L’ÉTOFFE DU MONDE NOUS ÉCHAPPE - France Catholique
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L’ÉTOFFE DU MONDE NOUS ÉCHAPPE

Chronique n° 385 parue dans F.C. – N° 1937 – 27 janvier 1984

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Jadis, dans la région de France où je suis né1, on redoutait une maladie le plus souvent mortelle appelée « mal sec ». Le « mal sec » a disparu, aucun médecin ne sait plus de quoi il s’agit. Cependant on meurt toujours exactement de la même façon, ou à peu près : car le « mal sec » désignait indifféremment diverses formes de tuberculose et de cancer que l’on ne savait pas distinguer. Toutes celles où l’on se mettait à maigrir, et éventuellement perdre du sang. Ainsi varient les langues depuis que l’on apprend à mieux savoir de quoi l’on parle. On découvre des sens nouveaux, plus profonds et plus riches. On découvre les insuffisances du langage. Le mot « être », obsession de la philosophie occidentale depuis les Grecs (et de la Théologie qui a bien dû s’exprimer dans les langues existantes) est de ceux que la comparaison des langues entre elles et surtout les nécessités de la science ont ainsi métamorphosés2. Plusieurs façons d’exister à côté du « to be or not to be » Dans le même Vocabulaire de Lalande3, ultime monument de la philosophie française du temps où son premier souci était encore de parler clairement, je lis que le mot « être » désigne : 1. le fait d’exister, et 2. ce qui est réellement. La première édition de ce livre classique date de 1902-1903. À cette date, les expressions « le fait d’exister » et « ce qui est réellement » paraissaient d’une absolue limpidité. Peu de temps après, la physique découvrait qu’il y a plusieurs façons d’« exister », d’« être réellement », et que notre façon « naïve » de comprendre ces expressions est née de notre antique fréquentation du monde « ordinaire », celui des apparences : cet arbre ; cette bicyclette. Évidemment, tous ces objets existent avec la plus grande simplicité. Ils existent, c’est clair, on est prêt à le jurer. Mais, si au lieu de considérer leur apparence, on essaie de comprendre ce qu’ils « sont réellement », c’est-à-dire une architecture d’atomes, etc., alors le mot « être » se dérobe. Il se dérobe irrémédiablement, car plus on approfondit la connaissance de ces objets, et plus s’éloigne et se dissout ce que nous prenions d’abord pour leur « être ». Est-ce à dire qu’ils « ne sont pas », qu’ils sont « moins » ? Pas précisément. Mais, comme derrière la trompeuse évidence du « mal sec », on découvre une complexité qui oblige à réfléchir à la fausse simplicité des mots. Tout ce qu’on voit « exister » dans le monde physique est fait de « particules » : en 1984, un enfant sait cela en naissant. Dès le bachot, il apprend à calculer ces particules, leurs combinaisons, leurs positions d’équilibre, leurs niveaux d’énergie. Récemment, le physicien anglais Paul Davies4 déplorait que même ses collègues soient tellement habitués à ces idées et aux calculs qui les accompagnent qu’ils ne voient plus leur extraordinaire étrangeté. Réfléchissons au cas le plus simple, celui d’une particule qui se déplace, par exemple un photon de lumière. Il se déplace comme une onde, on sait cela depuis longtemps. On connaît très bien tous les calculs de cette onde, et on a même des raisons très fortes de penser qu’on les connaît entièrement. Si l’on fait des expériences sur cette onde, on constate qu’elle n’est bien qu’une onde et rien que cela. L’incompréhensible jeu de cache-cache de l’onde lumineuse et du petit photon Suivons donc par la pensée l’onde qui se propage. Elle arrive sur un obstacle, par exemple un miroir semi-transparent, tel qu’elle puisse le traverser et continuer à se propager tout droit, ou bien s’y réfléchir. Comment savoir quel chemin elle a pris ? Il suffit d’interposer sur chacun de ces chemins un détecteur quelconque. Ce détecteur, ou bien la reçoit, ou bien ne la reçoit pas et nous voilà informés. N’est-ce pas de la plus grande simplicité ? Non, hélas. Car on connaît (et, je l’ai dit, peut-être