LE SOURD-MUET, LE SAGE ET LE SAVANT - France Catholique
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LE SOURD-MUET, LE SAGE ET LE SAVANT

Chronique n° 36 initialement publiée dans France Catholique – N° 1277 – 4 juin 1971

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Depuis qu’il y a des hommes, et qui pensent, ils s’interrogent sur leur propre pensée. Qu’est-elle au juste ? Penser, est-ce douter qu’on pense, comme disait à peu près Descartes ? Ou est-ce calculer, comme croyait Leibnitz ? Ou encore, selon Hegel, est-ce « réaliser pour soi la réalité effective de l’absolu à travers le langage humain » ?

Si la science s’est fondée et développée, c’est qu’il existe une certaine famille d’esprits qui, à la lecture de propos comme celui de Hegel, éprouveront toujours un recul : que signifie l’expression « réaliser la réalité effective de l’absolu » ? Que signifient même au juste, ici, chacun de ces mots ? Quelle différence y a-t-il entre une réalité « effective » et n’importe quelle autre réalité ?

Langage et pensée

Quoi qu’il en soit, sur la nature de la pensée, l’une des thèses actuellement en vogue est celle du psychanalyste et philosophe Jacques Lacan. La pensée, dit-il, et plus particulièrement la pensée inconsciente, est un langage : « L’inconscient est structuré comme un langage. » Comment Lacan démontre-t-il cette thèse ? Par le discours (a). Il a du style, du charme personnel. Il parle, il écrit bien. Et les thèmes lacaniens de fleurir à travers toute une école. D’autres discours s’élèvent, qui visent à les réfuter. Qui a raison ? Dieu seul le sait, si toutefois le Tout-Puissant comprend ce que disent Lacan et ses adversaires.

Les plus anciennes publications de Lacan sur la pensée et le langage datent de 1953. À peu près vers la même époque, les premières recherches de nature strictement scientifique sur la psychologie des sourds-muets de naissance commençaient en divers pays, notamment en France avec les travaux de MM. P. Oléron et H. Herren (b), et aux États-Unis avec ceux de Furth et de ses collaborateurs du Centre de recherches sur la pensée et le langage (Catholic University of America, Washington).

Pourquoi les sourds-muets ? Parce que l’infirmité des sourds de naissance leur impose un complet isolement, en marge de tout langage verbal. Des statistiques établies en mai 1959 sur les élèves de soixante-treize écoles de sourds de naissance aux États-Unis et au Canada ont montré que 99% des enfants sourds âgés de dix ans et demi à onze ans et demi ne savent ni parler ni lire et n’ont aucune notion de ce qu’est une langue. À la fin de l’adolescence, c’est encore le cas de 88% d’entre eux. De plus, selon les auteurs américains, le petit nombre de ceux qui finissent par apprendre à parler un peu ne le peuvent que parce qu’ils ne sont pas complètement sourds. Les autres, les vrais sourds, restent presque toujours irrémédiablement muets.

Peut-être le lecteur qui n’a pas réfléchi à ces problèmes se demandera-t-il pourquoi on ne leur apprend pas tout simplement à écrire. Mais à écrire quoi ? Notre écriture suppose la parole. C’est le langage parlé qu’elle écrit. Il est impossible d’enseigner l’écriture à quelqu’un qui ne parle pas et qui ignore ce qu’est un langage. La surdité, infirmité mineure quand elle survient après l’acquisition du langage, enferme celui qui naît avec elle dans une effroyable prison. Elle le retranche, et le plus souvent à jamais, de la communauté intellectuelle des hommes. Le sourd de naissance voit le spectacle du monde sans que rien, jamais, lui en vienne donner la clé.
Et ce n’est pas le pire. Comme le dit Furth, la grande question à propos du sourd-muet n’est pas de savoir à quoi il pense, mais bien avec quoi.
Nous voici en plein problème lacanien. Si vraiment « la pensée est structurée comme un langage », on ne peut en effet envisager que deux possibilités : ou bien les mécanismes profonds du langage ne sont pas innés, et dans ce cas le sourd, n’en étant pas instruit par l’éducation, ne pourrait accéder à une pensée véritablement humaine qu’au prix d’une réinvention solitaire du langage – il devrait retrouver lui-même tout seul, en quelques années, les mécanismes conceptuels que l’humanité n’a pu élaborer qu’au terme de millénaires d’effort collectif ; autant dire, donc, que dans ce cas le sourd ne pourrait pas accéder à la pensée conceptuelle. Ou bien ces mécanismes sont innés, et dans ce cas le sourd se parlerait à lui-même une sorte de langage intérieur pur de toute culture et où l’on devrait retrouver, si elles existent, ces « structures » fondamentales chères aux lacaniens et que les linguistes croient avoir décelées derrière les contingences de chaque langue, avec leurs « morphèmes », leurs « sémantèmes », leurs « syntagmes », etc. 1

