Il n’existe pas d’autre homme sur terre vers lequel tous les regards convergent, y compris ceux des incroyants ou des fidèles des autres religions. Notre époque où toutes les informations, les images circulent à grande vitesse dans le monde entier ne laisse aucun répit au successeur de Pierre. D’où, sans doute plus que dans les siècles passés, au cours desquels la plupart des fidèles connaissaient à peine le nom du Souverain pontife, une attente incessante, un jugement immédiat.
La solitude écrasante d’une telle charge, même si le Pape s’entoure de collaborateurs, devrait nous inviter à moins idéaliser – et à moins critiquer – ce qui, en fait, nous échappe en grande partie. Ce n’est pas par hasard si le nouvel élu du conclave, pour revêtir la soutane blanche, passe par la chambre dite des Larmes car, alors qu’il est investi d’une autorité surnaturelle, il se dépossède aussitôt de tout ce qui pouvait le rattacher à cette terre : les possessions matérielles, et surtout les attachements familiaux et amicaux. Celui qui apparaît à la loggia pour une première bénédiction est un homme qui renonce à tout pour mieux servir.
« Un autre te ceindra »
Voltaire et ses disciples ont beau avoir ironisé en persiflant que « le pape est une idole à qui on lie les mains et dont on baise les pieds » (Le Sottisier), personne ne peut vraiment comprendre à quel point, comme saint Pierre, le Pape est celui auquel Notre-Seigneur redit, jour après jour : « En vérité, en vérité, je te le dis, quand tu étais plus jeune, tu te ceignais toi-même, et tu allais où tu voulais ; mais quand tu seras vieux, tu étendras tes mains, et un autre te ceindra, et te mènera où tu ne voudras pas » (Jean 21, 18). La première qualité d’un Pape est donc de se laisser conduire par le Christ et non point de sortir de sa poche un programme de gouvernement, contrairement aux politiques de ce monde.
Sa manière d’enseigner et de garder la foi commune doit toujours être guidée par l’amour. Non point l’amour tel que le monde l’entend, vidé de sa substance, de sa force, de ses exigences, mais l’amour de charité dont parle saint Paul – qui n’était pourtant pas un mou et un relativiste : « La charité est longanime ; la charité est serviable ; elle n’est pas envieuse ; la charité ne fanfaronne pas, ne se gonfle pas ; elle ne fait rien d’inconvenant, ne cherche pas son intérêt, ne s’irrite pas, ne tient pas compte du mal ; elle ne se réjouit pas de l’injustice, mais elle met sa joie dans la vérité. Elle excuse tout, croit tout, espère tout, supporte tout. La charité ne passe jamais » (première épître aux Corinthiens, 13, 5-8). Tout au long des siècles, les fidèles et les hommes de bonne volonté se sont d’abord attachés aux figures pontificales qui ont su incarner au mieux cette charité éternelle. La charité gagne les esprits et les cœurs, éclaire les consciences, retourne et déchire les ténèbres. Fondement de toute vie chrétienne, elle est le terreau de toutes les autres vertus.
Prier le Saint-Esprit
Certains pontifes furent des modèles de vie intérieure, de prière, de contemplation, ceci chacun selon son tempérament, son caractère. Le Serviteur des serviteurs a besoin de prier pour se laisser éclairer par le Saint-Esprit et il se doit de prier pour l’Église dont il a la charge et pour le monde qui est la vigne à émonder. Paul III, par exemple, qui fut un cardinal aux mœurs dissolues, non seulement gouverna l’Église avec sagesse en une période troublée, mais il eut l’humilité de tomber à genoux, en prière, devant Le Jugement dernier que son prédécesseur avait commandé à Michel-Ange pour la chapelle Sixtine. Choisi comme Pape, il entra dans la familiarité du face-à-face avec Dieu.
D’autres pontifes, plus vertueux, marquèrent leur temps par leur vie mystique, comme saint Pie V (cf. FC n° 3901). Cela nécessite une vie où le silence et la solitude trouvent leur place au milieu de multiples occupations et devoirs. Encore plus que tout simple prêtre, le Pape est un homme littéralement mangé, donc il doit régulièrement se remplir de ce qu’il devra donner largement aux âmes et, pour ce faire, seule la prière peut le nourrir.
Sa mission est l’unité
Le Pape ne peut être un homme divisé car sa mission est l’unité. Son équilibre personnel est essentiel s’il veut être cet homme de paix, de réconciliation. Tel fut Adrien VI qui reconnut la responsabilité de la Curie romaine dans le schisme déclenché par Luther, ou Grégoire XIII, grand réformateur et zélé missionnaire.
Si le Pape n’était habité que par ses opinions personnelles, parfois contradictoires, il risquerait de mettre en danger l’harmonie du Corps dont il a la charge. Chaque pontife laisse bien sûr son empreinte car sa patte est unique, mais toujours avec le souci de faire croître l’héritage, de ne pas l’affaiblir, et avec la conviction que son nom, même inscrit sur la pierre des frontons des églises romaines, doit s’effacer derrière le Nom qui surpasse tous les autres. L’austérité de la fonction, sous des apparences parfois fastueuses, doit peser plus d’une fois sur les épaules du Pape, et il lui faut bien de la force, de la patience, de la ténacité et aussi l’esprit de sacrifice pour poursuivre sans se lasser.
La soif de la vérité, dans un monde qui la met constamment à mal, est aussi un trait essentiel de ce qui meut le Souverain pontife. Paul V, à l’époque de Galilée, dut composer au sein de théories scientifiques contradictoires pour protéger le domaine de la foi. Le Pape sait que ce qu’il a reçu ne lui appartient pas, que le Maître qui lui a confié ce trésor spirituel est exigeant et qu’Il demandera des comptes à la fin du voyage. Cela lui permet de demeurer hors de la mêlée, de poser sur les événements un regard prudent et mesuré, de ne pas absolutiser ce qui est de l’ordre de l’éphémère et du relatif.
Les pontifes qui ont su allier le souci de la vérité avec la pratique de la charité sont ceux qui auront le plus marqué durablement la vie de l’Église, en donnant à chaque fidèle le repère du phare dans la tempête. Dieu ne manque pas de persévérance pour nous guider et Il donnera toujours au Pasteur suprême son aide si ce dernier veut servir, sans souci de lui-même, malgré ses imperfections.