Débat sur l'encyclique - France Catholique
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Débat sur l’encyclique

Le meilleur service qu'on puisse rendre à l'encyclique, c'est de la faire lire. En publiant des textes assez contradictoires quant à leur analyse, nous pensons que vous serez incités à faire votre jugement par vous-mêmes...
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Il est des textes qui, par-delà leurs imperfections patentes, choquantes, emportent notre adhésion enthousiaste par leur capacité à ouvrir des brèches dans le mur des conservatismes ligués, des conformismes usés. Il en est d’autres qui possèdent, quasi charnellement, cette faiblesse de nous déstabiliser profondément malgré la dynamique superbe les structurant intimement, la philosophie « incontournable » leur donnant un air de vérité intrinsèque. La dernière Encyclique papale « L’amour dans la vérité » appartient incontestablement à la seconde catégorie, dont l’intelligence doctrinale générale n’a d’égale que les interrogations angoissées que peuvent susciter certaines de ses prises de positions concrètes… confinant parfois à ce qu’il faut bien appeler des « dérapages » incompréhensibles.
Certes, de prime abord, un parcours d’ensemble d’un discours puisant aux meilleures sources, se référant sans cesse aux éléments les plus « traditionnels » de la doctrine sociale de l’Eglise, ne peut que réjouir tous ceux – et nous en sommes évidemment ! – qui attendaient du Saint-Siège une parole tout à la fois claire, pédagogique et « inspirée » sur ce phénomène objet de tant de controverses démagogiques et intéressées : la mondialisation.

Comment ne pas tressaillir de joie face à une réflexion retrouvant, sans outrance dogmatique, les chemins de l’optimisme moderne de Vatican II et n’hésitant pas à fustiger certaines des nouvelles « vaches sacrées » de ce début de siècle ? Qui n’applaudirait pas des deux mains, par exemple, lorsque Benoît XVI , avec un sens très sûr du moment historique, s’en prend aux faux prophètes de la « décroissance » en vogue… et du malthusianisme économique en général : « L’idée d’un monde sans développement traduit une défiance à l’égard de l’homme et de Dieu. C’est donc une grave erreur que de mépriser les capacités humaines de contrôler les déséquilibres du développement ou même d’ignorer que l’homme est constitutivement tendu vers l’être davantage »

De même, comment ne pas saluer le souci du Pape, s’appuyant sur les thématiques « avancées » de Paul VI, de faire de la justice – « je ne peux pas donner à l’autre du mien, sans lui avoir donné tout d’abord ce qui lui revient selon la justice » – la clé de voûte d’un ordre social bâti selon les critères de la pensée sociale chrétienne ? Dans le même ordre d’idées, qui pourrait bien trouver matière à contestation dans le rappel- bienvenu à l’heure où renaissent les vieux démons gauchistes- que les « messianismes prometteurs…sont aussi bâtisseurs d’illusions » et que le « développement intégral suppose la liberté responsable de la personne » ?
Là ou le bât blesse, c’est que toute cette architecture éthique du meilleur aloi, s’enracinant dans le terreau d’une approche sociale de l’Eglise ayant toujours su avec fermeté, sans ambiguïté, repousser les matérialismes marxiste et libéral, se trouve presque constamment détricotée subtilement, remise en cause par des « nouveautés » conceptuelles… venant saper certains de ses fondements les mieux affirmés.

Sans jouer en aucune façon les procureurs ou céder au vertige d’une polémique hors de saison, on nous permettra d’éprouver un certain malaise face à l’emploi d’un vocabulaire flirtant, « quelque part », avec le discours managérial le plus classique et aussi, hélas, le plus contaminé par le libéralisme ambiant. Etait-il vraiment utile, dans une curieuse dérive s’apparentant parfois à un véritable ralliement, d’utiliser, à plusieurs reprises, les termes passablement douteux de capital humain, de ressource humaine et d’entreprenariat, termes dont on connaît la profonde imprégnation idéologique et la charge symbolique pour le moins contestable. La personne humaine créée à l’image de Dieu, coauteur, par le travail, d’une forme de création continuée, serait-elle devenue, sous la pression de « l’économisme » contemporain,  « le premier capital à sauvegarder et à valoriser » ? L’économiste Gary Becker, dont les thèses inspirées de « l’individualisme méthodologique » et du mythe libéral de « l’homo economicus » sont bien connues, serait-il désormais le penseur attitré de milieux chrétiens aspirant, sans le dire, à s’émanciper des canons classiques de la doctrine sociale de l’Eglise ?

Ce sentiment d’un délitement de l’anthropologie humaine et sociale vertébrant la doctrine sociale chrétienne se trouve encore renforcé par le fait, patent en plusieurs développements circonstanciés de l’Encyclique, que la notion de politique au service du bien commun se trouve diluée dans une rhétorique hésitante, pour ne pas dire gangrenée par les problématiques à la mode de la gouvernance… et d’une société civile idéalisée naïvement. C’est ainsi qu’il est presque impossible de savoir quel pourrait être ou devrait être le rôle de l’Etat… alors que chaque jour qui passe nous montre combien, à rebours de tous les fantasmes de « la fin du politique », le politique – plus particulièrement dans sa version étatique et nationale – reste le seul garant de l’intérêt public. Etait-il si difficile que cela de rappeler, dans ses grandes lignes et en l’actualisant intelligemment bien sûr, une vision du monde sociale-chrétienne qui a toujours donné un rôle central à l’Etat en tant que responsable, en dernier ressort, du bien commun et de la justice sociale ?

C’est sans doute cette timidité étrange à l’égard du concept traditionnel d’Etat, fort mal venue en une séquence historique marquée par la décadence foudroyante des certitudes néo-libérales, qui explique combien, corrélativement, se voient valorisés, avec force analyses et exemples concrets, la société civile et le fameux « tiers secteur » cher aux écologistes de ce temps. A la limite, la seule parade à une mondialisation- dont on peine, par ailleurs, au-delà de son aspect technique, à identifier les causes proprement idéologiques- résiderait dans la mise en œuvre d’une stratégie citoyenne, au sens le plus contestable du terme, fondée sur la promotion tous azimuts de l’économie solidaire, du micro-crédit… et du don maussien à vocation anti-utilitariste.

On ne niera certes pas que la mobilisation de tous les acteurs sociaux de terrain, de proximité, comme on aime à le dire par les temps qui courent, puisse constituer un atout majeur dans la reconquête de l’éthique au plan planétaire, constituer le ferment d‘une nouvelle donne sociale à visage humain. Mais cette « insurrection » pacifique des bonnes volontés de la « base », pour être nécessaire, est-elle vraiment suffisante alors que les grands intérêts dénationalisés, les appétits démesurés des traders et autres goldens boys à la Gekko (1) continuent de mettre en coupe réglée les peuples, se jouant du temps et des frontières avec une agilité perverse, quasi diabolique ? Si l’on désire vraiment que l’homme reprenne langue avec la fraternité et domine sa propre histoire… plutôt que d’être dominé par elle dans la plus extrême des aliénations marchandes, il n’est pas d’autre voie – semée de nombreuses et douloureuses embûches – que celle consistant à éradiquer « les structures de péché » dont parlait si bien Jean-Paul II et à réencastrer le marché, qui est amoral par nature, dans un tissu serré de communautés à hauteur d’homme. En bon français, cela s’appelle travailler à construire un ordre politique soumettant les intérêts privés et les corporatismes délétères à la transcendance « révolutionnaire » de la justice avec un grand J .

Philippe ARONDEL

(1) Nom du « héros » cynique du film Wall Street d’ Oliver Stone.

http://www.zenit.org/rssfrench-21577