Si donc Lacan et ses disciples ont raison, l’étude des sourds-muets devrait aboutir à l’une des deux constatations suivantes : 1° Les sourds-muets ne pensent pas ; 2° Ou bien, s’ils pensent, c’est sur la trame d’un langage.
C’est ici qu’intervient la méthode scientifique. Je suivrai dans ce résumé les recherches de Furth, les plus complètes à ma connaissance (c ). Cet auteur commence par mettre au point des problèmes de nature visuelle dont la solution implique la reconnaissance de l’identité, de la symétrie et de l’opposition. Puis il propose ces problèmes à deux groupes de trente enfants âgés de sept à douze ans. Le premier groupe est constitué de sourds, le second d’entendants. Résultat : les petits sourds se débrouillent nettement mieux que leurs camarades entendants dans les problèmes d’identité et de symétrie, moins bien dans les problèmes d’opposition.

L’exemple des mystiques

Quatre ans plus tard, Furth et Milgram imaginent une expérience requérant la découverte de similarités plus ou moins complexes. Encore une fois, les petits sourds se débrouillent aussi bien en moyenne que leurs camarades.
Une troisième expérience aboutit à des résultats de même nature avec des problèmes de découverte conceptuelle. Finalement, toutes les expériences aboutissent à la même conclusion : quelle que soit la façon dont ils s’y prennent, les petits sourds « pensent » aussi bien que les autres.

Restait à déterminer si c’est grâce à un langage implicite. Et là, ce fut l’échec : on n’a pas pu jusqu’ici déterminer dans leur pensée de syntaxe significative. C’est même là, selon Furth, la raison profonde de leur échec à apprendre à parler et écrire. Certes, les expériences de Furth ne nous disent pas ce qu’est la pensée. Mais elles ont prouvé que la pensée de l’homme n’a pas un besoin absolu du langage 2.
3

Elle est, par essence, autre chose. On nous permettra de remarquer que les savants viennent ici confirmer les mystiques, qui d’expérience savaient cela depuis toujours 4.

Aimé MICHEL

(a) Jacques Lacan : Écrits (Le Seuil, Paris, 1966).

(b) P. Oleron : Recherches sur le développement mental des sourds-muets (CNRS, Paris, 1957). – P. Oleron et H. Herren : Acquisition des conversations et langage (Enfance, 1961, 14, p. 203-219).

(c) H. G. Furth et J. Youniss : The influence of language and experience on discovery and use of logical symbols (British journal of Psychology, 1965, 56). – H. G. Furth : Thinking without Language (Collier -McMillan, Londres, 1966).

Les notes de (1) à (4) de Jean-Pierre Rospars

(*) Chronique n° 36 initialement publiée dans France Catholique – N° 1277 – 4 juin 1971. Extraite du chapitre 9 « Conscience » de La Clarté au cœur du labyrinthe, pp. 241 à 244.

