3118-Mariage-Révolution - France Catholique
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L'amour du travail bien fait avec saint Joseph artisan
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3118-Mariage-Révolution

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18 février

Parmi les clichés soixante-huitards les mieux établis, et donc les plus bien-pensants, celui de la libération des moeurs. Il traîne partout comme une évidence imposée ironiquement à ceux qui persistent à la refuser et qui sont renvoyés aux ou­bliettes de l’histoire. On échappe rarement à l’anecdote de tante Yvonne refusant de recevoir les couples de divorcés à l’Élysée comme l’archétype même de ce que 68 à fait définitivement exploser. Il n’est pas niable que les sixties – et non mai 68 à lui seul – déterminent un changement massif des attitudes devant la vie. J’ai dû citer des dizaines de fois cette formule qui appartient à Pierre Chaunu et qui me paraît incomparablement supérieure à la simple ré­volution sexuelle célébrée de façon très adolescente et sans aucun recul par rapport à la signification réelle de l’évolution des mœurs. La façon de désigner unilatéralement le conservatisme, le catholicisme, voire le puritanisme comme responsables des attitudes anciennes, repoussées par les générations nouvelles, me semble également symptomatique d’une remarquable indigence intellectuelle.
J’ai eu l’occasion de m’en expliquer autour de la rédaction de L’amour en morceaux ?, en me fondant sur les travaux de Michel Rouche. j’attendais de cet historien éminent un livre-somme qui aurait réalisé la synthèse de ses recherches considérables sur le mariage à travers tous les stades de son développement. Ayant dirigé, avec son épouse, la revue Alliance, il avait eu l’occasion de distiller à ses lecteurs les résultats de ses recherches. Mais la synthèse n’est pas venue. Heureusement, mon collègue Benoît de Sagazan a pris l’initiative de l’interroger pour lui faire livrer son savoir immense sur la question. Déjà, il y a cinq ans, cela nous avait valu un premier ouvrage, intitulé Sexualité, intimité et société sous le regard de l’histoire. Et voilà un second volume (CLD éditions) qui complète et enrichit le premier, en abattant, comme le dit une lectrice sagace, « un cliché convenu par page ». Si seulement nos péremptoires « progres­sistes » daignait s’intéresser à ses pages denses, nourries d’une information de première main, ils pourraient se mettre à réfléchir sérieusement sur des sujets qu’ils abordent avec la plus grande légèreté.

Il y aurait énormément à dire. Je me contenterai ici de deux remarques. La première concerne la persistance de l’héritage chrétien en ce qui concerne l’amour conjugal moderne. Ceux qui croient sincèrement que mai 68 a tout largué et que c’en est fini définitivement de cette héritage insupportable fondé sur la répression, la contrainte et le puritanisme sont très loin du compte. Car que font-ils des interdits qui concernent l’inceste, le cannibalisme, le viol, la pédophilie ? « Il faut même y ajouter une notion récemment éclose, la parenté indissoluble pour les divorcés, sorte d’avatar reçu de l’indissolubilité du mariage chrétien qui dura douze siècles. Enfin l’aspiration à la monogamie, le mono-partenariat comme disent les sociologues, reste fondamentale et générale. » Michel Rouche ajoute encore l’égale gravité des adultères masculins et féminins qui n’étaient pas entrés, eux, dans les mœurs du dix-neuvième siècle.
Au cours des conférences que j’ai pu faire sur le sujet, j’ai parfois surpris mon auditoire en expliquant que les difficultés actuelles du mariage relevaient largement de la responsabilité de la conception chrétienne de l’amour. En effet, en faisant du mariage un sacrement qui exigeait le libre consentement des époux et donc la primauté de l’amour, l’Église avait arraché la nuptialité à la tradition universelle fondée sur le mariage négocié par les familles ou le clan. Ainsi la liberté totale exigée par mai 68 constitue une sorte de suite malheureuse à l’émancipation chrétienne de l’amour.

L’émancipation de la liberté et de l’amour a été payée d’un prix élevé : « il est criminel de violer la liberté du mariage » déclare le concile de Trente, qui apparaît très rigoureux quant aux conditions d’assurer l’autonomie des consentements : « le saint concile ordonne à tous, de quelques degré, dignité et condition, qu’ils soient, sous peine d’anathématisme encouru ipso jure, qu’en aucune manière, directement ou indirectement, il n’empêche leurs sujets ou quelque autre que ce soit de contracter librement un mariage. »
Seconde remarque : Michel Rouche montre aussi l’incroyable énergie dépensée par le christianisme pour arracher le mariage à toute proximité incestueuse. Je crains que la défiance à l’égard de l’Église ne cache une fantastique régression. On croit avoir abattu les préjugés et les conventions. Mais on risque de courir à grand pas aux pires confusions inces­tueuses des sociétés archaïques. La méprise soixante-huitarde à propos de l’amour est radicale.

