LE BIOLOGISTE ET LA CHIMPANZÉE - France Catholique
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LE BIOLOGISTE ET LA CHIMPANZÉE

Chronique n° 193 parue dans France Catholique-Ecclesia – N° 1438 – 5 juillet 1974

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Que les animaux peuvent communiquer entre eux, se transmettre des informations, on ne le nie plus. Mais existe-t-il chez eux cette forme plus élaborée de la communication qu’on appelle langage, lequel suppose une faculté d’abstraction d’essence mentale ?

– Veux-tu sortir te promener ?

– Non.

– Que veux-tu ?

– Que tu entres avec moi.

– Donne-moi la clé.

– La voilà.

– Veux-tu une pomme ?

– Non, une banane.

(Roger prend la clé que lui tend Lana, ouvre et entre. Lana se jette dans ses bras et l’embrasse tendrement.)

Roger. – Où est le peigne ?

Lana va chercher le peigne, le tend à Roger et lui dit : « Peigne-moi ».

Ce dialogue n’est certes pas signé Beckett (quoique…). Il présente cependant deux originalités qui valent n’importe quel coup de théâtre : si Roger est le docteur Roger Fouts, un biologiste américain1, un homme comme vous et moi, Lana, elle, est une chimpanzée âgée de trois ans2, et le dialogue entre Roger et Lana se fait par l’intermédiaire d’un ordinateur.

Elle apprit toute seule

Lana, aussi bien que Roger, s’expriment en manipulant un terminal (c’est-à-dire une sorte de clavier de machine à écrire) dont les lettres ont été remplacées par des symboles. Les symboles ne sont pas figuratifs. La langue employée n’est pas l’anglais ni aucune langue humaine, mais le yerkish, du nom de son inventeur, le primatologue Robert M. Yerkes. La machine a cinquante touches, sur chacune desquelles est représentée une figure géométrique blanche sur fond de couleur.

Quand Lana appuie sur une touche, la figure apparaît sur un écran. En même temps, elle est enregistrée par l’ordinateur, qui analyse les séquences de la frappe et peut ainsi mettre en évidence tout enchaînement dans les activités intellectuelles de l’animal. Le yerkish est enseigné à Lana, par les méthodes habituelles de l’enseignement humain, c’est-à-dire en stimulant l’intérêt de l’élève : par exemple, on lui donne une banane s’il en fait la demande correctement, selon les règles du langage.

Un récent article de Psychologie (a) vient de faire le point des études de communication avec les singes par le truchement du langage. Particulièrement saisissantes sont les expériences de D. Rumbaugh et de ses élèves à l’Université de Georgie.

– Rumbaugh (rapporte J. D. Fleming, auteur de cet article) pensait qu’il devait être possible d’apprendre à Lana à lire des séries de figures projetées sur l’écran, mais Lana ne lui en laissa pas le temps : elle apprit toute seule. Elle commençait à appuyer sur quelques touches et à contrôler la séquence sur l’écran. Si la séquence était correcte, elle la terminait. Sinon elle appuyait sur la touche qui efface. Lorsque Rumbaugh la vit faire, il décida de tester sa capacité à distinguer entre une séquence correcte (c’est-à-dire formant une phrase ayant un sens, note d’A.M.) et une séquence incorrecte. Sur un second clavier, il tapait un morceau de phrase et attendait pour voir ce que Lana allait faire. Elle complétait les membres corrects et effaçait les autres dans à peu près 90 % des cas3.

Tout cela est bien étonnant. Mais le plus curieux est néanmoins l’imbroglio théorique et philosophique où ces recherches sur la communication symbolique avec les singes plongent les spécialistes : en essayant de donner une réponse à la question apparemment si simple de savoir si oui ou non les singes parlent, ils se sont aperçus qu’il n’existe pas (ou du moins pas encore) de définition permettant de trancher expérimentalement. L’homme est tellement habitué à l’idée que le langage est son privilège que, hors les moyens utilisés par lui, tout critère sur lui fait défaut.

Voici encore quelques faits qui, confrontés au simple bon sens, semblent témoigner d’un vrai langage.

La chimpanzée Washoe4 n’avait jamais vu de canards. Mais elle connaissait les mots eau et oiseau. La première fois qu’on lui montra des canards, elle les désigna du mot composé oiseau-eau. Fouts voulut lui apprendre le mot spécifique canard (en yerkish), mais Washoe préféra s’en tenir au mot composé5.

