Ce que François a vraiment dit - France Catholique
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L'amour du travail bien fait avec saint Joseph artisan
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Ce que François a vraiment dit

Un long entretien avec le Pape ! Un entretien où François se livre comme cœur à cœur, c'est plus qu'une aubaine, une occasion providentielle pour savoir qui est vraiment cet homme extraordinaire que les cardinaux nous ont fait la surprise de nous envoyer au balcon de Saint-Pierre. Cet homme inattendu et qui ne cesse de surprendre, en rompant avec un certain code protocolaire et qui se montre si proche des personnes, qu'il voudrait connaître une à une, il nous presse de saisir qui il est profondément. Avec ses prédécesseurs immédiats, Jean-Paul II et Benoît XVI, nous n'étions pas si perplexes, parce que l'un et l'autre étaient les représentants d'une certaine Europe de la culture et de la culture chrétienne. Mais avec Jorge Mario Bergoglio surgi du Nouveau Monde, dont souvent les mœurs et les mentalités nous déconcertent, que faut-il attendre, quelles décisions, quelles lignes de force — pour un pontificat en promesse ? Il n'a pas une œuvre constituée à l'instar des professeurs Wojtyla et Ratzinger, que l'on puisse relier à l'histoire de la pensée européenne du XXe siècle. Bien sûr, nous pouvions soupçonner qu'avec la formation intellectuelle acquise dans le cadre de la Compagnie de Jésus, le jeune Bergoglio n'avait pas été en manque de maîtres, de références, et d'ancrage dans de solides traditions. Nous pouvions deviner sans être sûrs de rien. C'est pourquoi l'idée superbe conçue par ses frères de la Compagnie de solliciter de lui un long entretien, où on pourrait lui poser librement les questions les plus intimistes, ne pouvait que satisfaire notre curiosité la plus légitime.
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Le père Antonio Spadaro, directeur de la célèbre revue jésuite italienne Civiltà Cattolica a eu l’insigne privilège d’être reçu par trois fois, les 19, 23 et 29 août derniers à la maison Sainte-Marthe où réside le Saint-Père. Il répondait ainsi au vœu unanime des responsables des revues de la Compagnie du monde entier, qui s’étaient retrouvés à Lisbonne et avaient décidé qu’il convenait d’interroger le premier pape jésuite de l’histoire, afin de le mieux faire connaître à tous, en lui posant quelques questions essentielles sur sa vie et ses perspectives pastorales à la tête de l’Église catholique. Le P. Spadaro s’est donc fait l’interprète de ses confrères auprès du pape François : interrogations les plus directes et réponses dans un style familier, sans jamais rechigner à ce qu’il pouvait y avoir de délicat, de problématique, sinon d’indiscret dans les propos du directeur de la Civiltà Cattolica.

On comprend que la presse de la terre entière et tous les commentateurs possibles se soient jetés littéralement sur un pareil document. Malheureusement, comme on pouvait le craindre, au lieu de l’interpréter dans son ensemble, dans l’économie générale de sa démarche, ils ont préféré mettre en évidence certains paragraphes sortis de leur contexte pour créer un effet de contraste, si ce n’est de scandale, en prétendant que le nouveau pontificat s’inscrivait en décalage brutal par rapport à ceux de ses prédécesseurs. N’ayons pas peur des mots : en l’espèce, il s’agit d’une véritable escroquerie intellectuelle qui ne fait, une fois de plus, qu’accuser la légèreté médiatique et la perversité d’un état d’esprit qui ne lésine pas sur les moyens pour imposer ses diktats, qui correspondent à autant de tenaces obsessions.