complètement) les propriétés de l’onde. Si l’onde passe ou bien d’un côté, ou bien de l’autre, à chaque instant il n’y a qu’une onde. Et s’il n’y a qu’une onde, en aucun cas évidemment on n’observera le phénomène produit par deux ondes interagissant l’une sur l’autre, appelé « interférence ». Or, justement, on peut produire des interférences en n’émettant qu’un seul photon. Il faudrait ici expliquer comment on obtient ce résultat5 : mais seul le résultat importe : le « photon qui se déplace » n’est pas une particule mais une onde, et « l’onde que l’on enregistre » n’est pas une onde, mais une particule. Quand la particule apparaît sur l’enregistreur, l’onde disparaît. Comme l’énergie du photon reçu est bien égale à celle du photon émis, on est bien obligé d’admettre que toute l’onde s’annule au moment où la particule est enregistrée (ce que M. Costa de Beauregard appelle le « collapse de l’onde »)6. La question est : comment les régions éloignées de l’onde savent-elles instantanément qu’elles doivent cesser d’exister au moment où surgit la particule ? « Non seulement nous n’en savons rien, dit le physicien américain Feynman, mais la nature elle-même n’en sait rien. »7 D’autres physiciens précisent cette boutade : le « statut ontologique » de l’onde en microphysique n’est ni celui de l’être ni celui du non-être. Les mots manquent pour en parler, parce que nos mots ne connaissent que le « statut ontologique » des apparences, être ou n’être pas, to be or not to be. Ce que la physique nous apprend : seul, l’esprit est Je trouve extraordinaire de lire parmi les paroles révélées celles-ci : « Que votre conduite soit : Si c’est oui, c’est oui, si c’est non, c’est non » (Est est, non non)8. Votre conduite (ou peut-être votre « âme ») : il s’agit d’un commandement, portant donc sur le monde de notre volonté. La physique épure l’expression de ce commandement en supprimant à jamais son sens banal, son apparente évidence. « Est est, non non » définit notre étendue vivante et spirituelle et elle seule, comme l’ont souligné de nombreux physiciens (Shimony, Mattuck…) qui, certes, ne pensaient pas à l’Évangile, le monde « matériel » est un monde de potentialités qui se transforment selon des lois que la science découvre9. Ce monde de potentialités ne commence d’« être » que quand notre esprit le mesure et le légifère. Hors de la mesure, il nous échappe, et autant que l’on puisse dire en 1984, irrémédiablement. Face au monde physique des potentialités et des transitions, combien saisissante apparaît aussi la révélation du Buisson Ardent : « Je suis Celui qui est », affirmation souveraine de vie et d’esprit. Car seul l’esprit « est ». Voilà ce que la physique nous apprend. Le monde physique, potentialité insondable, n’accède à l’être que par celui qui pense (a). Il n’y a d’être qu’esprit10. Certes, ces idées ne sont pas faciles. Si l’on s’y applique, elles ne sont cependant pas si difficiles qu’elles paraissent, du moins dans leur essentiel… Par une sorte de providence immanente, elles ne cessent de prendre forme dans la science moderne, ramenant l’esprit à l’Esprit. C’est un étonnant retournement dont seuls les physiciens ont pris conscience jusqu’ici, par la force des choses. Mais les autres sciences ne sont-elles pas fondées sur la physique ? Aimé MICHEL (a) L’Américain J.-A. Wheeler a même proposé l’idée extrémiste que l’homme crée l’univers en le regardant. L’homme crée certainement sa vision (qui n’existe pas quand il ne voit rien) et sa mesure (qui n’existe pas davantage avant d’être mesurée). Wheeler donne un sens nouveau aux philosophies idéalistes : un sens scientifique, c’est-à-dire sujet au progrès et à l’évolution. Son « idée extrémiste » est un jalon destiné à être réfuté ou dépassé.11 Chronique n° 385 parue dans F.C. – N° 1937 – 27 janvier 1984 [|Capture_d_e_cran_2014-11-10_a_12-28-10.png|]
Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 14 décembre 2015

 

  1. Les Alpes de Haute-Provence, voir à ce propos le dossier sur Aimé Michel publié dans le n° 3158 de France catholique du 27 mars 2009.
