Le choix de Clovis, en 496, de recevoir le baptême catholique à l’heure où l’Europe entière est aux mains de barbares ariens confère à son royaume un statut de prééminence sur les autres nations chrétiennes, et un rôle de rempart de la chrétienté. La monarchie française saura se souvenir qu’elle tire sa légitimité de son alliance avec l’autel, et les pontifes sauront pouvoir, en principe, compter sur le glaive des rois de France. Ainsi s’écrit la gesta Dei per Francos. C’est d’ailleurs à un Pape, saint Grégoire le Grand, qu’il revient, à la fin du VIe siècle, de parrainer notre pays en étant le premier à parler de la France – et non plus de la Gaule – dans un courrier à la reine Brunehaut.
C’est aussi l’époque où entre dans l’histoire la dynastie des Pépinides – de Pépin le Bref –, qui fonde réellement l’alliance des princes francs et des Papes. Ceux-ci se trouvent alors dans une position de sujétion, tant au basileus de Constantinople – Rome est officiellement territoire byzantin – qu’aux envahisseurs lombards, qui prennent en tenailles le petit territoire pontifical. Au début du VIIIe siècle, s’assurer une certaine indépendance vis-à-vis de ses voisins devient primordial pour la papauté. En finir avec les ducs lombards, même convertis, est à l’ordre du jour. Justement, Charles Martel, qui vient d’écraser les Arabes à Poitiers, fait figure d’homme fort et il ne coûte rien de flatter « le glorieux duc des Francs et son esprit religieux ».
Mais tout se paie. Dans la lutte qui l’oppose aux derniers rois mérovingiens, Pépin – le « maire du Palais » – a besoin d’asseoir sa légitimité et fait poser au pape Zacharie une question cruciale : « Vaut-il mieux appeler roi celui qui en porte le titre ou celui qui en exerce les pouvoirs ? » La réponse ne fait guère de doute et Pépin est sacré roi des Francs en 751. Onction redoublée le 28 juillet 754 lors de la venue triomphale à Langres du pape Étienne II, en guerre avec le roi lombard Astaulf et qui a besoin des lances franques. Dotés du titre de « patrice des Romains », les rois francs en acquittent la contrepartie – défendre Rome – mais font reconnaître anathème [frappé d’excommunication] quiconque ne leur obéirait pas. Vainqueur des Lombards, Charlemagne – le fils de Pépin le Bref – donne au Pape, en 774, le Latium, Pérouse et Ravenne, faisant de lui un souverain séculier.
Face à face
Cela n’évite pas au pape Léon III d’être agressé, à la fois par la plèbe et par l’aristocratie. Il se réfugie auprès de Charlemagne, qui le rétablit sur le siège pontifical et s’en voit remercié par la couronne impériale à la Noël 800. Il promet dès lors de « défendre en tous lieux par les armes la sainte Église ». Il tiendra parole mais s’instaure dès lors un rapport trouble : le Pape n’est-il pas l’homme de l’empereur, qui s’estime en droit de gouverner l’Église autant que le royaume ? La question n’en finira plus d’empoisonner leurs rapports, le roi se disant maître chez lui, même des clercs, et le Pape se prétendant maître partout et supérieur aux rois. À la mort de Charlemagne, en 814, tandis que s’amorce le déclin de l’empire carolingien, le pape Nicolas Ier et ses successeurs reprennent le dessus. Ils s’octroient le droit d’admonester le roi, lui rappelant qu’il ne tire sa légitimité que de sa capacité à assurer la paix et la justice. Ce qui donnera à terme, en 987, la couronne aux Capétiens, qui se voudront héritiers des engagements de leurs prédécesseurs.
Sentiment national
Il ne faut pas croire cependant que tout ira bien. Histoires de mœurs et d’ambitions, rois et Papes veulent dominer. Rome n’entérine pas les répudiations de complaisance des reines qui ont cessé de plaire. Cela va jusqu’à l’interdit jeté sur le royaume lorsqu’en 1193 Philippe Auguste, qui a renvoyé à l’aube de sa nuit de noces sa seconde épouse, se remarie avec Agnès du Tyrol contre la volonté du Pape. Derrière ces amours royales se profile le vrai problème : le roi de France est-il empereur en son royaume, ou doit-il plier devant la volonté d’un souverain étranger ?
Cette indépendance du roi, Saint Louis n’est pas le dernier à la revendiquer avec la certitude, que « le roi de France ne relève que de Dieu ». En ce début du XIIIe siècle qui voit naître le sentiment national, il est révélateur que l’Église en France fasse corps autour du roi. Le concile de Lyon de 1274 pourra bien affirmer la primauté du pape, et les rois lever le ban et l’arrière-ban pour la croisade, contre l’islam ou contre les Albigeois, ni les pontifes ni les Capétiens ne démordront de leurs positions respectives.
La gifle d’Anagni
Malgré la canonisation de saint Louis en 1297, les rapports se tendent avec Rome quand Philippe le Bel décide d’un nouvel impôt sur le clergé et que le pape nomme au siège épiscopal de Pamiers un évêque hostile au roi. Gonflé de l’importance que lui a conférée l’instauration du premier jubilé en 1300, Boniface se targue de « faire déposer [le roi de France] comme un petit garçon » – vantardise absurde qui scandalise l’opinion en France car « le Pape ne contrôle pas le roi ». Le ministre Nogaret prend sur lui de laver l’offense et, avec la complicité romaine des princes Colonna, ennemis jurés de Boniface, organise le fameux guet-apens d’Anagni le 7 septembre 1303, au cours duquel le vieux Pape reçoit une gifle si déshonorante qu’il en mourra de honte avant la fin de l’année…
Son successeur, Benoît XI, aura la sagesse de lever l’excommunication de Philippe le Bel, mais l’affaire prouve la fin d’un ordre social qui s’appelait la chrétienté. Les rois de France demeureront « les fils aînés de l’Église » mais ce ne seront pas des fils soumis et obéissants. Les intérêts du royaume passeront désormais avant ceux de l’Église, conduisant plus tard à des accords avec la Sublime Porte ottomane ou des puissances protestantes, souvent nécessaires mais dénoncés par les adversaires de la France.