21 février

Le livre noir de la Révolution française (Cerf) est parfois accueilli par des mouvements d’humeur qui semblent en contester la légitimité-même. Et pourtant, nous avons largement dépassé l’âge d’une historiographie dite classique qui imposait une sorte de révérence canonique à l’égard de la décennie révolutionnaire. Précisément, n’est-ce pas l’école de François Furet – ou du moins certains de ses représentants – qui conteste le bien fondé du livre noir ? Certes, ils le font avec des arguments méthodologiques, dénonçant le côté désordonné d’un recueil disparate. De ce point de vue, on leur accordera que l’ouvrage n’est pas un travail d’école, qu’il ne résulte pas d’une longue élaboration commune et qu’il n’a même pas été ordonné sous la férule d’un chef d’orchestre qui aurait rigoureusement maîtrisé la matière et la disposition. Mais si c’était précisément le charme du livre ? Son intérêt ne vient-il pas de la grande liberté des auteurs qui cultivent chacun pour soi un champ de recherche favori ? Et, au gré des interventions, l’attention est attirée par des objets fort divers, qui ont tout de même ce point commun de traiter de ce qui est souvent laissé de côté, ignoré ou dédaigné.

C’est vrai qu’on peut concevoir un regret à l’égard de ce non systématisme qui empêche une démarche unifié au terme de laquelle une orientation historiographique commune pourrait se dessiner. Peut-être présumait-on l’équivalent du dictionnaire dirigé par Furet et Mona Ozouf et qui aurait problématisé la Révolution dans d’autres cadres que ceux déterminés par la postérité de Tocqueville. Je ne sais pas si c’est possible ou même souhaitable. Quand je relis ce dictionnaire je suis émerveillé par la perfection de ce qui a été réalisé et doute fortement qu’on puisse mieux faire. Cela ne veut pas dire qu’on ne peut plus rien écrire sur le sujet. Mais il faudrait redéfinir pour cela d’autres problématiques bien ciblées. Il y a bien sûr la tradition contre-révolutionnaire, celle de Maistre et de Bonald. Mais justement elle était prise en compte par l’école Furet-Ozouf, qui en montrait à la fois l’intérêt et les limites. On peut toujours imaginer une renaissance de ce courant qui a toujours des disciples et des sympathisants. Mais, qu’on le veuille ou non, ils ne possèdent pas la capacité historiogra­phique nécessaire pour maîtriser vraiment la complexité du phénomène de la Révolution française. Je note d’ailleurs que le Livre noir comporte des études qui se rapporte à la ligne du dictionnaire. C’est le cas de Jean-Christian Petitfils, avec son article sur Louis XVI et la Révolution de la Souveraineté. Ce n’est pas celui d’autres interventions qui se veulent – disons – provocatrice. Je pense à l’étude-charge de Frédéric Rouvillois intitulée Saint-Just fasciste ? Je ne suis pas sûr pourtant que François Furet l’aurait désavouée. Sa conclusion à elle seule ne rejoint-elle pas la certitude intime de l’auteur de L’avenir d’une illusion ? « il y a certes des enfants qui n’ont aucun trait commun avec leur parent, de même que certaines per­sonnes se res­semblent comme des frères sans avoir le moindre degré de parenté. Mais il n’en va pas de même dans l’histoire des idées, où des similitudes marquées et répétées signifient toujours quelque chose. » Comment nier sérieusement qu’il existe avec la révolution jacobine et son héros emblématique le modèle « d’une utopie totalitaire, prête à tout pour établir l’homme nouveau dans la République intégrale. Autrement dit, celle d’une prémonition des plus tragiques expériences du vingtième siècle ». Les bolche­viques n’avaient aucun doute là dessus, qui n’ont cessé de se réclamer de la trajectoire jacobine. L’article de Stéphane Courtois, spécialiste réputé de l’historiographie du communisme, ne laisse aucun doute à ce propos. On dira que l’affaire est plus délicate lorsqu’on établit des filiations avec le fascisme ou le nazisme. Mais il s’agit bien du même creuset totalitaire. Et puis le portrait de Saint-Just dressé par Frédéric Rouvillois est plus que troublant par les anticipations qu’il projette. Malraux n’en aurait pas été surpris. J’admets que ça peut être dur à avaler, mais il y a déjà un certain temps que n’est plus tabou la question de la matrice des totalitarismes.

