LA LONGUE NUIT - France Catholique
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Van Eyxk, l'art de la dévotion
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LA LONGUE NUIT

Chronique n° 383 parue dans France Catholique-Ecclésia − N° 1932 − 23 décembre 1983

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Ils étaient trois mais ce n’étaient pas les Mages, ils marchaient depuis très longtemps, quand soudain dans la nuit une lueur… La neige brillait sous les étoiles jusqu’à l’invisible horizon, mais les trois hommes ne se souciaient ni du paysage, ni des étoiles. Seule une obsédante rancœur sommeillait dans leurs âmes mortes. Ils avançaient en titubant, l’un portant l’autre. Le petit gros jurait parfois en tirant sur sa jambe raide. Derrière eux, leur trace se perdait parmi les rares arbres de la plaine, vers l’Est. − Depuis combien de temps marchons-nous ? demanda le petit maigre. − Depuis toujours, dit le petit gros. − Heureusement que je suis là pour tenir les comptes, dit le grand gros. Nous marchons depuis mille ans. Environ. − C’est bien dix mille ans que tu dis ? − Oui. Environ. − Chez moi, reprit le petit maigre, parfois si l’on a envie, on dort. Il y a des arbres à palmes et des maisons blanches à toit plat. On se couche sur le toit des maisons et on dort. − Sur le toit ! dit le grand en crachant de dégoût. J’ai toujours pensé que tu venais d’un fichu pays. − Vous ne me croirez pas, poursuivit le petit maigre, mais chez moi, quand on se couche et qu’on s’endort, sur un toit ou ailleurs, après avoir dormi, on se réveille. Des chiffons souillés leur tenaient lieu de coiffure et de moufles. Le petit gros avait aussi des chiffons autour de la jambe droite. A leurs loques de soldats pendaient encore quelques dérisoires ornements. Seules leurs armes semblaient neuves. Arrivés près d’un maigre boqueteau, ils s’arrêtèrent. Le petit gros s’appuya en soufflant contre un tronc. Le petit maigre se laissa tomber sur une souche. Le grand gros, un genou fléchi, entreprit en jurant de régler ses jumelles. Au loin monta le hurlement d’un loup. − Cette bête stupide hurle, dit-il en actionnant le réglage. Est-ce que nous hurlons, nous ? Ah tiens, il me semble que vous aviez raison. La lumière vient d’un feu dans une espèce de trou au bas de la falaise. Je vois un homme qui entretient le feu. Il n’est pas seul. Il parle. − Ce doit être passionnant, dit le petit gros. Peut-être qu’il raconte sa vie. A ta place, j’écouterais dans la jumelle. − Je ne comprends pas votre crainte des loups, poursuivait le grand gros. Le loup est un animal très sentimental. Il n’y a en lui aucune méchanceté, je vous assure. Au contraire, il vous aime bien, surtout la viande. Tout ce qu’il veut, c’est manger1. Bon ! J’ai vu le bras de l’autre, aucun des deux n’est un soldat. Croyez-moi, le loup ne connaît ni haine, ni colère. Ce n’est pas comme vous. Eh bien, mes compagnons, si l’on peut dire, oui, je crois que nous allons dormir là-bas cette nuit, la mille et unième, ou la dix mille et unième. Environ, naturellement. Va savoir ! − Sont-ils armés ? demanda le petit gros. − Va savoir ! quelle importance ? − Aucune, aucune. Moi non plus je n’ai pas de méchanceté, moi aussi je suis très sentimental. − Très. Tout ce que tu veux, c’est dormir. Avec une chance de te réveiller. C’est-à-dire, là-bas, près de ce bon feu, et après avoir fait naturellement le nécessaire pour que ces deux autres étourdis n’aillent pas, nous partis, répandre je ne sais quels racontars et compromettre un si beau voyage. − Un si beau voyage, approuvèrent en chœur les deux autres. − Bon, reprit le gros après un silence. Alors on y va. Le tout sans