Mais avant d’en venir aux mises au point qui s’imposent, il convient de reprendre l’entretien aux revues jésuites dans sa démarche de fond. La première question posée par le Père Spadaro est on ne peut plus directe : « Qui est Jorge Bergoglio ? »« Je ne sais pas quelle est la définition la plus juste… Je suis un pécheur. » Ce que François exprime est tellement admirable que l’on s’en voudrait de couper la citation. Il faut la reprendre en son intégralité : « Si, je peux peut-être dire que je suis un peu rusé, que je suis manœuvrier, mais il est vrai que je suis aussi un peu ingénu. Oui, mais la meilleure synthèse, celle qui est la plus intérieure et que je ressens comme étant la plus vraie est bien celle-ci : je suis un pécheur sur lequel le Seigneur a posé son regard. » Il poursuit : « Je suis un homme qui est regardé par le Seigneur. Ma devise « Miserando atque eligendo », je l’ai toujours ressentie comme profondément vraie pour moi. Le gérondif latin miserando me semble intraduisible tant en italien qu’en espagnol. Il me plaît de le traduire avec un autre gérondif qui n’existe pas : misericordiando (en faisant miséricorde). » On lit en note de la traduction de la revue française Études  : « La devise du pape François est tirée des homélies de saint Bède le vénérable, qui commentant l’épisode évangélique de la vocation de saint Matthieu écrit : « Jésus vit un publicain, et, le regardant avec amour et le choisissant, lui dit : ‘Suis moi’ « . »

Si on n’a pas en tête ce préalable de l’entretien, la suite est incompréhensible. La vocation même de Jorge Mario Bergoglio veut que le Seigneur l’ait choisi en lui pardonnant. J’ajouterais : en lui conférant le don du regard miséricordieux. Ce que l’on sait de son enfance et de sa famille — il en parlé explicitement dimanche dernier lors de sa visite à Cagliari en Sardaigne — renvoie aux difficultés d’une famille pour se sortir de la misère. Rien d’un milieu protégé ou aisé ! Cela permet de comprendre pourquoi François ne s’est jamais résolu à oublier cette pauvreté native. Lorsqu’il met son pontificat sous le signe de la proximité aux pauvres, il n’y a nulle affectation, nulle démagogie. Il est vrai devant lui-même et sa propre histoire, il sait que le Seigneur, en lui pardonnant son propre péché, l’a ouvert pour toujours à la détresse des autres que seule la tendresse de Dieu peut consoler.

Mais l’Église lui a aussi beaucoup apporté dans sa formation spirituelle, de même la Compagnie avec son génie propre. Français, nous ne pouvons qu’être touchés par les références évoquées dans l’entretien et qui concernent des figures de notre patrimoine. Ne salue-t-il pas la figure d’Henri de Lubac, auquel il associe Michel de Certeau ? Ce n’est pas indistinctement l’œuvre de ce dernier qu’il retient, mais son travail singulier sur Pierre Favre, un des premiers compagnons d’Ignace de Loyola. « Le dialogue avec tous, même avec les plus lointains et les adversaires de la Compagnie ; la piété simple, une certaine ingénuité peut-être, la disponibilité immédiate, son discernement intérieur attentif, le fait d’être un homme de grandes et fortes décisions, capable en même temps d’être si doux… » Telles sont les caractéristiques que le Pape retient de Pierre Favre. Il est non moins instructif de retenir à quel point il se montre proche de mystiques comme Jean-Joseph Surin et Louis Lallemant qui appartiennent au XVIIe siècle.

L’enracinement dans la spiritualité des fils de saint Ignace est ainsi avéré et notamment du côté de la branche française de la Compagnie. On note l’attachement du Pape à un écrivain français trop oublié, Joseph Malègue dont le roman Augustin, ou le maître est là, eut une singulière influence sur les générations d’avant-guerre. Ce n’est d’ailleurs là qu’une référence littéraire parmi tant d’autres qui montrent l’importance de la culture du Pape, qui s’étend aussi à la peinture, à la musique et même au cinéma ! Les futurs biographes ne manqueront pas de faire leur miel de ces indications précieuses qui donnent à penser sur la richesse d’une personnalité. Mais c’est surtout la dimension humaniste (au sens de la Renaissance) qu’on retiendra parce qu’elle fait appel, comme chez Urs von Balthasar, à une vérité symphonique et à une connivence de la culture et de la théologie. Curieusement et significativement, les médias n’ont fait aucun écho à cette dimension si importante.