  2. Aimé Michel m’avait affirmé que selon les linguistes le verbe « être » n’existe que dans les langues indo-européennes, c’est-à-dire de la plupart des langues européennes (sauf le basque, le hongrois, l’estonien, le lapon, le finnois, et quelques autres langues parlées en Russie) et de plusieurs langues de l’Asie (perse, kurde, nombreuses langues indiennes). Truong Quang De, professeur de français à Ho Chi Minh Ville, exprime bien les problèmes qui en résultent pour les traductions entre langues indo-européennes et non indo-européennes. Dans un court article de 2008 (http://gerflint.fr/Base/Monde3/de.pdf) il signale que « [p]armi toutes les différences linguistiques qui font l’extrême complexité de la traduction du français au chinois (et réciproquement), et tout particulièrement lorsque cette traduction porte sur un texte philosophique » deux difficultés majeures : « la linéarité et l’oralité de la langue française face à la construction idéogrammatique et scripturale du chinois d’une part ; l’omniprésence du verbe être en français et son absence totale en chinois classique d’autre part. » Si la première me semble assez connue, la seconde est sans doute moins souvent soulignée. Il précise : « Ce défaut (ou cette originalité ?) du chinois classique – l’absence du verbe ÊTRE ontologique – est également un problème qui se pose en vietnamien moderne. Plusieurs générations de linguistes et de chercheurs vietnamiens, dans des situations de contact entre le français et le vietnamien, ont fait l’impossible pour transposer les contenus sémantique et philosophique du verbe être d’une langue à l’autre. Jusqu’à l’heure actuelle, on n’a connu que des succès partiels. (…) Sur le plan philosophique, le verbe être invite les Vietnamiens à se faire des réflexions métaphysiques et à adopter des comportements linguistiques qui méritent d’être l’objet d’une recherche sérieuse et approfondie. D’abord, le français est une langue indo-européenne qui reflète presque parfaitement la pensée philosophique occidentale ou plus précisément méditerranéenne, le partage des mots en parties du discours comme le Nom, le Verbe, l’Adjectif … est la conséquence d’un partage du monde en personnes et choses, en actions et états, en qualités et attributions etc. C’est-à-dire qu’à chaque catégorie philosophique correspond une catégorie linguistique susceptible de la décrire. En français il n’y a pas de mots plus “chargés philosophiquementˮ que le verbe ÊTRE. On peut dire qu’au contact de ce verbe, les Vietnamiens entrent sans le savoir dans le domaine des concepts philosophiques comme l’ÊTRE, l’existence, le temps et l’espace etc. » Je me souviens d’une discussion à ce propos avec un scientifique japonais. Comme beaucoup de Japonais il a fréquenté les églises américaines de son pays, non par intérêt pour le christianisme, mais parce qu’il pouvait s’y familiariser avec la langue anglaise. Ce scientifique m’expliquait sur un ton moqueur que les mots prononcés par le prêtre « Ceci est mon corps, ceci est mon sang » n’avaient guère de sens en japonais où cet usage du verbe « être » est inconnu et aboutissait à des bizarreries lorsqu’on le remplaçait par un équivalent japonais tel que « exister ». Mon collègue ignorait que ces mots avaient été prononcés en araméen, une langue non indo-européenne qui se passe également du verbe être. De fait celui-ci n’est pas vraiment indispensable puisque même en français « Ceci mon corps, ceci mon sang » ou « Voici mon corps, voici mon sang » se comprend parfaitement. Un théologien protestant, Serge Lannes, note à ce propos « Parlant araméen, Jésus n’a pas pu dire “Ceci est mon corpsˮ, car les langues sémitiques, qui n’utilisent pratiquement jamais le verbe “êtreˮ comme support d’une identité, l’omettent en tout cas après un démonstratif. C’est l’introduction de ce verbe dans la traduction de ces paroles en grec, puis en latin, qui a donné lieu aux interminables controverses sur la matérialité du corps et du sang du Christ dans les “espèces eucharistiquesˮ. » (Serge Lannes, Liberté de l’esprit et religion. Des prophètes aux églises, Publibook)