  1. Cette thèse improbable du « mentalais » est défendue par le célèbre cognitiviste Steven Pinker dans L’instinct du langage, Odile Jacob, Paris, 1999. Elle s’impose, selon lui, parce que le cerveau doit nécessairement fonctionner comme une machine de Turing, c’est-à-dire combiner des symboles suivant des règles syntaxiques.
  2. Cette affirmation contre-intuitive est illustrée par l’exemple surprenant de Jacques Lordat (1773-1870), distingué représentant de l’école médicale de Montpellier, qui fut l’un des premiers médecins à décrire l’aphasie en 1820 et qui en fut lui-même affecté en 1825. Son trouble régressa au bout de quelques semaines, ce qui lui permit de décrire son expérience :

    « Quand j’étais seul, éveillé, je m’entretenais tacitement de mes occupations de la vie et de mes études chéries. Je n’éprouvais aucune gêne dans l’exercice de ma pensée. Accoutumé depuis tant d’années aux travaux de l’enseignement, je me félicitais de pouvoir arranger dans ma tête les propositions principales d’une leçon, et de ne pas trouver plus de difficulté dans les changements qu’il me plaisait d’introduire dans l’ordre des idées. – Le souvenir des faits, des principes, des dogmes, des idées abstraites, était comme dans l’état de santé. Je ne me croyais donc pas malade : les embarras où je m’étais trouvé me semblaient des songes. (…) – Dans mes réflexions sur mon état morbide, je n’allais pas plus loin, et je me disais chaque jour qu’il ne me restait aucun symptôme ; mais dès qu’on venait me voir, je ressentais mon mal à l’impossibilité où je me trouvais de dire : Bonjour, comment vous portez-vous ? Il fallut donc bien apprendre que l’exercice interne de la pensée pouvait se passer de mots, que la corporification des idées était tout autre chose que leur formation et leur combinaison. – Aussi, tout en reconnaissant l’utilité du langage pour la conservation des pensées, pour en faire des archives et pour les transmettre, je n’ai pas pu souscrire à tout ce que Condillac a dit sur la nécessité, l’indispensabilité des signes verbaux pour la pensée. – Oui, j’appris que du logos complet dont je vous parlais naguère, je ne possédais pleinement que la partie interne, et que j’en avais perdu la partie externe. – En réfléchissant sur la formule chrétienne qu’on nomme la Doxologie, Gloire au Père, au Fils, au Saint-Esprit, etc., je sentais que j’en connaissais toutes les idées quoique ma mémoire ne m’en suggérât pas un mot. (…) Je sais, d’après mon expérience, qu’on peut penser, combiner des choses abstraites, les bien distinguer, sans avoir aucun mot pour les exprimer, et sans y penser le moins du monde. (…) En perdant le souvenir de la signification des mots entendus, j’avais perdu celui de leurs signes visibles. – La syntaxe avait disparu avec les mots : l’alphabet seul m’était resté, mais la jonction des lettres pour la formation des mots était une étude à faire. – Lorsque je voulus jeter un coup d’œil sur le livre que je lisais quand ma maladie m’avait atteint, je me vis dans l’impossibilité d’en lire le titre. (…) Il m’a fallu épeler lentement la plupart des mots ; et je dois vous dire, en passant, que j’eus l’occasion de sentir toute l’absurdité de l’orthographe de notre langue. » (Cet article remarquable de Jacques Lordat, paru dans le Journal de la Société de médecine pratique de Montpellier en 1843, est reproduit in extenso dans l’ouvrage de H. Decaen et J. Dubois : La naissance de la neuropsychologie du langage (1825-1865), Flammarion, Paris, 1969, pp. 130-168, les passages cités sont pp. 141-143).

  3. De nombreux autres travaux confirment ce fait surprenant. Dominique Laplane, professeur honoraire de neurologie au CHU de la Pitié-Salpêtrière de l’Université Pierre-et-Marie-Curie (Paris VI) en a fait une brève mais pénétrante synthèse dans un article de La Recherche (n° 325, novembre 1999, pp. 62 et sq.) intitulé « Existe-t-il une pensée sans langage ? ». Il répond positivement à la question en montrant que le langage est un outil, « un instrument au service de la pensée », non une condition nécessaire de celle-ci. L’utilisation de mots « permet la “corporification des idées” et leur manipulation plus aisée », si bien que le langage « n’est autre qu’une mise en forme conventionnelle de la pensée, une formalisation au moins naissante ».