En revanche, il a été signalé un passage où le pape affirme qu’il n’a jamais été « de droite ». Mais là encore, on s’est bien gardé de contextualiser pareille assertion qui ne prend sens que par les années douloureuses vécues en Argentine par celui qui avait alors la responsabilité de gouverner les jésuites de sa province. C’est vrai que le provincial a été accusé de connivences avec le régime dictatorial, calomnie répercutée en France après l’élection du nouveau pape. Il n’était pas si facile de trouver le bon équilibre, entre ceux qui ne voyaient de salut qu’à l’ombre du général Videla et ceux qui mettaient leurs espoirs dans une révolution armée, comme certains représentants de la théologie de la libération. Ce n’est pas parce que le P. Bergoglio n’approuvait pas ces derniers qu’il pouvait se reconnaître dans les premiers. Tel est le sens de la formule employée et qui renvoie à une responsabilité qui trouve ses repères en dehors des postures politico-idéologiques. Mais c’est un aspect qui regarde le passé.

Ce qui a surtout retenu l’attention, ce sont les propos du pape sur les blessures de la vie et la mission de l’Église à se constituer comme une sorte d’« hôpital de campagne ». On y a vu un changement radical d’attitude par rapport aux périodes récentes et plus précisément aux derniers pontificats. Le texte ne dit rien de cela. Bien au contraire, François fait un vif éloge de son prédécesseur Benoît XVI en lui montrant, selon l’expression du P. Spadaro « une grande affection et une énorme estime ». Il conviendrait de faire une exégèse très précise des quelque quatre pages où François fait part de son expérience pastorale d’accompagnement des personnes prises dans les tourments de la vie : « Je vois l’Église comme un hôpital de campagne après une bataille. Il est inutile de demander à un blessé grave s’il a du cholestérol ou si son taux de sucre est trop haut ! Nous devons soigner les blessures. Ensuite nous pourrons aborder le reste. Soigner les blessures, soigner les blessures, il faut commencer par le bas. »
Je ne vois pas ce que Jean-Paul II ou Benoît XVI auraient à redire à l’encontre d’une telle remarque et de l’attitude d’attention miséricordieuse qu’elle implique. On peut, certes, au nom des commandements, se montrer rigoureux et même impitoyable à l’égard de ceux qui sont très loin de les pratiquer. François ne préconise pas une telle dureté, il ne préconise pas pour autant le relativisme moral : « Les personnes doivent être accompagnées et les blessures soignées. » Il est très important de noter qu’il ne s’agit pas de dire que les blessures ne sont pas des blessures, que les fautes ne sont pas des fautes, et qu’il conviendrait de normaliser les situations objectivement pécheresses. Il s’agit de tendre une main secourable pour ne pas abandonner les blessés de la vie à leurs détresses : « Les ministres de l’Église doivent être miséricordieux, prendre le soin des personnes, les accompagner comme le bon Samaritain qui lève et relève son prochain. Cet évangile est pur. Dieu est plus grand que le péché […], les ministres de l’Évangile doivent être des personnes capables de réchauffer les cœurs des personnes, de dialoguer et de cheminer avec elles, de descendre dans leur nuit, dans leur obscurité, sans se perdre. » Je défie quiconque de me démontrer que cette thérapeutique de la grâce contrevient en quoi que ce soit à ce qu’ont préconisé Jean-Paul II et Benoît XVI. Il ne s’agit que de la confirmation existentielle, pratique, spécifiée, de l’Évangile de la miséricorde dont le pape Wojtyla s’est fait le prédicateur inlassable.

