Quelle place Marie Immaculée tient-elle dans l’économie du Salut ? Le Christ étant le Rédempteur, peut-on considérer la Vierge – Mère du Sauveur et Mère de l’Église – comme co-rédemptrice, et de quelle manière ? Cette question est débattue de longue date dans l’Église, et c’est pour contribuer à cette réflexion théologique que s’est tenu à Paris, les 23 et 24 mai, un colloque sur la co-rédemption de la Sainte Vierge, organisé par la confrérie de Marie Corédemptrice de la paroisse Saint-Eugène-Sainte-Cécile de Paris.
Une nouvelle doctrine ?
Les dogmes de l’Immaculée Conception et de l’Assomption ont été proclamés respectivement en 1854 et en 1950. C’est dire qu’énoncés récemment, au regard de l’histoire de l’Église, ils sont le fruit d’un merveilleux approfondissement de la plus antique Tradition et de l’Écriture sainte. C’est au cours des siècles que les hommes les ont découverts, en creusant la Parole, comme on découvre un trésor. Les dogmes ne surgissent pas d’un caprice.
Prenons celui de l’Immaculée Conception. Au XVIe siècle, saint Pie V interdit de prêcher de quelque manière que ce soit à l’encontre de cette doctrine, bien qu’il ne s’agisse pas encore d’un dogme. Puis l’Immaculée Conception devient une fête de précepte dans l’Église universelle en 1708, sous Clément XI. Finalement, en 1854, le pape Pie IX proclame solennellement le dogme de l’Immaculée Conception dans sa constitution apostolique Ineffabilis Deus. Cependant, jusqu’à Pie IX, le consensus n’était pas parfait : saint Thomas d’Aquin, lui-même, était hésitant sur la question. La Tradition et les siècles de chrétienté ont, peu à peu, dévoilé le diamant de ces doctrines. L’autorité du magistère achève de le révéler en le proclamant dans le dépôt de la foi. C’est ainsi que Pie IX a pu dire que la doctrine de l’Immaculée Conception « a[vait] toujours existé » dans l’Église, qui « de tout temps, l’a possédée comme une doctrine reçue des Anciens et des Pères, et revêtue des caractères d’une doctrine révélée ».
L’enjeu est identique pour la co-rédemption de Marie. Peut-on en trouver les fondements dans le magistère de l’Église comme dans ses traditions spirituelles, ayant reçu l’approbation des autorités compétentes et l’assentiment du sensus fidei – le « sens de la foi » qui permet de reconnaître la voix du Christ ? La réflexion du colloque portait principalement autour de trois thèmes récurrents de la mariologie : Marie nouvelle Ève, la compassion de Marie, et Marie Médiatrice de toutes grâces.
Marie, nouvelle Ève
Les différents intervenants, comme le Père Serafino Lanzetta, franciscain marial, sont revenus sur l’importance, dans cette réflexion, du « Protévangile » – ce passage de la Genèse où Dieu, s’adressant au serpent, lui dit que « celle-ci [la femme] te meurtrira la tête » : la nouvelle Ève écrasera le Mal. Selon saint Irénée de Lyon, il fallut au nouvel Adam une nouvelle Ève, qui partagea avec lui son œuvre de Rédemption, comme la première partagea avec Adam la responsabilité de la chute.
C’est ainsi que Pie XII peut écrire dans l’encyclique Ad caeli Reginam proclamant Marie « Reine du Ciel » : « Dans l’œuvre du salut spirituel, Marie fut, par la volonté de Dieu, associée au Christ Jésus, principe de salut, et cela d’une manière semblable à celle dont Ève fut associée à Adam, principe de mort, si bien que l’on peut dire que notre rédemption s’effectua selon une certaine “récapitulation” en vertu de laquelle le genre humain assujetti à la mort par une vierge, se sauve aussi par l’intermédiaire d’une Vierge. » D’ailleurs, comme l’explique Pie IX dans Ineffabilis Deus (8 décembre 1854), le dogme de l’Immaculée Conception confirme le parallèle entre Ève et Notre-Dame. Il affirme en effet que, par ce privilège, Dieu voulait faire une « Ève encore vierge, encore innocente, encore exempte de corruption, avant qu’elle eût été trompée par le piège mortel de l’astucieux serpent ».
