Désireux d’en finir avec le Concordat de 1801, les gouvernements anticléricaux de la IIIe République mettent progressivement en place toute une série de lois visant à limiter l’influence de la religion catholique au sein de la société française.
Une de ces mesures anticléricales est la loi de séparation des Églises et de l’État, votée le 5 décembre 1905. L’article 3 de cette loi prévoit que l’administration des Domaines doit procéder à un inventaire « descriptif et estimatif » des biens ecclésiastiques immobiliers et mobiliers, avant leur dévolution aux associations cultuelles prévues par la loi mais non encore créées. La complexité juridique et administrative des nombreuses questions soulevées par la loi de Séparation provoque chez les catholiques une angoissante incertitude. Déjà en 1902, les biens des congrégations religieuses expulsées avaient été confisqués. D’autre part, beaucoup ont encore en mémoire la confiscation de 1789 qui dépouilla l’Église et transforma tous les biens ecclésiastiques en biens nationaux.
Ouverture des tabernacles
Les modalités d’application des inventaires sont définies par un décret du 29 décembre et une circulaire du 2 janvier. Cette dernière demande aux agents des Domaines de faire ouvrir les tabernacles afin d’en inventorier l’intérieur. Cette directive choque profondément les fidèles qui n’en comprennent pas l’intérêt et qui voient en elle une volonté de profanation, ou du moins un risque de sacrilège. L’anticléricalisme ambiant est si prégnant que les inventaires apparaissent pour beaucoup comme le prélude à une spoliation qui induirait la fermeture des lieux de culte.
Les inventaires débutent le 23 janvier. S’ils se déroulent le plus souvent dans le calme, l’atmosphère tendue et houleuse est cependant palpable. Les curés lisent des protestations et refusent la plupart du temps d’ouvrir d’eux-mêmes les églises, ce qui oblige les représentants de l’État à faire forcer les portes. Dans les régions de grande chrétienté, les paroissiens manifestent leur désaccord, de façon plus ou moins virulente, voire violente. Dans les Pyrénées, des ours sont enchaînés aux portes des églises afin de dissuader les autorités d’y entrer. Dans un village de la Mayenne, une quarantaine d’hommes et de femmes passent la nuit dans l’église. Au matin, les esprits probablement quelque peu échauffés par la nuit blanche, ils vident leur pot de chambre sur les représentants de l’État.
Le plus souvent, on obstrue les ouvertures de l’église avec des chaises, fagots de bois, charrettes, et la population se masse devant la porte du bâtiment afin d’entraver l’inventaire et d’intimider les fonctionnaires. Ces manifestations spontanées peuvent être bien plus violentes, et il n’est pas rare que les agents de l’État soient accueillis par une population armée de fourches et de fusils. Des bagarres rangées ont lieu début février devant plusieurs paroisses parisiennes. À Saint-Pierre-du-Gros-Caillou, le préfet Lépine fait arroser les manifestants avec une lance à incendie et fait ouvrir une porte latérale de l’église à coups de hache.
Quand des officiers se rebellent
Devant la violence de ces oppositions, les préfets font appel à l’armée pour contenir les manifestants, protéger les fonctionnaires, et, au besoin, forcer les portes des églises. Les effectifs mobilisés sont parfois très importants : mille soldats sont ainsi réquisitionnés pour sécuriser les abords des églises de Roubaix. Nombreux sont les militaires qui vivent mal cette implication forcée dans des opérations de police pour lesquelles ils ne sont pas formés et qui ne correspondent pas à l’idéal qui les a fait s’engager dans l’armée. La situation est encore plus dramatique pour les catholiques qui se trouvent confrontés à un vrai cas de conscience. Comme l’écrit Raoul Girardet : « Que l’on imagine les doutes, les scrupules, les déchirements d’un officier sincèrement croyant, contraint de participer à ce qu’il considère comme un véritable sacrilège, écartelé entre les exigences de sa fidélité religieuse et les principes de l’obéissance passive, où se résume pour lui l’essentiel de l’honneur militaire. »
Le point de bascule, pour les officiers, correspond au moment où ils doivent ordonner à leurs soldats de fracturer la porte de l’église. En effet, cet ordre proféré est ce qu’on appelle une coopération matérielle directe au mal. Certes, ces officiers agissent sous la contrainte, car ils sont tenus par leur devoir d’obéissance. Cependant leur participation se fait en pleine connaissance de cause et, en donnant à leurs soldats l’ordre de fracturer la porte de l’église, ils sont un maillon essentiel à l’exécution d’un acte qu’ils considèrent comme mauvais. De plus, ils forcent peut-être la conscience de leurs soldats.
Environ vingt officiers confrontés à cette situation particulière se rebellent. Certains, comme le lieutenant Multier à Versailles, démissionnent après avoir accompli leur tâche, refusant désormais de servir un État qui a forcé leur conscience. D’autres préviennent à l’avance leur supérieur qu’ils refuseront d’assurer l’intégralité de la mission si celle-ci comporte des actes que leur conscience réprouve. En Lorraine, le lieutenant de Rose refuse de participer à l’effraction, proclamant : « Je suis ici pour maintenir l’ordre, non pas pour forcer la porte de la maison de Dieu. Je ne suis soldat que pour me faire tuer pour mon pays. » Devant l’église Saint-Servan, près de Saint-Malo, trois officiers refusent, l’un après l’autre, de prononcer l’ordre fatidique. Dans le nord de la France, le capitaine Magniez refuse même de prêter les outils de ses soldats.
Devant le Conseil de guerre
Comme le montre leur dossier militaire, ces officiers ne sont pas des têtes brûlées, irresponsables et insoumis. Au contraire, ce sont d’excellents éléments, promis à une belle carrière. Cependant, ils passent tous en jugement devant un Conseil de guerre et sont, soit destitués, soit mis en non-activité temporaire. Lors de son procès, Magniez réaffirme que « nul n’a le droit de commander certains actes dont l’exécution viole la conscience de tous les catholiques ». Le devoir moral d’obéissance ne peut tenir face à un ordre qui entraîne une coopération directe au mal.
Aujourd’hui encore, on peut se demander quelle était la véritable utilité des inventaires et quel sens donner à la circulaire du 2 janvier. En effet, la plupart des listes établies sont incomplètes, imprécises, voire inexactes, les agents des Domaines n’ayant que rarement des connaissances approfondies en matière d’art sacré. Maladresse irréfléchie de l’administration, ou provocation et tentative d’intimidation des catholiques ? Les historiens sont toujours partagés.





