Que peut apporter le grégorien à notre époque ?
Xavier Accart : Olivier Messiaen, un immense musicien du siècle dernier, affirmait : « Seul le grégorien possède à la fois la pureté, la joie, la légèreté nécessaires à l’envol de l’âme vers la vérité. » L’homme contemporain, souvent coupé de la dimension spirituelle, retrouve dans cette pratique une fenêtre ouverte sur le Ciel. Car ce chant s’est développé à une époque où l’on avait encore le sens des mondes angéliques et de « la musique des sphères » ; il répond ainsi « aux lois constitutives de l’harmonie musicale de la création », selon les mots de Benoît XVI au Collège des Bernardins. Le concile Vatican II a d’ailleurs souligné son actualité en affirmant qu’il était « le chant propre de la liturgie romaine » et devait, par conséquent, occuper la première place dans les actions liturgiques.
Pourquoi le grégorien est-il indissociable de la liturgie ?
Le grégorien n’est pas là pour faire beau : il est un chant fonctionnel, né par et pour la liturgie, la prière commune de l’Église. Il contribue à établir la communion spirituelle de l’assemblée et à donner la couleur de la fête, dès l’introït. Ses pièces, dont les mots sont bibliques, permettent de remâcher la Parole de Dieu, de s’en imbiber avant de la rendre à Dieu comme le manifeste le graduel. Ses mélismes – méditations sonores sur une syllabe – donnent la possibilité d’exprimer une joie spirituelle quand le langage humain atteint ses limites ; ils sont en quelque sorte des chants en langue traditionnels, en particulier le jubilus, ce mélisme sur le « ia » de l’Allélu-ia, c’est-à-dire sur le nom abrégé de IHWH.
Dans votre livre, Louis-Marie Vigne explique que le Christ agit comme le chef de chœur durant la messe. Que faut-il comprendre ?
Louis-Marie remarquait que le seul moment, dans les Évangiles, où il est dit que le Christ chante, se situe juste après l’institution de l’Eucharistie quand il est dit : « Après le chant de l’hymne, ils sortirent pour se rendre au mont des Oliviers » (Mt 26, 30 et Mc 14, 26). Or Jésus a dû chanter à bien d’autres reprises. Il nous apprend par là à faire mémoire de sa Pâque, comme les Hébreux qui chantèrent « le cantique de Moïse » lors de la traversée de la mer Rouge. Peut-être pourrais-je ajouter que Jésus nous entraîne aussi par là à entonner le « cantique nouveau » – canticum novum – qu’il adresse au Père, son eucharistia. Il nous introduit ainsi dans sa relation filiale. « Le Christ lui-même devient le chef de chœur qui nous apprend le chant nouveau, qui donne à l’Église le ton et la manière dont elle pourra louer adéquatement Dieu et s’unir à la liturgie céleste », écrivait Benoît XVI dans L’Esprit de la liturgie (Ad Solem).
Votre ouvrage est un livre d’hommage pour le passionné de grégorien que fut Louis-Marie Vigne. Que vous a-t-il transmis pour saisir la force vivante du grégorien ?
Je retiens en particulier sa manière de vivre le mélisme : c’était pour lui l’expérience d’une modification de la conscience du temps qui donne de devenir contemporain de l’unique sacrifice du Christ, ce qui est le grand mystère de la messe.
L’âme du grégorien. Entretiens avec Louis-Marie Vigne, Xavier Accart, Louis-Marie Vigne, édition du Cerf, juin 2025, 176 pages, 18 €.