    Outre les sourds-muets, l’auteur appuie sa démonstration sur les aphasiques, les patients commissurotomisés (voir la chronique n° 25, Le cerveau et l`énigme du « je », publiée ici le 29 juin 2009), l’intelligence des singes, les capacités logiques des enfants qui ne parlent pas encore et les travaux de S. Dehaene sur les sources de la pensée mathématique.
    Le Pr. Laplane étudie plus avant cette pensée sans langage dans deux livres : La pensée d’outres-mots. La pensée sans langage et la relation pensée-langage (coll. Les Empêcheurs de penser en rond, Editions Sanofi-Synthélabo, Paris, 2000) et Penser c’est-à-dire ? Enquête neurophilosophique (Armand Colin, Paris, 2005 ; pour ce dernier ouvrage, le titre voulu par l’auteur était Penser c’est à dire, sans traits d’union ni point d’interrogation, car il voulait exprimer ainsi la distinction à opérer entre la pensée et son expression verbale). Il y montre que les aphasiques « pensent activement et parfois fort bien ». Il rejette l’opinion, répandue chez les philosophes et même les neurologues, que la pensée des aphasiques est pauvre, uniquement concrète ; il la tient pour un préjugé du « bon sens » et montre au contraire que « l’exercice intellectuel de niveau élevé est possible, sans image et sans mots » (La pensée, p. 11) et que « la pensée intellectuelle est au moins en partie indépendante du langage » (id., p. 54). Cette conclusion repose sur les mémoires d’anciens aphasiques (Lordat et d’autres étudiés par l’auteur), fort convaincantes car corroborés par l’imagerie fonctionnelle du cerveau. (Laplane n’ignore pas les objections classiques aux données subjectives et y répond).
    Attention toutefois, « le dévoilement de la pensée sans langage (…) ne doit pas conduire à un contresens qui consisterait à considérer cette pensée sans langage comme supérieure à la langagière qui (…) est la seule complète. » (Penser, p. 10). « A titre d’hypothèse, on suggérera que le langage fournit à la pensée un début de formalisation avec des avantages considérables de rigueur et de possibilités manipulatoires (sans oublier bien sûr que c’est grâce à des règles communes que nous pouvons communiquer). Les risques de la formalisation ne doivent pas être sous-estimés pour autant. Figer la pensée dans la forme est le plus grave et aussi le plus répandu : alors les mots peuvent remplacer la pensée ! Un travers malheureusement bien commun. » (La pensée, p. 13), ce que l’auteur résume d’une formule frappante : s’il existe une pensée sans langage, il existe aussi un langage sans pensée ! (Pour une approche indépendante aboutissant à des conclusions semblables mais moins affranchies de la pensée dominante, on pourra consulter l’article de M. Siegal, R. Varley et S.C. Want : Mind over grammar: reasoning in aphasia and development, Trends in Cognitive Sciences, 5: 296-301, juillet 2001).

    Ainsi, l’auteur ne se limite pas aux observations neurologiques sur les troubles du langage et ceux de la pensée : il s’attache à en tirer les conséquences philosophiques, critique les conceptions en vogue (notamment celle de Pinker) et souligne l’intérêt du connexionisme (fondé sur les réseaux de neurones) pour comprendre la pensée. Enfin, il présente une défense vigoureuse et solidement argumentée de l’irréductibilité de la conscience en distinguant fermement les contenus de conscience (affects, humeurs, pensées…) de la conscience elle-même (voir à ce propos la chronique n° 14 Matière et mémoire 1971 parue ici le 3 septembre 2009 ; nous y reviendrons notamment à propos de la thèse des trois Mondes de Karl Popper). Même si elle laisse de côté la question de la pensée animale, que ces observations éclairent et qui intéressa tant Aimé Michel (voir chapitre 6 « Pensée animale » dans La clarté), cette réflexion d’ensemble est en parfait accord avec celle développée dans les présentes chroniques.

  4. Cette conclusion d’Aimé Michel n’est pas sans discrets échos dans les livres du Pr Laplane. C’est que l’un et l’autre pensent devoir accorder confiance aux témoignages subjectifs : « Le médecin, écrit Laplane, doit accepter les dires de ses patients, s’en réserver l’interprétation lorsqu’elle est à sa portée, mais ne pas nier les faits, même subjectifs, que lui soumettent les patients, sous prétexte qu’il ne peut pas les comprendre dans son paradigme actuel. » (Penser, p. 123). Il en résulte une vision du monde bien différente de celle que propose l’esprit du temps.