Gallicanisme
Pour l’heure, l’élection de papes français – comme Clément V –, puis leur installation à Avignon, rendue nécessaire par les troubles violents qui secouent Rome, mettent un terme au conflit. Les rois de France y gagnent leur indépendance définitive. Rien d’étonnant si cela conduit Charles VII à promulguer, en 1438, la Pragmatique Sanction de Bourges, parfois tenue pour l’acte de naissance du gallicanisme. Cette ordonnance confère au roi plus qu’un droit de regard sur les affaires de l’église en France, réalité que la papauté réussira à contrôler en signant le concordat de Bologne avec François Ier, en 1516.
Les ambitions des Valois sur Naples et le Milanais, le désordre des Guerres d’Italie se révéleront finalement plus avantageuses pour des papes grands politiques, comme Alexandre VI, Jules II ou Léon X, que pour la France. Laquelle joue de plus en plus son propre jeu. Jules II a beau dire : « Je ne suis pas le chapelain du roi de France ! », ceux-ci n’en ont cure et tiennent leur propre ligne politique.
Un jeu d’alliances controversées
François Ier peut honorer un pape Médicis, en donnant sa nièce Catherine pour épouse au futur Henri II, il n’en conservera pas moins son alliance avec le Turc. Et, toute nièce de Pape qu’elle soit, Catherine, devenue régente, refusera la guerre à outrance contre les Réformés. Elle n’enverra pas non plus son fils cadet prendre en 1571 la tête de la croisade contre l’islam voulue par Pie V, faisant manquer Lépante à la gloire des armes françaises. Henri IV, Louis XIII et Richelieu poursuivront dans cette voie – malgré le canonicat du Latran conféré au Béarnais après sa conversion – et garderont leurs alliances. Un coup d’œil à une carte de l’époque montrant la France cernée par les possessions des Habsbourg, opportunément mués en champions du catholicisme, justifie leur choix.
Au Grand Siècle, absolutisme et gallicanisme iront de pair. S’il sait se servir de Rome pour condamner les jansénistes, Louis XIV n’en encourt pas moins l’excommunication dans l’affaire de la régale, qui prétend étendre à tout le royaume le droit du roi de toucher les bénéfices des évêchés et abbayes vacants et d’y nommer.
Ce n’est qu’à la Révolution que Rome mesurera combien ces fils indociles lui étaient nécessaires, et en fait bons chrétiens car ils se sentaient tenus envers l’Église par le serment du sacre. Louis XVI paya de sa tête de s’en être souvenu, et d’avoir opposé son veto à la Constitution civile du clergé. Dès lors, le fils aîné déchu, Rome voudra reporter sur la nation France ce droit d’aînesse, croyant à tort que n’importe quel régime préserverait les droits de l’Église comme le faisaient les rois.
La liste des mécomptes est pourtant longue, de l’entrée des troupes françaises en Italie en 1796 à l’occupation de Rome, de l’enlèvement de Pie VI à la signature du Concordat de 1802 aussitôt trafiqué par Bonaparte qui ajoutera des articles
allant jusqu’à réclamer l’excommunication pour ceux qui ne lui obéissent pas, de l’emprisonnement de Pie VII à la prétention de transférer le siège de Pierre à Paris…
Attachement filial
Cependant, si l’échec politique est patent, les Papes auront obtenu un résultat inattendu : éveiller chez des catholiques français orphelins de leurs rois un attachement filial à leur personne, auparavant dédaignée des clercs comme des fidèles. Les séjours forcés en France de Pie VI et de Pie VII auront appris aux Français que le Pape est un père, et créé des liens jusqu’alors inexistants. Cela expliquera le soutien aux États pontificaux, au moins tant que les catholiques pourront influer sur la politique nationale. Pour ne pas perdre les votes catholiques, Napoléon III sera contraint d’assurer une présence armée de la France à Rome, la protection des missionnaires en Extrême-Orient et en Océanie, ou la défense des Lieux saints et des maronites libanais. Tout cela cessera en 1870 avec le désastre de Sedan et le retrait des troupes françaises, appelées à défendre la France contre la Prusse.
La suite ne sera plus qu’une suite de déboires et de mécomptes. La IIIe République s’acharnera à laïciser la France, par l’école publique ou l’institution du divorce, toutes lois faites pour marginaliser les catholiques et les écarter de la scène politique – malgré le Ralliement des catholiques à la République, voulu par le pape Léon XIII qui reconnaîtra plus tard : « Ils nous ont bien eus ! »
L’expulsion des congrégations, le service militaire imposé aux séminaristes, puis la séparation de l’Église et de l’État en 1905 finiront d’enterrer les illusions de la papauté quant à ses relations avec une République française qui reprendrait le flambeau du royaume de France. Saint Pie X, qui géra dignement cette tourmente, n’en a pas moins prophétisé que la France renouerait un jour avec sa vocation : « France, fille aînée de l’Église, lève-toi et lave-toi des souillures qui t’ont défigurée ! »
Pourquoi en désespérer ?