  3. Le Vocabulaire technique et critique de la philosophie (Alcan, Paris, 1926, puis P.U.F.) d’André Lalande est un classique. Il a été d’abord publié en fascicules dans le Bulletin de la Société française de Philosophie de 1902 à 1923, puis en un volume constamment réédité depuis – il en est à sa 18e édition et est disponible en poche. André Lalande (1867-1963), agrégé de philosophie, membre de l’Institut, secrétaire général de la Société française de philosophie, enseigna à l’École normale Supérieure de Sèvres, à la Sorbonne et à l’université Fu’ad du Caire. Il est l’auteur de plusieurs autres ouvrages en psychologie et épistémologie. « Il s’agissait, explique Lalande dans la préface de son Vocabulaire, de mettre les philosophes d’accord – autant que possible – sur ce qu’ils entendent par les mots, du moins les philosophes de profession : premièrement, parce ce que tout accord véritable – je veux dire celui qui n’est pas l’effet d’une suggestion, d’une tromperie, ou d’une contrainte autoritaire – vaut mieux en soi que les discordances ou les équivoques ; ensuite parce que leurs contradictions, sujet traditionnel de plaisanteries, sont en grande partie verbales, et peuvent être souvent résolues dès qu’on s’en avise. C’était l’opinion de Descartes : (…) Si l’on se mettait toujours d’accord, entre philosophes, sur le sens des mots, presque toutes leurs controverses s’évanouiraient (Regulae, XII,5) – C’est le plus souvent sur les mots que disputent les philosophes, écrivait de même Gassendi : quant au fond des choses, il y a au contraire une grande harmonie entre les thèses les plus importantes et les plus célèbres. » Plus loin il précise : « Nous n’avons pas visé, dans cet ouvrage, à donner des définitions constructives, comme celle d’un système hypothético-déductif, mais des définitions sémantiques, propres à éclairer le sens, ou les différents sens d’un terme, et à écarter autant que possible les erreurs, confusions ou sophismes. » On ne s’étonnera donc pas que Lalande dénonce les obscurités et les contradictions des philosophes. « Trop de philosophes, ou soi-disant tels, y ont du penchant, soit par intérêt, soit par goût. Les uns se dissimulent la vétusté, ou l’insignifiance de ce qu’ils aperçoivent, sous une obscurité verbale qui leur donne l’illusion de la profondeur ; et leurs lecteurs la partagent, s’ils ne sont pas prémunis contre cet effet d’optique ; il est si rare de crier : le roi est tout nu ! – D’autres, plus artistes, aiment les lueurs crépusculaires pour ce qu’elles prêtent à imaginer (…). Mais l’obstacle numéro un à la recherche de la lumière, c’est bien probablement la volonté de puissance, le désir d’exhiber ses virtuosités, ou de se ménager un abri contre des objections trop évidentes. » (En guise d’illustration on pourra consulter la note 4 de la chronique n° 207, La gnose de Princeton – Vers un spiritualisme scientifique, 07.07.2014).
  4. Aimé Michel s’est très tôt intéressé à Paul Davies dont les livres lui ont acquis une grande notoriété à la fois comme physicien et comme vulgarisateur. Nous aurons l’occasion d’y revenir.
  5. C’est ce que montre l’expérience classique d’interférence des fentes d’Young avec une source lumineuse de faible intensité. Les photons sont alors peu nombreux et bien espacés de sorte qu’un seul d’entre eux est présent à la fois dans l’appareil. Malgré tout, si on attend suffisamment longtemps, on voit la figure d’interférence se former progressivement sur l’écran. Des expériences d’interférence avec des photons uniques sont décrites dans la chronique n° 342, Au cœur de l’infini labyrinthe, une obscure clarté – Nouvelles réflexions sur les ondes et les particules, la relativité et les quanta (16.11.2015).