bruit, naturellement. Sous ce sublime ciel étoilé si propice aux honnêtes voyageurs, il n’y a que de bons loups, et pas le moindre soldat perdu prêt à des violences que l’honneur réprouve. Vu ? Baïonnette au canon, les enfants, j’approche par la droite en rasant le bas de la falaise, vous deux vous filez dans l’ombre des arbres par la gauche, et rendez-vous de part et d’autre de l’entrée. Arrivés là et toujours dans l’honneur et le plus grand silence, vous attendez mon signal et nous sautons dedans bien ensemble. Compris ? Pour la suite, comme d’habitude. − Comme d’habitude, répondirent-ils en écho. La caverne s’enfonçait plus profondément qu’ils n’avaient cru. Collés au rocher, les trois hommes ne voyaient que le rougeoiement des flammes sur la pierre du couloir d’entrée. Aucune voix ne leur parvenait. Le grand gros écouta, s’accordant un moment de perplexité, tandis que les deux autres le regardaient attendant le signal. Combien de fois s’étaient-ils déjà trouvés dans des situations semblables ? Il essayait distraitement de se rappeler, les sens tendus. Insondable est la mémoire de l’homme, plus insondables les hasards de la vie. Va-t-il se décider ? se demandait le petit maigre en mâchonnant une écorce résineuse qui lui rappelait sa mer toujours tiède au soleil. Mais le grand gros venait d’abaisser le bras, et tous trois s’avancèrent sans bruit dans l’ouverture, l’arme au coude. [|***|] − Tu n’as pas peur ? demanda l’homme. − Jamais plus je n’aurai peur, dit la femme. Un silence, puis : − Un jour, dans bien des années, nous pleurerons. Non pas de peur cependant. Jamais plus nous n’aurons peur. La voix désespérée du loup s’éleva au loin, résonna dans la caverne et s’éteignit. − Même les loups seront consolés, dit-elle. Tous les hommes seront consolés. Tous les êtres le seront quand ils n’auront plus peur. Elle se tut, sourit. À ce moment, les trois hommes surgirent de l’ombre, l’arme levée, terribles. Voyant la femme, ils ricanèrent, coururent jusqu’au feu, et tout à coup, ensemble, s’immobilisèrent, stupéfaits. Les armes lentement s’abaissèrent et glissèrent au sol. La femme souriait toujours. − Vous non plus, vous n’aurez plus peur, jamais, dit-elle. « J’ai déjà vécu cela, pensait le grand gros. Ou bien un autre l’a vécu, qui peut-être était moi, il y a combien ? Dix mille ans ? Il vit l’image d’une grande montagne très ancienne, glacée, déserte, où revenait le printemps. « Pourquoi sommes-nous trois loups ? se demandait de son côté le petit maigre. N’étions-nous pas des hommes jadis ? Après tout, pourquoi trois hommes devraient-ils devenir des loups ? Que trois hommes survivent au prix de devenir des loups, cela vaut-il la peine ? Le petit gros ayant longuement considéré le mur de la caverne, se retourna sur sa jambe blessée en retenant un gémissement, marcha jusqu’au seuil du couloir et leva les yeux vers le ciel. Là était la Polaire, et dessous l’Ourse. Il lui sembla que depuis le commencement de leur voyage, la place des étoiles avait changé. « Mais, pensa-t-il, nous avons toujours marché en direction de l’Ouest, vers le pays où descendent les astres. » Son âme morte se réchauffait, envahie par l’exultation de la réussite. Ils étaient arrivés. Ils avaient toujours cherché quelque chose, et voilà, ils l’avaient trouvé. La voix de son chef s’éleva dans son dos, basse d’abord. « C’est moi, disait-il, qui commandais. Moi seul qui ai tout fait, croyez-moi » (il mentait). « Nous sommes trois bandits, nos crimes sont innombrables (vrai) mais écoutez : nos crimes, nous ne les avons jamais aimés, jamais ! Nos mains salies de sang, nous ne les aimons pas (encore vrai), personne au monde ne les aime moins que nous