Le catéchisme nous le rappelle : le baptême a pour effet d’effacer le péché originel et d’introduire celui qui le reçoit dans une nouvelle vie, par laquelle il devient enfant adoptif du Père. Fort bien, mais dans ces conditions, il y a une chose absolument claire, c’est que si Jésus-Christ était bien le Fils de Dieu, il n’en avait pas besoin ! Dès lors, la question se pose : pourquoi Jésus est-il allé se faire baptiser par son cousin ? Quel sens avait cette cérémonie ?
Dans les premiers temps du christianisme, certains théologiens, qu’on appellerait plus tard les « adoptianistes » – Théodote de Byzance, Paul de Samosate ou Élipand de Tolède – optèrent pour une solution radicale, qui consistait à nier la supposition : Jésus n’était pas Dieu, mais un homme normal, que Dieu aurait seulement adopté comme son « fils » au moment de son baptême. Cette thèse, toutefois, n’est pas tenable, car elle est incompatible avec les nombreuses affirmations, par Jésus lui-même, de sa pleine et entière divinité (Jn 8, 58) : « Avant qu’Abraham fût, moi JE SUIS. » Il faut donc trouver autre chose. Pour cela, il suffit de lire le texte attentivement.
Une annonce de la grâce
Le baptême que dispensait Jean-Baptiste n’était pas le même que notre baptême. C’est écrit en toutes lettres dans l’Évangile, de la bouche de Jean lui-même (Lc 3, 16) : « Moi, je vous baptise d’eau ; mais il vient, celui qui est plus puissant que moi, et je ne suis pas digne de délier la courroie de ses souliers. Lui, il vous baptisera du Saint-Esprit et de feu. » En d’autres termes, l’ondoiement donné par Jean n’est qu’une annonce, une préfiguration symbolique du seul et unique baptême qui sera la grâce du Christ.
Il ne faudrait pas non plus confondre le baptême d’eau avec les ablutions répétitives recommandées par les Esséniens, qui en faisaient un rite élitiste, manifestant l’appartenance à un groupe de « purs ». Le baptême de Jean était au contraire un rite de repentance, administré une seule fois, orienté par l’espérance du Royaume. Il marque un passage vers la Nouvelle Alliance, l’avènement d’une épreuve salvatrice. Car, tout comme Noé, Moïse et Josué ont dû « passer à travers les eaux », celui que Jean Baptiste annonce – le divin Messie – devra s’humilier, s’anéantir pour gagner le Salut.
À bien l’écouter, on comprend que la religion du Temple vit en effet ses dernières années, que la Loi condamne mais ne sauve pas, qu’elle sera bientôt accomplie et dépassée, que l’Alliance de Dieu va s’élargir, s’ouvrir et s’universaliser : « Ne prétendez pas dire en vous-mêmes : “Nous avons Abraham pour père !” Car je vous déclare que de ces pierres-ci, Dieu peut susciter des enfants à Abraham » (Mt 3, 9). Et Jésus lui-même met les choses au clair : « La loi et les prophètes ont subsisté jusqu’à Jean ; depuis lors, le royaume de Dieu est annoncé » (Lc 16, 16). Ainsi « Jean ne fut pas seulement un prophète, mais plus qu’un prophète » (Mt 11, 9). Un prophète à bout portant, pourrait-on dire, qui annonce celui qu’il montre du doigt. « Il fut, écrit saint Thomas d’Aquin, la fin de la Loi et le début de l’Évangile » (Somme théologique IIIa 38, 1 ad 2m).
Tout cela est bel et bon. Le baptême de Jean n’avait pas la prétention de racheter Jésus du péché. Certes. Mais cela ne nous dit pas pourquoi Jésus a voulu recevoir le baptême de repentance. Car cela semble tout de même le monde à l’envers. C’est, du reste, ce que pensa spontanément Jean-Baptiste : « C’est moi qui ai besoin d’être baptisé par toi, et tu viens à moi ! » (Mt 3, 14). Voilà qui est de prime abord assez déroutant. C’est d’ailleurs une excellente preuve de l’authenticité historique de cette scène, puisque des créateurs de religion, qui auraient « bidouillé » les Écritures, n’auraient pas inventé un épisode pareil, a priori assez embarrassant.
Humilité du Christ
La réponse de Jésus à Jean-Baptiste permet toutefois, à la lumière de la suite, de comprendre la signification de son geste : « Laisse faire maintenant, car il est convenable que nous accomplissions ainsi toute justice » (3, 15). Il faut comprendre que Jésus, par un mouvement d’humilité qui inaugure sa vie publique, vient prendre à son compte, endosser littéralement, le péché d’Israël. Le baptême de Jésus, c’est, de sa part, l’acceptation et l’inauguration de sa mission de Serviteur souffrant. Il se laisse compter parmi les pécheurs, par solidarité avec son peuple ; il est déjà « l’Agneau de Dieu qui enlève le péché du monde » ; déjà, il anticipe le « baptême » de sa mort sanglante. Il vient « accomplir toute justice », c’est-à-dire se soumettre tout entier à la volonté de son Père : il accepte par amour le baptême de mort pour la rémission de nos péchés.
À cette acceptation répond la voix du Père qui met toute sa complaisance en son Fils. L’Esprit que Jésus possède en plénitude dès sa conception, vient alors « reposer » sur lui – ce qui fait de la scène du baptême de Jésus une magnifique théophanie trinitaire, que l’on retrouve à la toute fin de l’Évangile, quand les apôtres reçoivent la mission de baptiser toute la terre au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit.
Préfiguration de la Croix
C’est là, dans les eaux du Jourdain, que commence l’accomplissement de la Justice par la Miséricorde. « Jésus vient recevoir ce baptême, écrit saint Jean Chrysostome, parce que s’étant revêtu de notre nature, il veut en accomplir toutes les conditions mystérieuses. Car, bien qu’il ne fût pas pécheur, il avait cependant pris une nature de péché, et quoique n’ayant pas besoin pour lui de ce baptême, la nature humaine demandait qu’il le reçût pour les autres » (Commentaire sur Matthieu). Préfiguration de la Croix !
Le Baptiste passe ensuite le relais à Jésus, comme Moïse l’avait passé à Josué – avant que ce dernier, traversant le Jourdain, n’atteigne enfin la Terre promise. Jean-Baptiste, alors, s’efface, et trouve sa gloire dans cet effacement : « Il faut qu’il croisse et que je diminue » (Jn 3, 30).