  6. Cette appellation de « collapse de l’onde » ou « collapse du Psi » (psi étant la lettre grecque qui sert de symbole mathématique de l’onde) est effectivement couramment utilisé par Olivier Costa de Beauregard, par exemple dans sa lettre de 1977 sur le paradoxe EPR reproduite dans la chronique n° 294, Sur le seuil de la nouvelle physique – Une lettre de Olivier Costa de Beauregard, 24.03.2014. Également appelée « saut quantique » ou « réduction de la fonction d’onde », elle a été introduite par J. von Neumann en 1932 pour désigner la transition abrupte de l’onde étendue à la particule ponctuelle lors d’une mesure. La notion est expliquée plus en détail en note 9. Remarquons que la réduction de l’onde est propre à l’interprétation orthodoxe, dite de Copenhague, de la physique quantique, sous sa forme originelle (Bohr) ou modifiée par Heisenberg ; mais la théorie n’explique ni quand ni comment cette réduction a lieu. Elle est évitée dans les interprétations minoritaires de de Broglie-Bohm et des mondes multiples. Sur ces interprétations voir la note 2 de la chronique n° 284, Les origines de l’homme ou des légendes qui s’écroulent – L’évolution buissonnante des Primates depuis 75 millions d’années, 13.07.215 et la note 5 de la chronique n° 342 citée ci-dessus.
  7. La question relative aux « régions éloignées de l’onde » est celle posée par Einstein en 1927, comme on l’a vu dans la note 7 de la chronique Au cœur de l’infini labyrinthe, une obscure clarté citée en note 5. Le commentaire de Richard Feynman se trouve sous une forme un peu différente dans son petit livre justement célèbre, La nature des lois physiques, à la fin du chapitre « Probabilité et incertitude – La description quantique de la nature » consacré à l’expérience des trous d’Young : « Ce n’est pas notre ignorance des rouages internes, des complications internes, qui entraîne l’apparition des probabilités dans la nature. Il semble que ce soit intrinsèque, ce que quelqu’un a exprimé ainsi : “La nature elle-même ne sait pas par quel trou va passer l’électron.ˮ » Au début du même chapitre, Feynman affirmait aussi : « je crois pouvoir dire à coup sûr que personne ne comprend la physique quantique », aphorisme souvent cité.
  8. Matthieu, chap. 5, verset 37.
  9. Dans un passage souvent cité (mais dont je n’ai pas trouvé les références exactes) Werner Heisenberg, l’un des pères fondateurs de la théorie quantique et de son interprétation majoritaire, présente ces fameuses potentialités de la manière suivante : « Dans les expériences sur les évènements atomiques nous avons affaire à des choses et des faits, à des phénomènes qui sont tout aussi réels que n’importe quel phénomène de la vie quotidienne. Mais les atomes ou les particules élémentaires elles-mêmes ne sont pas aussi réels ; ils forment un monde de potentialités ou possibilités plutôt qu’un monde de choses ou de faits (…) L’onde de probabilité signifie une tendance à quelque chose. C’est une version quantitative du vieux concept de “potentiaˮ dans la philosophie aristotélicienne. Elle introduit quelque chose qui se tient à mi-distance entre l’idée d’un évènement et un évènement réel, une étrange sorte de réalité physique juste au milieu entre une possibilité et une réalité. » Cette transition du possible au réel reflète les deux aspects de la dualité onde-particule. Bien que Heisenberg l’ait expliquée dans le chapitre « L’interprétation de Copenhague » de son livre Physique et philosophie (Albin Michel, Paris, 1971), je suivrai la présentation, plus concise, de Henry Stapp de l’université de Californie à Berkeley, dans Mind, matter, and quantum mechanics (Springer Verlag, Berlin, Heidelberg, 1993). « L’ontologie d’Heisenberg, y écrit-il, a deux éléments, dont l’un rend compte de l’aspect ondulatoire de la nature et l’autre de son aspect particulaire » (p. 123). Le premier aspect, ondulatoire – superposition de tous les états possibles évoluant selon l’équation de Schrödinger – qu’Heisenberg appelle « onde de probabilité » est appelé par Stapp « état de Heisenberg », tandis qu’il appelle « évènements » le second aspect, à savoir les « choses ou faits réels » de Heisenberg. Voici comment il présente ces deux aspects qui associent le continu déterminé du premier et le discontinu aléatoire du second : « Dans la description d’Heisenberg, qui est celle adoptée de manière informelle par la plupart des physiciens quantique en exercice, le monde classique des particules