La compassion de Marie
La participation mystérieuse de Marie à la Passion est la charnière de toute la réflexion des théologiens de ce colloque, dont le Père dominicain Jean-Christophe de Nadaï.
La prophétie du vieillard Siméon – « Et toi, ton âme sera traversée d’un glaive » (Luc 2, 35) – annonce l’immolation à laquelle consent Marie, au côté de son Fils : Marie, dans son Cœur immaculé, s’offre avec lui, et l’offre au Père. La Très Sainte Vierge souffrit d’abord par une parfaite compassion qui dépasse celle de n’importe quelle autre créature, parce qu’elle est Mère de Dieu et Immaculée. Saint Jean Eudes affirme, au XVIIe siècle, que l’union des Cœurs de Jésus et Marie est la plus parfaite qui soit, après l’union des personnes de la Trinité et l’union hypostatique – c’est-à-dire l’union des deux natures, divine et humaine, en la personne de Jésus. Par amour, en vertu de cette union, le Cœur de Marie fut transpercé avec celui de son Fils. Pie XII va jusqu’à affirmer, en 1956, que « notre salut vient de l’amour et des souffrances de Jésus-Christ indissolublement unis à l’amour et aux douleurs de sa mère », dans l’encyclique Haurietis aquas in gaudio, sur la dévotion au Sacré-Cœur de Jésus.
Mais la part de Marie dans l’œuvre du Salut ne se limite pas à un consentement silencieux : il y a un fiat, une offrande active. Marie, en vertu de sa Maternité divine, avait droit sur son divin Fils. Il lui appartenait de le retenir ou de l’offrir, puisqu’il était son Fils. L’école de spiritualité française, à la suite de saints docteurs comme Bonaventure et Alphonse de Liguori, va jusqu’à enseigner que Notre-Dame, tout entière vouée à la volonté divine, a « désiré » la mort de son Fils. On peut donc parler d’un « combat commun de la Bienheureuse Vierge et de son Fils » (Pie XII). Sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus fait d’ailleurs remarquer que Marie se tient « debout » au pied de la Croix (Jean 19, 25), « comme le prêtre à l’autel ». Et Pie XI de résumer : « C’est pour cela que nous l’invoquons sous le titre de co-rédemptrice. Elle nous a donné le Sauveur. Elle l’a conduit à son œuvre de Rédemption jusqu’à la Croix. Elle a partagé avec lui les souffrances de l’agonie et de la mort en laquelle Jésus consommait le rachat de tous les hommes. »
Médiatrice de toutes grâces
Enfin, le vocable de Marie Médiatrice de toutes grâces, thème central de la théologie de saint Louis-Marie Grignion de Montfort, a été une référence récurrente de ce colloque, en particulier lors de l’intervention de l’abbé Manfred Hauke, professeur à la Faculté de théologie de Lugano. Tous les dogmes mariaux tendent en effet à montrer comment « cette glorieuse Souveraine fut choisie comme Mère de Dieu précisément pour être associée à Lui dans la Rédemption du genre humain » (Pie XII, Ad caeli Reginam). Or, l’Assomption indique que cette association n’a pas pris fin ici-bas : depuis le Ciel, le Christ veut encore associer sa Mère à toutes les grâces qu’il dispense. C’est ainsi qu’elle peut se présenter sous le vocable de « Médiatrice de toutes grâces » dans les apparitions de Lipa (Philippines), reconnues par l’Église en 2015.
Ces réflexions aboutiront-elles un jour à la proclamation d’un nouveau dogme marial ? Dieu seul le sait. Quoi qu’il en soit, on peut dire avec saint Louis de Montfort : « de Maria nunquam satis ! » – « de la Vierge Marie, il n’est jamais assez dit ! ».