Ce que François dit ensuite de la situation des homosexuels correspond strictement à l’attitude que j’ai vu conseillée et observée dans la vie quotidienne de l’Église, par les pasteurs et les chrétiens les plus proches de ces personnes. Il n’y a là rien d’inédit. J’en dirais autant de la mise au point doctrinale qui couronne ce passage. Celui qui, d’évidence, devait être le plus remarqué et commenté : « Nous ne pouvons pas insister seulement sur les questions liées à l’avortement, au mariage homosexuel et à l’utilisation des méthodes contraceptives. Ce n’est pas possible. Je n’ai pas beaucoup parlé de ces choses et on me l’a reproché. Mais lorsqu’on en parle, il faut le faire dans un contexte précis. La pensée de l’Église, nous la connaissons, et je suis fils de l’Église, mais il n’est pas nécessaire d’en parler en permanence. » Était-ce le cas avec ces prédécesseurs ? Si l’on mesure la place réservée à la morale sexuelle par rapport à l’ensemble de l’enseignement magistériel, on s’apercevra qu’elle est extrêmement limitée. Paradoxalement, ce sont les médias qui ont toujours donné le maximum de publicité aux enseignements en ce domaine, parce qu’ils ne s’intéressaient vraiment qu’à cela et parce qu’ils adorent mettre en valeur ce qui est matière à polémique. Ils ont même été plus loin encore, en reprochant à Jean-Paul II sa condamnation du préservatif, alors qu’il ne s’était jamais prononcé sur le sujet.

La prétendue obsession de l’Église catholique se heurte pourtant à ce fait majeur que dans les prédications dominicales ce type de sujet n’est pratiquement jamais abordé, ce qui est d’ailleurs dommage, un éclairage doctrinal et un discernement prudentiel pouvant grandement servir au bien des fidèles, souvent démunis lorsqu’on les interroge. Il est possible qu’en certains cas, un moralisme par trop sec et abstrait ait produit des dégâts. C’est pourquoi on comprend que le pape François veuille, en quelque sorte, ouvrir la morale à la grâce, le naturel au surnaturel et surtout le non-sens de vies labyrinthiques ou errantes à l’espérance supérieure d’une existence ressaisie par l’amour divin : « L’annonce de type missionnaire se concentre sur l’essentiel, sur le nécessaire, qui est aussi ce qui passionne et attire le plus, ce qui rend le cœur tout brûlant comme l’eurent les disciples d’Emmaüs. Nous devons trouver un nouvel équilibre, autrement l’édifice moral de l’Église risque lui aussi de s’écrouler comme un château de cartes, de perdre la fraîcheur et le parfum de l’Évangile. L’annonce évangélique doit être plus simple, profonde, irradiante. C’est à partir de cette annonce que viennent ensuite les conséquences morales. »

Oui, l’annonce de l’amour salvifique de Dieu est premier. Si ce n’était pas le cas, on ne voit vraiment pas où serait l’originalité du message évangélique et de la mission de l’Église. Celle-ci ne consiste pas en une sorte d’école de philosophie et de morale, même si elle vient éclairer de l’intérieur l’intelligence du monde. Le propre de l’annonce du Salut c’est de donner les énergies qui permettent de mener une vie droite et d’illuminer les cœurs. On ne voit pas qui pourrait contredire François en tout cela. Pour autant, ce n’est pas en quelques pages que l’on pourra appréhender toutes les coordonnées d’une question aussi complexe.

Il n’est pas sûr, par exemple, que le pape en sa mission spécifique de successeur de Pierre, ne sera pas contraint d’opérer des clarifications indispensables lorsque les défis pour le devenir et l’intégrité de l’homme seront trop pressants. Le cardinal Bergoglio était mobilisé dans son hôpital de campagne, le pape François y fera de fréquentes visites, comme il sait les faire. Mais lorsque les défis seront menaçants, tous attendront sa parole ferme et libératrice. D’ailleurs, il la fait entendre d’ores et déjà, comme lorsqu’il reçoit des médecins 1 avides de discernement dans des situations délicates. N’est-ce pas un des aspects de la « frontière » que notre pape évoque avec tant d’insistance, indiquant ainsi les zones les plus douloureuses de notre espace et celles qui requièrent le plus de sollicitude de l’esprit et du cœur ?

Un des grands mérites de l’entretien accordé à Civilità Cattolica et aux revues culturelles de la Compagnie de Jésus est de nous inviter tous à nous remettre en question et à réfléchir plus intensément à nos responsabilités de témoins des exigences évangéliques.

  1. Rencontre avec les gynécologues du vendredi 20 septembre.