Elle n’avait jamais vu non plus d’autre chimpanzé. Pour le premier de ses congénères qu’elle aperçut, elle retint la dénomination « bug » qu’elle connaissait déjà et qui veut dire « punaise », « bestiole ». Fouts lui enseigna le mot « singe » qu’elle accepta. Il lui présenta alors des singes écureuils, des siamangs (qui sont aussi des singes) et des rhésus. Elle désigna sans hésiter les deux premiers par le mot « singe ». Mais le rhésus qui l’avait menacée, elle l’appela « sale singe ». Par la suite, très satisfaite de cette trouvaille, elle appela son professeur « sale singe » chaque fois qu’elle était mécontente de lui !

Est-ce là du langage ?

Autre remarque faite par les primatologues : les chimpanzés savent très bien abstraire les notions d’adjectif. Par exemple, quand ils ont appris les noms des couleurs, ils les appliquent sans erreur pour distinguer des objets identiques mais de couleur différente (« donnez-moi la pomme rouge »). Ils savent très bien utiliser les mots « pareil » et « différent ». Nous avons vu que l’invention de mots composés leur est familière, mais cela va jusqu’à la périphrase compliquée. La chimpanzée Ally, apercevant un radis pour la première fois, l’examine et le désigne du mot yerkish signifiant à la fois « manger » et « légume » (il y a des mots spéciaux pour les fruits et les baies). Mais ayant goûté le radis, elle le recrache en pleurant de dégoût et désormais appellera tous les radis « légume-mal-pleurer ».

Est-ce là du langage ? Il me semble, quant à moi, que ceux qui en discutent encore sont bien difficiles6. La guenon à qui on enlève son bébé et qui va aussitôt frapper sur sa machine à écrire : « méchant, pleurer, chagrin, sale singe », si elle ne parle pas, je me demande ce qu’elle fait. Et je me demande moi-même ce que je fais en écrivant ces lignes.

Aimé MICHEL

(a) Psychologie, mai 1974, N° 52, p. 7 (114, Champs-Elysées, Paris-8e).

Chronique n° 193 parue dans France Catholique-Ecclesia – N° 1438 – 5 juillet 1974


Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 16 juin 2014

  1. La longue histoire des singes parlants commence avec les Hayes. Ce ménage de primatologue est le premier qui tente d’apprendre à parler à une jeune guenon. Ils l’élèvent comme leur fille et en même temps que leur fils du même âge. C’est un échec : au bout d’un an (1951) la guenon n’a appris que quatre mots : papa (Mr Hayes), mama (Mrs Hayes), cup (la tasse quand elle veut boire) et up (pour se faire prendre dans le bras).

    Viennent ensuite les Gardner qui ont une idée simple mais géniale : utiliser non les sons, que les singes n’imitent pas, mais les gestes, qu’ils imitent très bien. Ils décident donc d’apprendre à leur guenon Washoe le langage gestuel des sourds-muets, l’American sign language (ASL). C’est un plein succès : à quatre ans, Washoe a un vocabulaire de 140 signes qu’elle combine en phrases ayant jusqu’à 5 signes. « J’ai connu les Gardner à l’occasion d’un colloque du CNRS que j’avais organisé, raconte Rémy Chauvin. C’était leur premier voyage à Paris hors de leur lointain Nevada. Ces naïfs indigènes étaient bien sympathiques et me permirent d’observer un type de chercheur américain que j’ignorais tout à fait. Ils avaient tout simplement gardé dans les sciences l’esprit du pionnier qui a fait la grandeur de l’Amérique. Seuls, sans appui, sans argent et sans laboratoire, ils avaient décidé d’apprendre à parler aux chimpanzés en leur appliquant l’ASL C’était une grande idée qui à ce moment paraissait parfaitement utopique. Mais au diable les considérations théoriques ! agissons d’abord, nous discuterons après ! Ils trouvèrent donc une jeune guenon, Washoe, qu’ils purent se procurer pour une somme modique (considération essentielle car ils souffraient d’une pénurie chronique en dollars) et vécurent avec elle dans une vieilles caravane. Admirateurs du travail des Hayes ils avaient en effet compris un point de méthode absolument essentiel, totalement négligé par les skinnériens qui assourdissent tout le monde avec leurs procédures rigides : l’animal ne doit pas être contraint, il ne doit pas éprouver la moindre crainte vis-à-vis de l’expérimentateur, il doit même rechercher sa compagnie et il ne faut jamais, sous prétexte d’expérimenter, l’extraire de son milieu naturel. Tout est là ! et ceux qui critiquèrent par la suite l’œuvre magistrale des Gardner ont tous, ou à peu près, oublié ce point capital. » (Rémy Chauvin, La biologie de l’esprit, éditions du Rocher, Monaco, 1985, p. 175).