matérielles, évoluant en accord avec des lois mathématiques déterministes locales, est remplacée par l’état de Heisenberg de l’univers. Cet état peut se décrire comme une onde compliquée, qui, comme sa contrepartie classique, évolue en accord avec des lois déterministes locales du mouvement. Cependant, cet état de Heisenberg représente non pas l’univers physique réel lui-même, au sens ordinaire, mais simplement un ensemble de “tendances objectivesˮ, ou “propensionsˮ, associé à un évènement réel imminent. L’association est la suivante : pour chacune des formes alternatives possibles que cet évènement imminent peut prendre, l’état de Heisenberg spécifie une propension, ou tendance, de cet évènement à prendre cette forme. On affirme que le choix entre ces formes alternatives possibles est gouverné par le “pur hasardˮ, pondéré par ces propensions. » L’évènement réel lui-même est simplement un changement abrupt de l’état de Heisenberg : on l’appelle quelquefois “la réduction de la fonction d’ondeˮ. Le nouvel état décrit les tendances associées avec le prochain évènement réel. Ceci conduit à une succession alternée d’états et d’évènements, dans laquelle l’état à chaque étape décrit les propensions associées à l’évènement qui le suit. De cette façon, l’univers se trouve dirigé en partie par des lois mathématiques strictement déterministes et en partie par un “pur hasardˮ mathématiquement défini. » Les évènements réels deviennent, dans l’ontologie de Heisenberg, les entités fondamentales à partir desquelles l’univers en évolution est construit. Les propriétés de ces évènements réels sont déterminées par le formalisme quantique. Ces propriétés sont remarquables : elles conduisent à un monde quantique profondément différent de celui décrit par la physique classique. » (p. 148) (Cependant Stapp va plus loin que l’interprétation de Copenhague dans deux directions. En premier lieu, il spécifie que les évènements réels ont lieu non seulement dans les cas de véritables mesures faites par un observateur humain mais également dans toutes les situations semblables, avec ou sans observateur. En second lieu, il propose une interprétation de la conscience fondée sur la réduction de la fonction d’onde dans le cerveau.)
  10. De nombreux scientifiques se sont appliqués, surtout depuis une trentaine d’années, à réfléchir à la place de la conscience dans le monde physique. La plupart des neurobiologistes et psychologues qui se sont exprimés à ce sujet ont, régulièrement et sans état d’âme (si je puis dire), affiché leurs convictions matérialistes que la conscience n’est qu’un produit de la matière. Cependant, il n’en a pas été de même de nombreux physiciens tels Abner Shimony, Nick Herbert, Euan Squires, Paul Davies, Henry Stapp, Roger Penrose, David Bohm et bien d’autres qui, à des degrés divers, ont fait une place particulière à l’esprit dans le monde physique et proposé des solutions diverses à l’énigme de son existence articulées avec les connaissances actuelles en physique quantique. Il en résulte une surprenante diversité de conceptions qui défies e tout résumé en quelques mots. Contentons-nous pour cette fois de donner la parole à deux de ces physiciens. Bernard d’Espagnat récemment disparu, dans un livre qui récompense largement son lecteur de l’effort de lecture qu’il demande et dont nous avons déjà parlé plusieurs fois, ne démontre pas la thèse « il n’y a d’être qu’esprit » mais écarte avec soin les objections que lui opposent les matérialistes, objections qu’il tient pour incohérentes. Il considère que la physique actuelle « interdit (…) toute réduction de l’être à des composantes matérielles et rend par là incohérente la thèse d’une conscience conçue comme pur produit de la matière. Devient de ce fait défendable, y compris devant le tribunal de la science, l’idée que l’être est premier par rapport à la scission matière-esprit. En conséquence, l’être en question, tout en n’étant pas atteignable, apparaît comme un “je ne sais quoiˮ auquel il est concevable que l’esprit de l’homme ne soit pas radicalement étranger ; en d’autres termes comme pouvant être, pour ce dernier, un horizon. Je veux dire que s’y cachent peut-être – qui sait ? – les archétypes de certains de nos sentiments : grande aspiration, amour etc. Rien ne le prouve. Rien, même à proprement parler, ne le suggère. Mais du moins n’est-ce pas – n’est ce plus ! – exclu. Alors que les penseurs qui fondent – explicitement ou non – leur réflexion sur les