le blâme à quelqu’un ou quelque chose. Cela n’aurait pas dû arriver, et pourtant c’est arrivé. Nous avons à vivre avec. Notre système d’assurance et fondé pour traiter les choses « affligeantes » que la malchance nous apporte. L’assurance est un moyen d’étaler le prix des accidents.

Et l’essor et la décadence des nations ? Est-ce dû au hasard ? au destin ? Belloc est allé parmi les ruines de l’ancienne cité romaine de Tmgrad. Là il a eu la chance de rencontrer un homme « d’une sorte que je n’avais encore jamais rencontrée jusqu’alors… Durant ces brefs moments, nous avons parlé ensemble de la grande affaire de l’humanité ». L’homme connaissait un peu le Sussex, le comté d’Angleterre où Belloc était né. Il dit à Belloc que, dans le désert, les étoiles étaient « terribles pour l’homme » et « les distances infinies ».

Cette remarque remémora à Belloc « l’antique savoir », c’est-à-dire « comment les grandes nations, alors qu’elles progressent de façon ininterrompue, accumulent l’expérience et sondent la vie d’après leur propre passé et parviennent à juger précisément les grandes actions des hommes, voient finalement qu’il n’y a personne dans le Destin, et que le but est en eux-mêmes. Leurs croyances tournent à la légende et ils entrent finalement dans ce mausolée dont le dieu a disparu et dont l’idole est aveugle ».

Le destin est hasard et non but. Le but est en nous-mêmes. Ce que nous appelons parfois « le sort » est vraiment le plan de Dieu, un plan que les hommes, dans leur liberté, peuvent rejeter. Nous sommes tentés de regarder nos vies passées en pensant qu’elles devaient obligatoirement se passer de la façon dont elles se sont passées. Nous pensons par conséquent que le monde n’est que hasard, sans but. Dans ce cas, nous n’y avons aucune responsabilité.

Et quelle est la « grande affaire de l’humanité » ? C’est de voir que « le but est en nous-mêmes ». Même si on se rencontre par hasard, on se choisit par discernement. On ne peut pas avancer de raison pour qu’existe un monde gouverné uniquement par le hasard. Ce serait le mausolée d’un Dieu disparu, d’une idole aveugle. Par contre un monde où coexisteraient hasard et intention est tout-à-fait plausible. C’est un monde dans lequel hasard et choix ont l’un et l’autre des résultats, avec de véritables effets sur nous-mêmes et sur le monde.

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James V. Schall S.J., qui a été professeur à Georgetown pendant 35 ans, est l’un des écrivains catholiques les plus féconds aux Etats-Unis.

Source : http://www.thecatholicthing.org/columns/2014/on-luck.html