    En 1969, le premier article des Gardner paraît dans Science (http://links.jstor.org/sici?sici=0036-8075%2819690815%293%3A165%3A3894%3C664%3ATSLTAC%3E2.0.CO%3B2-Z) ; son retentissement est considérable : pour la première fois les humains ont communiqué avec une autre espèce. Les recherches des Gardner sont poursuivies par Roger Fouts ; ce dernier a fait sa thèse avec eux et a découvert, lui qui voulait travailler sur les enfants, la personnalité attachante des chimpanzés (il n’y en a pas deux semblables) et la richesse des relations qu’il peut avoir avec eux.

    Au début des années 70 ces travaux suscitent un grand enthousiasme et de nombreux chercheurs s’emploient à enseigner l’ASL aux grands singes, gorille et orang-outan, et y parviennent. Seul Herbert Terrace, à la fin des années 70, échoue ce qui contribue malencontreusement à faire couper les financements fédéraux dans ce domaine. On attribue aujourd’hui son échec à une approche expérimentale « skinérienne » de stricte orthodoxie, conforme aux exigences de la psychologie expérimentale la plus classique, dans un laboratoire aux murs blancs, avec un animal souvent confiné dans des cages, sans les soins et l’affection nécessaires à son développement cognitif (sur Skinner voir la chronique n° 151, Les poux, les enfants et le lion – Skinner, Walden II et Twin Oaks : une société régie par les lois de la science ?)

  2. Lana est née le 7 octobre 1970 au Centre national Yerkes de recherche sur les primates à l’Université Emory. Elle a été la première guenon utilisée dans les recherches sur le langage au moyen de lexigrammes. Le projet de recherche financé par le NIH (l’Institut national de la santé) était dirigé par D. Rumbaugh et Ernst von Glasersfeld. Ce dernier créa le Yerkish, un langage artificiel de 120 mots (« lexigrammes ») muni d’une grammaire réglant leur combinaison.
  3. L’avantage de la communication par l’intermédiaire d’un ordinateur mise au point par David Rumbaugh est qu’elle permet d’enregistrer complètement les échanges entre homme et chimpanzé. On écarte ainsi bien des objections auquel l’ASL donne lieu. En outre, ce chercheur, dans une expérience conduite avec son épouse, Sue Savage-Rumbaugh, a montré que deux chimpanzés pouvaient utiliser le langage symbolique qu’ils avaient appris pour communiquer entre eux et parvenir à un but commun.

    Une troisième technique mérite d’être signalée : celle de David Premack à l’université de Californie. Elle utilise un langage artificiel fondé sur un système de formes plastiques disposés sur un tableau magnétique, dans un cadre expérimental strict. L’objectif de Premack est de comprendre ce qui se passe dans l’« esprit » de sa guenon Sarah ; par exemple, de savoir si elle pense que ses congénères ont des intentions.

    Un grand nombre d’articles et de livres ont été consacré aux singes parlants. On peut citer par exemple ceux de David Premack et Ann J. Premack, L’esprit de Sarah (trad. par Y. Baudry), Fayard, Paris, 1984 ; Dominique Lestel, Paroles de singes. L’impossible dialogue homme/primate, La Découverte, Paris, 1995 ; Chris Herzfeld, Petite histoire des grands singes, Seuil Paris, 2012.

  4. Washoe est née en 1965 en Afrique de l’Ouest où elle a été capturée dans le cadre du programme spatial américain. Elle fut ensuite élevée au comté de Washoe dans le Nevada (d’où son nom) mais, à l’époque, la NASA n’envoie plus de singes dans l’espace. En 1967, à l’âge de 8 à 14 mois, elle est prise en charge par Allen et Beatrix Gardner qui lui enseignent l’ASL Quand Washoe eut 5 ans, les Gardner se tournent vers d’autres projets et la confient à Roger Fouts qui la transfére de Reno (université du Nevada) à Norman (université de l’Oklahoma).

    Elle eut deux bébés ; le premier mourut peu après sa naissance. Quand le second tomba gravement malade on tenta de le lui enlever pour le soigner et on ne put y parvenir qu’en l’anesthésiant. « Tous les efforts furent vains et il mourut. La mère se rua littéralement vers les premiers hommes qui entrèrent dans sa cage en signalant fébrilement “Où bébé ? Où bébé ?” On ne put que lui signaler “Bébé parti. Bébé fini” ; elle ne voulut pas comprendre et signala de plus belle “Où bébé ? Où bébé ?” La tristesse de la pauvre guenon était visible et gagnait les hommes ; puis Washoe tomba dans une phase de dépression, si bien qu’on décida de lui présenter un tout jeune chimpanzé qu’elle eut beaucoup de mal à accepter. Elle finit par y parvenir, devant les tentatives réitérés du petit de se réfugier dans ses bras. Et alors effectivement, on la vit lui montrer les signaux d’ASL ; il en apprit quelques-uns. » (Chauvin, op. Cit.)