concepts de la physique classique sont assez naturellement amenés par ceux-ci à dénoncer notre étrangeté au monde (ou, ce qui revient quelque peu au même, l’intrinsèque absurdité de celui-ci) une analyse axée sur les données de la physique contemporaine conduit, on le voit, à une vision très sensiblement différente… et plus optimiste. » (Traité de physique et de philosophie, Fayard, Paris, 2008, pp. 258-529). Après avoir remarqué que « la thèse que la pensée n’est qu’une efflorescence de la matière est loin d’être une vérité établie » (thèse que nous avons brièvement résumée la semaine dernière à propos de la chronique n° 278, Vers la médecine automatisée – Capacités et limites des futures machines intelligentes), d’Espagnat ajoute en note : « Les ouvrages développant des considérations allant dans ce sens sont nombreux mais tous, malheureusement, ne sont pas dignes de confiance. Parmi ceux qui inspirent un jugement plutôt positif (malgré la nécessité de réserves) on en citera ici un, In Search of Divine Reality (Schäfer, 1997) dont – en dépit de son titre – le sujet principal est moins le divin proprement dit que le statut de la pensée dans la physique contemporaine. » (op. cit. p. 477). De fait, Lothar Schäfer, physicien d’origine allemande mais ayant fait sa carrière aux États-Unis, écrit dans ce livre (In Search of Divine Reality. Science as a Source of Inspiration, The University of Arkansas Press, Fayetteville, 1997) : « La science du XXe siècle a découvert dans les phénomènes quantiques une partie de la réalité physique qui, en contraste avec le monde mécanique de la science classique, a toutes les caractéristiques d’une réalité transcendante. On découvre maintenant que la fondation du monde matériel n’est pas matérielle, que les constituants des choses réelles ne sont pas réelles de la même façon que les choses qu’elles construisent, et que des influences non locales plus rapide que la lumière envahissent un univers dont la nature est semblable à l’esprit. » S’appuyant sur les travaux de Stapp il ajoute même (p. 92) : « L’hypothèse d’un esprit doté de conscience de soi comme extension d’un substrat de l’univers semblable à l’esprit (mind-like) pourrait jeter une lumière nouvelle sur nombre d’énigmes, telles que la surprenante finalité des processus évolutifs ; la surprenante formation d’un Moi à partir d’une seule cellule ; le phénomène d’unité de la perception ; les phénomènes impliquant les archétypes de Jung et le subconscient collectif ; le parallélisme temporel et spatial des développements du Monde 3 ; le conception de concepts empiriques avant la découverte des phénomènes correspondants. (…) La faculté de loin la plus importante de l’esprit humain est qu’il peut être inspiré par des sources inconnues comme s’il était en contact avec une partie de la réalité qui transcende le niveau de la masse-énergie. » (Tous ces points sont détaillés dans le livre ; sur le Monde 3 de Popper voir la chronique n° 30, La grève du savoir, 30.08.2010.). Dans l’esprit « d’agnosticisme éclairé » prôné par B. d’Espagnat on se gardera de prendre ces suggestions pour argent comptant, puisqu’elles ne sont nullement démontrées, mais on se gardera plus encore de les tenir pour impossibles ou ridicules.
  11. Wheeler a effectivement défendu la thèse d’un « univers participatif » comme il l’a appelé parce que l’observateur participe à la création de ce qui est observé. L’argument qu’il a avancé en faveur de cette thèse est loin d’être arbitraire car c’est une conséquence de la physique quantique. Il l’a mise en valeur en proposant une variante de l’expérience d’interférence de Young appelée expérience à choix retardée et en lui donnant une dimension cosmique (la source de lumière est un quasar situé à des milliards d’années-lumière et les fentes d’Young des galaxies massives courbant les rayons lumineux issus du quasar). Cette expérience de pensée a pu être réalisée entièrement au laboratoire par Anton Zeilinger en 1999. Elle confirme que par un simple réglage de l’appareil (la position de l’écran) l’expérimentateur peut décider si le photon se comporte comme une particule (pas de franges d’interférence) ou comme une onde (avec franges d’interférence), ceci alors que le photon a déjà franchi les fentes. Autrement dit une décision prise maintenant affecte le comportement passé du photon. (Pour plus d’explications on peut lire l’article de Tim Folger, http://discovermagazine.com/2002/jun/featuniverse).