En 1978, paraissait le livre de François Furet Penser la Révolution française, dont l’effet intellectuel fut considérable. En remettant en cause le récit classique des événements et de leur explication, tels qu’ils étaient formulés par l’université républicaine, il imposait un nouveau regard. Nouveau regard qui s’inscrivait aussi dans la perception du totalitarisme moderne que Soljenitsyne avait rendue inévitable : « Aussitôt qu’elle a fini par imposer la République, il est clair que la Révolution française est beaucoup plus que la République, expliquait le philosophe russe. Elle est une annonciation que n’épuise aucun événement. » L’idée de régénération de l’humanité qui s’affirme dans les discours en 1789 implique l’emballement révolutionnaire qui conduira à la Terreur.
Un projet de régénération
Qu’on le veuille ou pas, le totalitarisme qui a marqué le XXe siècle trouve son origine historique sinon intellectuelle dans la Révolution française, car le projet de régénération de l’espèce humaine ne saurait avoir de limites. Et ce n’est pas pour rien que les bolcheviques, en 1917, affirmeront la volonté d’accomplir ce que les Jacobins n’avaient pu mener à bien. Mais si l’on prend quelque distance avec les événements et leur récit, on s’aperçoit que l’on est face à un prodigieux dossier, celui qu’impose l’étude exhaustive du totalitarisme moderne, le qualificatif moderne étant d’ailleurs inutile car il s’agit d’un phénomène entièrement lié à la modernité. Or ce dossier, Philippe Pichot-Bravard vient de le reconstituer dans un travail impressionnant de synthèse, qui part des origines idéologiques, montre l’importance de la séquence 1789-1794, traverse les deux expériences terribles du communisme et du nazisme et se conclut sur un avertissement sérieux quant à la présence de l’esprit totalitaire au sein des démocraties modernes.
Autant dire qu’un résumé de ce dossier serait inadéquat à la richesse du contenu et aux dimensions d’une recherche qui a amené l’auteur à des lectures considérables. On ne se permettra que quelques remarques. Philippe Pichot-Bravard consacre un de ses chapitres à un écrivain italien de premier ordre, Eugenio Corti, dont le roman intitulé Le Cheval rouge fait part de l’histoire d’une génération, celle des jeunes gens nés après la Première Guerre mondiale, qui ont fait l’expérience concrète des deux totalitarismes sanglants de leur siècle. L’horreur inhumaine est le propre des Soviétiques et des nazis. Elle s’affirme ainsi dans un hôpital militaire en Pologne : « D’un côté les Soviétiques avant de déguerpir ont massacré des milliers de bourgeois de la ville, y compris beaucoup de femmes et de prêtres, en les tuant d’une balle dans la nuque ; de l’autre, les nazis, en arrivant, ont tué tous les fous enfermés à l’hôpital psychiatrique, s’emparant des bâtiments pour en faire un hôpital militaire. » Corti oppose aux assassins le témoignage de religieuses polonaises qui se dévouent au chevet d’innombrables blessés. C’est un chrétien qui réfléchit à ce débordement d’horreur, en discernant l’antichristianisme intégral du totalitarisme. Ce qui impose de se référer au passage de l’humanisme chrétien à l’humanisme autocentré et ses conséquences anthropologiques.
Les dangers du transhumanisme
Mais c’est surtout la conclusion du livre sur lequel il conviendrait de s’attarder. Nos démocraties modernes, qui sont heureusement parvenues à vaincre les totalitarismes du siècle précédent, sont-elles indemnes « contre la tentation de l’État de s’emparer de la société et de l’homme lui-même, jusque dans son intériorité, afin de le transformer à sa guise » ? Que penser, par exemple, du transhumanisme qui entend améliorer l’humanité sur tous les plans, intellectuel, émotionnel et moral, grâce aux progrès des sciences et des biotechniques ? Non, la menace totalitaire n’est pas derrière nous, elle se profile sous des aspects nouveaux, d’autant plus redoutable.
L’homme transformé. But des révolutions totalitaires, Philippe Pichot-Bravard, éd. Via Romana, juin 2025, 252 pages, 24 €.