    À partir de 1980 Washoe vécut avec son fils adoptif Loulis et trois autres chimpanzés ayant appris le langage des signes à l’Université centrale de Washington à l’Institut de la Communication chez les Chimpanzés et les Humains. Le 30 octobre 2007, un communiqué de presse de cet Institut repris par les journaux du monde entier, annonce sa mort à l’âge de 42 ans.

    « Loin d’être une simple anecdote, commente Eric Charmetant, ces quelques éléments de biographie simiesque sont le témoin de la révolution méthodologique qui s’est opérée dans la primatologie depuis les années 1950 (…). Ces grands singes ne sont plus étudiés comme des animaux-machines ou comme des représentants interchangeables de leur espèce, mais comme des “individus” dont on ne peut pas interpréter le comportement sans faire appel à l’histoire de leurs relations passées. » (Le propre de l’homme et l’évolution, Etudes, 409 : 51-60, 2008 ; E. Charmetant, Jésuite, enseigne au Centre Sèvres, facultés jésuites de Paris).

  5. En relisant textes et articles sur Washoe, le premier des singes parlants, j’ai trouvé deux autres versions de cette anecdote. Selon Rémy Chauvin, ce canard était une mouette (op. cit., p. 180) et selon l’article que Wikipedia consacre à Washoe, c’était un cygne !
  6. De nombreuses critiques ont été adressées aux Gardner mais personne ne met en doute que Washoe était capable de désigner des objets. Pour le prouver les Gardner réalisèrent l’expérience suivante : « Un expérimentateur se trouvait derrière une cloison avec un certain nombre d’objets dans un sac. Il les montrait à Washoe, de l’autre côté de la cloison et la guenon signalait le nom de l’objet ; le premier expérimentateur dressait la liste des objets présentés. Un second expérimentateur observait Washoe à la jumelle mais ne pouvait voir les objets présentés ; il n’en dressait la liste que d’après les signaux de Washoe. À la fin de l’expérience les deux expérimentateurs confrontaient leurs listes qui se trouvaient en accord à plus de 80%. » (Rémy Chauvin, op. cit., p. 176). Dans une autre expérience « ils firent venir un professeur habitué aux sourds-muets, sans lui dire ce qui l’attendait ; après quelques minutes le brave homme bondit littéralement en disant d’une voix étranglée par la surprise : − Mais… mais… il parle votre singe ? Il avait compris à peu près quatre-vingts pour cent du langage gestuel de Washoe : ce n’est pas mal si l’on tient compte que des gestes de chimpanzé ne sont tout de même pas exactement des gestes d’homme. » (Ibid., p. 178).

    Les Gardner ont été très stricts pour garantir l’acquisition du vocabulaire : il fallait que Washoe utilise un signe nouveau de manière spontanée et appropriée au moins une fois par jour pendant 15 jours consécutifs et qu’il soit noté par au moins trois observateurs pour être considéré comme une acquisition. Malgré tout les Gardner restèrent prudents et hésitèrent à répondre à la question difficile de savoir si Washoe avait ou non un langage. Mais le fait qu’elle généralisait l’usage de certains mots en ne les restreignant pas au contexte originel incite certains à considérer qu’elle avait réellement appris un langage.

    Ces expériences ont donné lieu à bien d’autres discussions en brouillant la différence entre l’homme et l’animal, au point que certains animaux sont considérés aujourd’hui comme des personnes. Dominique Lestel, philosophe et éthologue, conclut quant à lui : « aucun animal n’est une personne. Quelques-uns le deviennent » au contact d’humains attentifs (op. cit., p. 135). Il précise : « C’est, à mon sens, la véritable révolution scientifique des sciences de l’animal de ces vingt dernières années : l’humain n’est plus le seul sujet dans l’univers. Ils s’y trouvent d’autres sujets non humains qui peuvent devenir de surcroît des individus ou des personnes. Après Copernic (l’homme n’est plus au centre du monde), Darwin (l’homme est une espèce d’animal), Freud (l’homme est le jouet de son inconscient), l’homme rencontre ainsi une quatrième blessure narcissique. » (pp. 59-60).