Dans l’Évangile, les riches ne sont pas à la fête. Ils font l’objet de mises en garde répétées et pour le moins véhémentes : « Malheureux vous les riches, vous avez déjà votre récompense ! » (Lc 6, 24). « Je vous le dis en vérité, un riche entrera difficilement dans le royaume des cieux. Je vous le dis encore, il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume de Dieu » (Mt 19, 24). On pense aussi à l’impressionnante parabole du jeune homme riche (Mt 19, 16-30) et à celle du pauvre Lazare (Lc 16, 19-31). Saint Paul, quant à lui, va jusqu’à dire que l’amour de l’argent est « la racine de tous les maux » (1 Tm 6, 9-10). Je laisse saint Jacques, fermer la marche : « À vous maintenant, riches ! Pleurez et gémissez, à cause des malheurs qui viendront sur vous. Vos richesses sont pourries, et vos vêtements sont rongés par les teignes. Votre or et votre argent sont rouillés ; et leur rouille s’élèvera en témoignage contre vous, et dévorera vos chairs comme un feu » (Jc 5, 1).
Il faudrait vraiment être sourd pour ne pas entendre le message : la richesse est dangereuse. Plus dangereuse que la pauvreté. Être riche – le vouloir, le devenir, le rester – est donc une situation et un projet très risqués pour le Salut. Reste à comprendre exactement pourquoi. Qu’y a-t-il de mauvais dans la richesse ? Où réside le problème ?
Dira-t-on que c’est la possession de la richesse elle-même qui est peccamineuse, absolument parlant, sans autre précision ? Non, hypothèse excessive, qui rendrait l’Écriture incohérente. Car Abraham, Joseph – le fils de Jacob – et Job étaient fort riches, et tous furent de grands saints. S’il y a de mauvais riches, l’Écriture nous dit aussi qu’il y en a de bons : « Heureux le riche qui a été trouvé sans tache, qui n’a point couru après l’or, qui n’a point mis son espérance dans l’argent ni dans les trésors. Qui est-il ? Nous le louerons car il a fait des choses merveilleuses durant sa vie. Il a été éprouvé par l’or et a été trouvé parfait. Sa gloire sera éternelle. Il a pu faire le mal et il ne l’a point fait » (Siracide 31, 8).
La richesse est un moyen
Il semble donc que le mal ne réside pas tant dans la richesse elle-même que dans les péchés que la richesse facilite, les tentations qu’elle induit, les mauvaises pentes qu’elle nous fait prendre. Pour le dire en peu de mots : le fond du problème, c’est la cupidité, que l’on peut définir comme « l’amour immodéré des possessions ». Portée sans doute par la vanité, l’orgueil et la volonté de puissance, la cupidité est aussi une erreur de jugement, qui consiste à confondre les moyens et les fins. La richesse en effet, et singulièrement la richesse monétaire, n’a de sens que rapportée aux fins qu’elle permet. Or, le cupide perd de vue les fins, auxquelles il réfléchit de moins en moins à mesure qu’il s’échine à s’enrichir, et se concentre sur le moyen, qu’il transforme insensiblement en fin en soi. L’accumulation indéfinie de moyens devient l’objectif de son existence – « Malheur à ceux qui ajoutent maison à maison, dit Isaïe, et qui joignent champ à champ, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus d’espace » (5, 8) – un objectif abstrait, numérique, quantitatif, qu’il investit de tous les prestiges : « L’argent est le dieu du riche », résume le Père Bourdaloue dans son Sermon sur le mauvais riche.
Une question de proportion
Étant une convoitise non naturelle, appuyée par la raison calculante, la cupidité est absolument infinie : « Celui qui convoite les richesses, écrit saint Thomas d’Aquin, peut les convoiter non pas jusqu’à telle limite déterminée, mais dans le but de devenir riche de façon absolue autant qu’il est en son pouvoir. » Ce faisant, il perd la proportion souhaitable entre sa fortune et ses besoins réels. Tant et si bien que le cupide finit par être littéralement possédé par son désir de possession, qui devient son véritable maître. Les vices alors menacent d’infecter chaque étape de sa relation avec la richesse : l’acquisition peut donner lieu à l’injustice, à la fraude, à la tromperie ; la possession donne carrière à la vanité, au sentiment de supériorité et de toute-puissance, et l’usage à l’avarice, à l’ingratitude, à la sécheresse, à la dureté avec « ceux qui ne sont rien » (voyez la liste des filles de l’avarice dans la Somme théologique II-II 118, 8).
Ne pas aimer la richesse
Est-ce fatal ? Non, sans doute. Dans son commentaire de Matthieu, saint Thomas écrit : « Jésus ne dit pas qu’il est impossible à un riche d’entrer au Royaume des cieux. Il dit que c’est difficile. Par “riche”, il désigne non pas celui qui possède des richesses, car certains en possèdent et ne les aiment pas ; mais ceux qui en possèdent, les aiment et mettent en elles leur confiance. » Il n’est donc pas interdit d’être riche, à condition de ne pas aimer la richesse. Est-ce seulement possible ? Le défi est redoutable car, on l’a vu, l’argent peut faire l’effet d’une drogue : on croit l’utiliser, et c’est lui qui vous possède. Le plus sage, absolument parlant, est certainement la modération : « Ne me donne ni pauvreté ni richesse, mais accorde-moi le pain qui m’est nécessaire ! » (Pr 30, 8). Voilà qui s’accorde avec la préférence d’Aristote et de saint Thomas d’Aquin pour les cités que ne déchirent pas de trop fortes inégalités… Elles sont en effet sources de dissensions : ressentiment en bas, arrogance en haut.
La promotion du bien commun
Mais à la question de savoir comment il est possible de devenir riche sans aimer la richesse, c’est-à-dire sans y mettre son cœur, sans y trouver sa consolation, il est tout de même une réponse. Il faut vouloir la richesse comme un pur moyen, au service de fins d’utilité sociale clairement déterminées. Plus que les autres, si l’on ose dire, le riche doit avoir Dieu pour maître, afin de faire servir sa richesse au bon combat : la promotion du bien commun, le secours des malheureux, les œuvres de miséricorde matérielle et spirituelle. Tout dans sa conduite doit prouver que l’argent n’est pas son but, mais son instrument.
La richesse des mauvais riches n’est pas enviable en elle-même – comme le croient ceux qui sont animés seulement par le ressentiment et l’envie de prendre leur place. Ce qui est désirable dans l’argent des mauvais riches, c’est ce qu’ils devraient faire de l’argent… et qu’ils ne font pas. Le Christ, à ce propos, a donné l’instruction ultime, demandant aux riches de travailler à leur Salut en redoublant de générosité : « Et moi, je vous dis, faites-vous des amis avec les richesses d’iniquité, pour qu’ils vous reçoivent dans les tabernacles éternels » (Luc 16, 9).