Un autre thème fait mal à beaucoup. C’est celui abordé par Michaël Bar Zvi : l’ambivalence de la Révolution à l’égard des juifs. J’entends des protestations indignées. Il faut reconnaître qu’elles se justifient par le mérite unanimement reconnu aux révolutionnaires de l’émancipation des juifs. Mais on laisse ainsi de côté le problème de la difficulté d’exister avec ses traditions religieuses. Et le mot même d’émancipation contient l’idée rationaliste d’un universel éradiquant les différences. Bien sûr, on opposera à la revendication d’une autonomie sociale le danger des communautarismes. L’individualisme ré­vo­lutionnaire en dissolvant les appartenances communautaires met la tradition d’Israël en danger. Je ne suis pas étonné par l’argumentaire de Michaël Bar Zvi, juif pieux, qui ne craint pas de faire entendre la plainte d’un possible effacement de l’existence juive dans le creuset d’une certaine modernité. Son plaidoyer n’est sûrement pas démagogique dans le climat intellectuel présent. Mais je m’indignerais si on lui refusait de faire entendre sa voix singulière et si essentielle dans notre histoire profonde. Là où certains protestent, je vois une raison de plus pour défendre le bien-fondé de ce Livre noir qui oblige à penser hors des chemins balisés. D’ailleurs, il existe un précédent rappelé opportunément par Fabrice Hadjadj. Dans son article sur Hannah Arendt : « L’émancipation fut le prélude de l’extermination ». Son effet, constate Arendt, fut seulement de rendre le Juif plus « voyant » et de redoubler son statut de paria : pas entièrement assimilé à la nation française, et désormais étranger à ses propres traditions, il se trouve dans cette posture contradictoire d’avoir à « être et ne pas être un juif ». Comment ne deviendrait-il pas la figure de l’hypocrisie ? Comment sa visibilité neuve ne le changerait-elle pas en cible de la traque au complot ? L’avenir a prouvé la mortelle ambiguïté du mot lancé par Clermont-Tonnerre en 1789 : « Rien au juif en tant que nation, tout au juif en tant qu’individu. »

Il ne faut pas sous-estimer la redou­table complexité de cette alternative forcée : communautarisme ou citoyenneté individuelle. Sans compter que les communautés aujourd’hui ne peuvent plus se concevoir sur les modèles d’Ancien Régime et qu’on ne peut plus contester le bien fondé d’un droit commun pour tous les individus. N’en reste pas moins qu’il y a danger d’éradication des différences dans le sens d’un désenchantement des traditions religieuses. Sur ce point, on doit prendre au sérieux les avertissements d’un Jean-Claude Milner, qui, lui aussi, a mis l’accent sur le danger moderne d’éradication de la spécificité juive.
à force d’avancer dans le Livre noir j’ai pris conscience de sa véritable originalité, qui ne vise pas à concurrencer le travail de l’école Furet, mais à étendre l’horizon de la réflexion en rappelant l’apport considérable de tout un univers culturel et littéraire. Un seul exemple : le bel article que Pierre-Emmanuel Prouvot d’Agostino a consacré à Baudelaire et qui m’a rappelé ce que Philippe Muray avait déjà écrit sur l’auteur des Fleurs du Mal. La sévérité baudelairienne à l’égard de Victor Hugo est bien autre chose qu’une affaire d’humeur. C’est un différend anthropologique, moral, théologique, qui montre que Hugo est du côté du blas­phème, de la vaine prétention, de la captation gnostique du christianisme, et que Baudelaire s’oppose à lui pour cela et en vertu de sa fidélité réelle, indéracinable à la foi catholique. C’est peut-être dur à avaler pour beaucoup qui n’ont en tête que l’image du poète maudit. Mais se fixer sur ce cliché de la bien pensance c’est se refuser tout accès au secret d’un de nos plus grand poète. Bien le comprendre c’est s’exposer à entrevoir le maléfice de Hugo dont l’humanitarisme démocratique fait pardonner toutes les turpitudes. Philippe Muray avait déjà cité son odieuse lettre à Michelet pour se faire pardonner, après la mort de Léopoldine, d’avoir été chercher du réconfort du côté de la religion : « Celui dont j’ai voulu parler, ce n’est pas le Dieu de Jésus-Christ, dont se servent les prêtres qui assomment l’intelligence et broient les cervelles, en se servant du crucifix comme d’une massue. C’est Jésus Christ l’homme et le révolutionnaire de Gallilé, qui fut lui-même condamné au supplice par les prêtres de son temps. […] et plus que jamais, je répète avec vous : l’ennemi c’est l’Infâme qu’il faut continuer à écraser. »

De Voltaire à Hugo, la haine s’est propagée, après avoir traversé la Révolution, en inspirant sa déprêtrisation et l’éradication de tout signe chrétien. On oublie trop ce grand trou noir où s’origine le maléfice moderne de l’anti-christianisme. Mais il n’avait pas échappé à Baudelaire, qui, en dépit de son étrangeté, avait subit les tourments de ce déni du vrai christianisme. Il faut lire tout l’article de Prouvot d’Agostino : il nous introduit au secret de ce désespéré qui sue son encre « comme on sue du sang, comme on suinte la sueur d’angoisse de tout les Lama Sabact’ani. La vérité ne l’intéresse que désespérée, ou terrible : bien moins envisageable, avec son regard étourdissant et pétrifiant de Méduse, que la pâle et chlorotique déesse au sourire triste rêvé par Renan dans un de ses trop rares moment d’inquiétude. » Rien que pour cela, il faut recommander ce Livre noir de la révolution française, car, avec bien d’autres contributions, il casse l’écorce lisse de l’humanisme contemporain pour nous faire entrevoir que le salut de l’humanité c’est autre chose qu’une soi-disant révolution rédemptrice, c’est le drame total dans lequel le Dieu de Jésus-Christ a voulu lui-même se livrer.