Dans quel monde vivrons-nous ? - France Catholique
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Dans quel monde vivrons-nous ?

Traduit par Bernadette Cosyn

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Durant la deuxième guerre mondiale, un jeune Italien nommé Eugenio Corti se battait sur le front russe, où il a découvert quelle sorte de monde était celui où les hommes oublient Dieu – quand les nazis et les communistes, tels des monstres de l’abîme, rendus brutaux par leur athéisme, se dévoraient l’un l’autre ainsi que les millions d’innocents se trouvant sur leur chemin.

Ce que Corti a vu, ce qu’il a souffert, ce qu’il a entendu de ses camarades soldats, ce qu’il a corroboré par ses recherches, a donné matière à son roman Le Cheval Rouge. C’est une épopée, le « Guerre et Paix » italien. C’est également une saga chrétienne évoquant Le Fiancé de Manzoni — et pas seulement parce que les jeunes protagonistes sont originaires de la même région vallonnée au nord de Milan. Corti, comme Manzoni, veut nous montrer à quoi ressemblait autrefois son pays catholique, ce qu’il pourrait de nouveau être, si les hommes acceptaient de se convertir et de se détourner de leurs conduites démentes et meurtrières.

Considérons le passage suivant du roman. Manno, le plus mystique des gars, est en permission chez lui avant de retourner en Albanie. Il voit à l’église, en compagnie de sa grand-tante qui possède un pavillon à l’extérieur de la ville, une très belle fille. Manno rend officiellement visite à la fille, qui porte le prénom charmant et inspiré de Colomba (Colombe). Après un dîner simple et cordial avec la dame et sa nièce, une longue conversation, une promenade dans le verger avec Colomba, une poignée de main et la promesse de se revoir le lendemain, Manno rentre chez lui :

Parcourant les rue de la ville, il regardait chaque chose, chaque détail bien connu de son monde familier, et maintenant, après son entrevue avec Colomba, qui l’avait en quelque sorte renouvelé, chaque objet, même le plus trivial, lui semblait une découverte, suscitait en lui un élan de joie. Il s’arrêta un moment à l’église. Pour remercier Dieu de m’avoir protégé du danger, pensait-il. Mais la prière qui lui vint spontanément aux lèvres fut le Gloria. Il le dit une fois, puis le répéta encore et encore, dans un vibrant et quasi solennel crescendo, tel un orgue, dans l’obscurité de l’église déserte. Il était reconnaissant, non pas tant pour avoir été préservé de la guerre, de la mer, mais pour l’existence de Colomba, parce que Dieu l’avait créée telle qu’elle était, avait permis que vienne au monde une créature aussi exceptionnelle. Il se tournait, transporté, vers la mère de Dieu, bénie entre toute les femmes, la priant de veiller sur Colomba, de l’aider à rester aussi pure et charmante qu’elle l’était à ce jour.

Ce qui me frappe dans ce passage, c’est que les paroles de Manno, les sentiments qui les inspirent et les pensées qui élèvent son regard de la terre vers le ciel sont maintenant pour la plupart des gens absolument incompréhensibles et peut-être même répréhensibles. Et pour presque tout le monde, c’est un message dans une bouteille en provenance d’un monde perdu.

Il est sain et dans la vérité, et nous, nous sommes de parfaits insensés.

D’abord, Colomba est pure. Pas seulement abstinente mais pure : elle a une profonde connaissance de la sainteté du corps et du mariage. Manno et elle ne se sont pas rencontrés comme « amis », selon le sens moderne du mot, frivole et désinvolte, ni comme pourvoyeurs de plaisir frictionnel. Ils se sont rencontrés comme un jeune homme et une jeune fille, un homme en devenir et une femme en devenir, et la possibilité d’un mariage, éventualité qu’ils n’auraient pas osé envisager si vite, planait au dessus d’eux comme ils se promenaient et parlaient, comme le chant d’un oiseau perché pour la nuit tout en haut d’un arbre.

Ensuite, Manno est pur. Corto insiste là-dessus. Il a grandi, il a découvert ses compatriotes bien mieux que nous-mêmes ne connaissons nos proches voisins, il a étudié, prié joué, s’est battu, a mangé, débattu, s’est réjoui et a porté le deuil en leur compagnie.

Les prêtres de sa province de Brianza étaient des pasteurs claivoyants et infatigables. Ils ont élevé une génération de garçons dont beaucoup sont arrivés vierges à l’autel — des hommes qui ont passé des années à se geler dans les neiges de Russie ou à cuire dans les sables d’Afrique du Nord, des hommes fortifiés par une amère expérience, des soldats dont des compagnons, chrétiens uniquement de nom, profitaient de ces femmes qui en temps de guerre sont prêtes à tout offrir en échange de nourriture et de protection.

C’est impossible ? Sommes-nous des bêtes ou des hommes ? Corti n’expose pas une théorie. Il était là. Il était témoin.

Troisièmement, parce que Manno et Colomba sont purs, Manno peut avoir les pensées que rapporte Corti. Manno compare Colomba à la femme d’Hector, Andromaque, et à la pieuse Béatrice de Dante. Une fantaisie débridée peut-être, mais qui s’enracine dans la terre. Sans cette Colomba de chair et de sang, réservée, féminine, douce, intelligente et pure, les pensées de Manno n’auraient pas pu s’élever ainsi. Si nous appelons cela simple poésie, sentimentalité et romantisme, nous ne savons pas ce que nous disons. Nous sommes comme des daltoniens prétendant que le vert n’existe pas. Ou nous sommes comme des vieillards dont de mauvaises habitudes ont fragilisé les os, et qui ne sont plus capable d’imaginer ce que c’est que de courir et gambader à sa fantaisie.

Finalement, ce passage nous avertit qu’il est fou de prétendre que l’air que nous respirons n’aura pas d’effet sur notre santé. Manno et Colomba ont grandi dans un monde qui pouvait engendrer un Manno et une Colomba. Vous ne pouvez pas dire : « c’est vrai que la pornographie est un égout à ciel ouvert, mais je n’y touche pas ». C’est bien possible, mais vous respirez néanmoins les miasmes de l’égout.

Vous n’avez pas idée de ce qu’un monde moralement sain pourrait vous inspirer. Vous ne pouvez pas dire : « c’est vrai que la fornication est mauvaise, mais qui suis-je pour établir une prescription pour les autres ? » Désolé, mais les fornicateurs ont déjà établi une prescription pour vous. Allez donc au dancing si vous aimez ça : il est plein. Rejoignez la procession du Saint Sacrement : il y a vous — et qui d’autre ? Ecrivez donc des poèmes en l’honneur de Béatrice — si vous pouvez la trouver, ou plutôt s’il peut vous venir à l’esprit qu’une telle personne puisse exister.


Anthony Esolen est conférencier, traducteur et écrivain. Il enseigne à Providence College.

Illustration : Eugenio Corti (1921-2014), a écrit Le Cheval Rouge.