Enseigner la mentalité chrétienne ? - France Catholique
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L'amour du travail bien fait avec saint Joseph artisan
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Enseigner la mentalité chrétienne ?

Traduit par Bernadette Cosyn

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Tournant et tournant dans une spirale allant s’élargissant

Le faucon ne peut pas entendre le fauconnier

Les choses se désagrègent ; le centre ne peut pas tenir ;

Une simple anarchie est lâchée sur le monde

La marée teintée de sang progresse, et partout

Les façons de faire de l’innocence font naufrage ;

Les meilleurs manquent de conviction, tandis que les plus mauvais

Sont pleins d’ardeur.

_ W.B. Yeats

C’est bientôt la Fête du Travail (1er lundi de septembre aux USA), et les gens avec enfants savent ce que cela signifie. Les gamins retournent à l’école. Certains parent vont même envoyer leurs adolescents à leur première année d’université. Que l’école soit ou non catholique, cela signifie aussi – les enseignants confirmeront – quelque chose d’autre : une tricherie effrénée.

Une jeune amie entame sa deuxième semaine d’enseignement dans une école catholique supérieure locale. Son défi à relever le plus difficile et le plus mentalement éreintant (et sa plus grande surprise) a été la tricherie généralisée. Dans un cas, une classe entière avait reçu les réponses au questionnaire quotidien de quelqu’un qui se les était procurées plus tôt dans la journée. Tricher dans votre questionnaire d’éthique est censé être ironique : l’exemple parfait du mauvais comportement. Mais c’est devenu semble-t-il rien d’autre qu’un exemple standard de la procédure dans la stratégie scolaire.

Dans un livre important intitulé « la première année hors du foyer : comprendre les adolescents américains quittant le lycée », Tim Clydesdale compare avec brio la situation des adolescents quand ils sortent du lycée à celle qui serait la leur s’ils étaient assis à une table bancale reposant sur deux piètements.

L’un des piètements représente les nouvelles réalités économiques de l’économie globale : sous-traitance, contrats à durée déterminée plutôt que CDI, heures supplémentaires souvent attendues des diplômés de 3e cycle.

L’autre piètement représente la culture populaire américaine. La table est bancale parce que la structure morale du premier piètement se lézarde et que les nouvelles réalités économiques globales agissent comme un cric hydraulique qui hausserait ou baisserait capricieusement le bout de la table.

« Les adolescents qui se rassemblent autour de cette table bancale y trouvent deux objets » déclare Clydesdale. Le premier est ce qu’il appelle un coffre-fort « dans lequel ils peuvent placer leurs identités religieuse, politique, raciale, de genre, de classe sociale pour les tenir à l’abri durant leur première année hors du foyer (et au-delà). » Les jeunes trouvent aussi sur la table « un jeu de société complexe mais captivant connu sous le nom de ‘gestion de la vie quotidienne’ » – un jeu avec des myriades de pièces et des règles compliquées : relations avec les pairs, la famille et les différentes autorités ; l’argent qui doit être gagné, géré, dépensé ; les activités sociales qui doivent être choisies et menées à bien ; les besoins vitaux à assurer (nourriture, habillement, santé).

« Etant donné l’intensité du jeu », note Clydesdale, « sa nature interactive et l’éventail de stratégies qu’il est possible d’appliquer », le jeu complexe de ‘gestion de la vie quotidienne’ devient le centre d’intérêt principal des jeunes, et la plupart d’entre eux « ne se posent même plus la question de l’usage du coffre-fort et oublient sa présence sur la table. » Comme la plupart des enseignants d’université et de hautes écoles peuvent l’attester, peu d’adolescents manifestent un intérêt réel pour un engagement intellectuel ou culturel, parce que cela nécessiterait « une investigation des forces que les adolescents polarisent sur la gestion de la vie quotidienne. »

Au final, la plupart des jeunes, quoique posant au « rebelle culturel », s’interrogent rarement sur les présupposés de base de la culture ambiante. Le « coffre-fort à identité » préserve l’identité américaine dominante des adolescents d’une falsification intellectuelle ou morale qui les mettrait en décalage avec les communautés qui les ont modelés ou entravent leurs efforts pour atteindre la réussite qu’ils envisagent ». En bref, ils ont été efficacement protégés de la sorte d’éducation que les meilleures écoles catholiques voudraient leur inculquer.

Pourquoi la triche généralisée ? Parce que la culture américaine enseigne de plus en plus aux jeunes qu’il y a les gagnants et les perdants : les gagnants sont des dieux et les perdants tombent dans l’oubli et on n’entend plus jamais parler d’eux. ( Jeux olympiques ? Sports au niveau professionnel ? quelqu’un se rappelle-t-il encore qu’il y avait quelque chose nommé « esprit sportif » qui interdisait de se moquer de son adversaire?) Donc il est préférable de « gagner à tout prix. »

De plus en plus, l’instruction n’est plus vue comme un moyen de développer des compétences qui ont du sens, de cultiver la prudence ou d’approfondir sa vision morale. C’est seulement un autre système auquel il faut jouer, un autre élément à gérer. Clydesdale rapporte que « les études sont vues par les jeunes comme une grande bureaucratie à aborder avec circonspection. » Ils savent que c’est « la voie traditionnelle vers la réussite professionnelle » mais d’autre part « ce n’est pas une institution fiable au-delà de la fourniture de diplômes indispensables. »

Les étudiants savent qu’ils ont besoin de documents appelées « diplômes », mais cela ne représente pour eux rien d’autre qu’un ticket pour quelque chose d’autre, comme lorsqu’on achète un billet dans un parc d’attractions. Vous payez la somme demandée, vous passez par une gymnastique parfois éprouvante (en haut, en bas, en cercle, et même cul par dessus tête) et alors vous avez votre récompense.

Mais quelle est votre récompense ? Vous n’avez pas fourni un quelconque effort, à part vous montrer et affronter le grand huit, donc, à part le sentiment partagé que « nous y sommes passés ensemble », que pourraient espérer en tirer les jeunes ? Rien de ce qui en vaut la peine ne peut être obtenu sans discipline, et le mot « discipline » vient d’une racine latine suggérant que quelqu’un est « enseignable ».

G.K. Chesterton distingue entre l’homme pratique et l’homme pensant : « Un homme pratique est un homme accoutumé aux habitudes quotidiennes, à la façon dont les choses se déroulent habituellement. Quand cela ne fonctionne plus, vous avez besoin du penseur, l’homme qui a une doctrine sur la façon dont les choses fonctionnent. »

Si l’ordre ancien est en train de s’effondrer (et c’est bien ce qui arrive), et si nous pouvons dire de l’âge qui vient, selon la prédiction de W. B. Yeats que « le centre ne peut pas tenir », alors nous aurons besoin de davantage que d’hommes dévoués à leur entreprise, d’hommes insignifiants, d’hommes de paille, d’hommes sans envergure, sans un sens du pourquoi et du comment, tels qu’ils sont produits par les formes modernes d’éducation pratique, que ce soit sous le label catholique ou sous le label public.

Payer des gens pour enseigner à vos enfants sans leur inculquer d’abord la mentalité indispensable et le désir d’apprendre, c’est comme planter un rocher dans un sol riche et espérer le voir pousser. Ça ne marchera pas, quelle que soit la richesse du sol.


Randall Smith est professeur de théologie (chaire Scanlan) à l’université Saint Thomas de Houston (Texas).

Illustration : la couverture du livre de Tim Clydesdale

Source : https://www.thecatholicthing.org/2016/08/31/teaching-catholic-character/