et personne ne sait comment nous avons fait descendre sur le monde tant de malheur, non pas nous trois seulement, mais tous. D’où vient cette nuit interminable, pleine de terreur et de haine ? Comment avons-nous fait de votre Temple un coupe-gorge ? Il me semble que j’ai entendu parler de rois venus d’Orient. Au bout de leur voyage, ils déposèrent leurs dons aux pieds de l’enfant. « Nous venons d’Orient nous aussi. Nous avons marché jusqu’à mourir. Cette nuit était la dernière, nous allions nous endormir dans la neige. Voici nos dons affreux, les seuls que nous ayons. Prenez-les à jamais. Que même leur souvenir périsse. Prenez aussi nos âmes, plus affreuses encore et désespérées de l’être. Effacez de leur mémoire, ou plutôt non, n’effacez jamais l’image de cette nuit que nous avons traversée… » Il parla longtemps encore, sa voix parfois tremblait. Enfin l’homme devant le seuil se retourna vers la grotte, marcha jusqu’à la femme que nimbait la lueur du foyer, s’agenouilla et déposa son arme avec les deux autres, au pied de l’enfant. [|***|] Où et quand cela s’est passé, c’est ce que j’ignore. Si ces hommes étaient des hommes, je n’en sais rien. Une nuit unique embrasse tous les astres, et à nous il a été dit que l’amour du petit enfant est plus grand que même cette nuit-là2. Aimé MICHEL (*) Chronique n° 383 parue dans France Catholique-Ecclésia − N° 1932 − 23 décembre 1983. [|Capture_d_e_cran_2014-11-10_a_12-28-10.png|]
Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 21 décembre 2015

 

  1. Aimé Michel affectionne l’humour noir ! L’absence de méchanceté du loup est précisée dans la chronique n° 262, « Miaou ». Et tout est dit ? – Ce monde mystérieux et cruel vient de l’amour et y retourne (08.04.2013) : « En analysant les hormones sécrétées par le fauve qui joue cruellement avec sa proie (le chat et la souris, le lion et la gazelle), on constate que ces hormones ne sont pas celles du stress, de la “haineˮ, de la “colèreˮ. Pas du tout ! Ce sont les hormones qui préparent au jeu et à la digestion. » (Haine et colère sont entre guillemets parce que ce sont des sentiments humains ; on ne peut les transposer aux animaux, mêmes mammifères, qu’avec prudence).
  2. C’est le second conte de Noël écrit par Aimé Michel. Le premier, n° 167, Conte de Noël : jamais plus… – Méditation sur le mystère des choses qui s’en vont et cependant à jamais demeurent (23.12.2011), a paru en 1973, dix ans avant celui-ci. Les deux puisent leur inspiration à la même source : le mal, le malheur et la mort. Le premier, à travers l’exemple de la douloureuse enfance de l’auteur brisée par la poliomyélite à l’âge de cinq ans, est une méditation sur le mal infligé par une nature aveugle « dans ce monde qui ne fait de cadeaux à personne » et le second une parabole intemporelle sur le mal propagé par l’homme lui-même. L’un est écrit du point de vue d’une victime et l’autre d’un coupable. La fin inattendue de ce conte renvoie à la signification profonde de Noël comme annonce et promesse d’un monde délivré du mal. Pour mieux comprendre, on pourra lire par exemple les chroniques n° 257, Le Dieu des savants – Les horreurs de la nature et la loi morale dans un univers animé par une pensée (25.02.2013), n° 262, citée ci-dessus, et n° 324, De la jungle à l’amour (10.02.2014). On trouve aussi une brève allusion à la « lumière de Noël » dans la chronique n° 269, Cassandre « mourra idiote » – Après le temps des opulences mal réparties viendra celui des seules richesses qu’on ne peut accaparer (19.10.2015). Bien que cachée dans un avenir inimaginable, la délivrance du mal y apparaît inscrite dans des « lois de l’histoire » de dimension cosmique.