Barbares intelligents ? - France Catholique
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Barbares intelligents ?

Traduit par Yves Avril

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Récemment on m’a demandé d’écrire pour l’Association nationale des Universitaires un ou deux essais sur la toute nouvelle marotte qui concerne les nouveaux étudiants. Les collèges envoient aux étudiants prêts à entrer à l’Université un livre qu’ils sont tous supposés lire, habituellement quelque chose en sociologie ou psychologie vulgarisée. Quand ils arrivent sur le campus, pendant la période d’orientation ils discutent du livre, ou ils suivent un séminaire ou deux, avant de commencer leur formation professionnelle, ou l’habituelle série de cours sans lien l’un avec l’autre, et choisis ad libitum.
C’est supposé donner aux étudiants une « expérience commune », un succédané de fonds commun de connaissances, une culture commune, et une foi commune.

C’est comme leur donner un T-shirt « J’ai lu X ». Cette perspective fait battre le coeur. En attendant, la véritable expérience commune se fait dans les dortoirs et les pubs, et elle est choisie ad libidinem.

Ma propre mater avaritiae, Princeton, s’est mise en frais pour cette nouvelle absurdité. Dans le temps, elle avait un programme. Son examen d’entrée testait la connaissance de l’étudiant dans les langues classiques. De mon temps elle n’avait pas de programme, seulement quelques vagues « prérequis » dans le domaine choisi. Quand il s’avéra que la plupart des étudiants entrant à Princeton ne savaient pas écrire correctement, on créa pour les nouveaux étudiants un ou deux cours pour y remédier.

Le plus populaire, et de loin, de ces cours, où s’inscrivaient des centaines d’étudiants, était « Le Nouvel Etudiant Shakespeare », enseigné par l’acteur et professeur Daniel Seltzer. Je n’allais pas à ces cours mais je profitais des bénéfices indirects de la classe de Seltzer parce que presque tous mes amis y étaient et en parlaient constamment. Seltzer mourut relativement jeune et il n’apparaît pas que son cours lui ait survécu. Le sujet du cours d’anglais de loin le plus populaire à Princeton, d’après ce que je peux déduire des inscriptions sur le net, est de la camelote pour jeune adulte.

En tout cas Princeton maintenant est tout à fait à la mode. Son président, Christopher Eisgruber, a envoyé au comité de sélection ses propres critères pour le choix d’un livre qui ouvre le nouvel étudiant à la pensée, à « une vie qui ait du sens » et aux « questions éthiques », bref tout ce qui est princetonien. Son quatrième critère est très intéressant. « Le livre », dit-il, « devrait être quelque chose avec quoi et sur quoi les étudiants peuvent débattre. Pour cette raison j’incline à éviter les « classiques » que les étudiants pourraient se sentir obligés de vénérer. »

J’ai beaucoup de mal à imaginer des étudiants « vénérant » quoi que ce soit.

J’aurais pensé, formés que nous sommes tous dans la bêtise, la grossièreté, l’irrévérence et le vulgaire, et nous inclinant très bas devant l’idole d’une Humanité Nouvelle et de Progrès, reconnue parfois comme un miroir, que nous ne courions pas spécialement le danger de « vénérer les classiques », ou de vénérer ce que Eisgruber appelle les « classiques », sur un ton dépréciatif.
Le président semble ne pas savoir à quoi servent les grandes oeuvres de d’art et de pensée, ou ce qui les rend intemporelles. Supposons que les étudiants lisent La Vie de Johnson de Boswell, en version abrégée. Ils vont passer quelques heures avec l’un des hommes les meilleurs et les plus sages que l’Angleterre ait donnés au monde ; un homme avec des opinions fortes, dont les jugements moraux piquent au vif, sous le regard de qui l’humanité se trouve révélée dans sa honte et dans sa gloire. C’est un livre que vous gardez avec vous tout le restant de votre vie.

Johnson était un Tory et un royaliste, qui disait qu’il ne voulait pas entendre parler de liberté pour négriers – une pique qui nous invite nous Américains à faire notre examen de conscience. C’était un homme chevaleresque qui aimait tendrement sa femme, bien qu’il ait dit que voir une femme prêcher était comme voir un chien trotter sur ses pattes de derrière. Vous ne demandiez pas si c’était bien fait, mais vous étiez surpris de voir que finalement c’était fait. Johnson est quelqu’un sur qui on peut compter.

Et c’est le cas d’Homère, de Dante, de Tocqueville, de Dickens. Donnez aux étudiants Les Fiancés de Manzoni, le plus grand des romans italiens.

Encouragez les barbares intelligents, les nouveaux princetoniens, à employer le muscle spirituel, celui du respect, presque mort d’atrophie.

Il n’y a aucune honte à fermer votre bec un moment pour écouter un sage. Manzoni aussi demeurera avec vous pour le restant de votre vie. Vous serez dans le lazaretto des pestiférés, où le jeune Renzo sera invité à se rendre pour pardonner à l’homme qui a enlevé celle qui doit être sa fiancée, et où son âme est en balance.

Avant d’atteindre le moment où vous pouvez débattre « avec et sur » un tel livre, comme le suggère Eisgruber, vous devez avoir ouvert votre esprit et votre coeur à son enseignement. Si le commencement de la sagesse est la crainte de Dieu, alors le presque commencement de la sagesse est au moins le respect pour les gens qui ont pensé plus fortement que nous, vu plus clairement et aimé plus purement. Ils peuvent nous inspirer un amour pour la vérité, comme Platon le fit pour Aristote, ou Albert pour l’Aquinate.

Le comportement d’Eisgruber est assez commun, j’ai le regret de le dire. Il jette la suspicion sur le respect et se vante d’être « critique » quand en réalité il encourage une irrévérence superficielle et adolescente, un refus d’écouter les voix autres que celles qui nous martèlent les oreilles, venant des phénomènes de masse de notre temps.

Pourquoi écrire ces mots à Catholic thing ? Le propos d’une éducation humaine n’est pas d’élever des barbares intelligents. Le propos d’une éducation catholique n’est pas d’élever des barbares intelligents qui vont à la messe le dimanche et votent pour les candidats pro-life. Si votre école catholique et son projet pédagogique n’est pas pénétré de respect pour les choses qui durent – si son esprit est celui du président Ice Digger et non celui de Manzoni – vous n’avez plus qu’à fermer et à envoyer les enfants dans les écoles publiques. S’ils doivent avoir une mauvaise éducation, autant que ce soit gratuit.


Anthony Esolen est conférencier, traducteur et écrivain. Ses derniers livres sont Réflexions sur la vie chrétienne : comment notre histoire est histoire de Dieu et Dix manières de détruite l’imagination de votre enfant. Il enseigne au Collège de la Providence.


Source : http://www.thecatholicthing.org/columns/2014/clever-barbarians.html