Qu’est-ce qu’un « grand » Pape ? France Catholique n’a pas la prétention d’en décider, ni même d’en dresser un portrait, au moment où les cardinaux viennent de donner à Pierre un successeur – le 267e. Ce chiffre suffit à dire que le trône pontifical fut occupé par des hommes très différents, aux qualités nombreuses… comme aux défauts divers. Le miracle est que l’Église continue de perdurer malgré les défaillances des clercs qui la guident et des fidèles qui la composent – preuve qu’elle est vraiment d’institution divine. La Providence sait tirer parti de tout, même des faiblesses humaines, et le Christ savait ce qu’il faisait en confiant à Pierre son Église, ce modeste pêcheur qui jouait parfois les glorieux – « Quand tu serais pour tous une occasion de chute, tu ne le seras jamais pour moi » – mais allait le renier trois fois… avant de marcher au martyre. Sainte Catherine de Sienne résume en deux phrases la situation, et notre pauvreté, dans la prière qu’elle adresse à Dieu : « Père éternel, bien que vous ayez créé les hommes sans eux, vous ne voulez pas les sauver sans eux. Je vous prie donc de retourner leur volonté et de les disposer à vouloir ce qu’ils ne veulent pas. »
Malgré les tempêtes, l’Église demeure donc « une, sainte, catholique et apostolique ». Et si tous ne furent pas exemplaires, il y a bien des Papes dont l’œuvre mérite d’être rappelée, parce qu’ils ont su guider la barque d’une main sûre, gouvernant selon le bon cap, comme saint Clément, ou redressant sa course quand elle s’en éloignait, comme saint Pie V. Voici quelques-uns d’entre eux, qui ont écrit chacun un chapitre de cette belle histoire.
Saint Clément (88-97)
Compagnon de saint Paul
« Il avait vu et fréquenté les bienheureux Apôtres, leur prédication résonnait encore à ses oreilles et leurs traditions étaient devant ses yeux », écrit Irénée de Lyon au sujet de saint Clément. Les « bienheureux Apôtres » ici mentionnés sont Pierre et Paul. C’est dire l’importance, dans l’histoire de l’Église, du troisième successeur de Pierre, après Lin et Clet (ou Anaclet), dont la vie nous est inconnue bien qu’ils soient cités, comme lui, au Canon romain de la messe. Clément aurait même été l’un des « compagnons d’œuvre » de saint Paul dont parle « l’apôtre des Gentils » dans son épître aux Philippiens.
« Un premier exercice du Primat romain »
De ce Pape des premiers temps, on a conservé le plus ancien texte chrétien authentifié – à part ceux que rassemble le Nouveau Testament : une longue lettre apostolique, « grande et admirable » selon Eusèbe de Césarée, adressée « de la part de l’Église de Rome à l’Église de Corinthe » minée par d’intenses divisions. Invitant les chrétiens de cette importante cité grecque à contempler l’exemple du Christ, il les exhorte au repentir et à l’unité, soulignant que le Seigneur lui-même « a établi où et par qui il désire que les services liturgiques soient accomplis, afin que chaque chose […] soit conforme à sa volonté ». Avant d’ajouter : « Vous nous causerez joie et allégresse, si vous obéissez aux avis que nous vous avons donnés dans le Saint-Esprit. Ce serait faute et danger grave de résister à ces paroles de Dieu. » Dans sa catéchèse sur les Pères apostoliques, Benoît XVI en conclut que « cette lettre constitue un premier exercice du Primat romain après la mort de saint Pierre » (7 mars 2007). Clément le fait avec une douceur qui ne retire rien à son autorité : « Nous vous écrivons cela, bien-aimés, non seulement pour vous avertir, mais pour nous le remémorer à nous aussi, car nous sommes au bord de la même arène, et le même combat nous attend. »
Un combat qu’il mènera jusqu’au martyre : exilé en Crimée après avoir refusé de sacrifier aux dieux romains, il est jeté à la mer, une ancre attachée au cou. Ses reliques ont été ramenées à Rome, où lui est consacrée une remarquable basilique.
Saint Léon le Grand (440-461)
« Docteur de l’unité »
« Lorsqu’il s’agit d’accomplir le devoir de ma charge, je découvre que je suis à la fois faible et lâche. Cependant, j’ai pour moi l’intercession inlassable du Prêtre éternel qui n’a pas abandonné la garde de son troupeau bien-aimé. C’est aussi en vertu de cette assistance fondamentale et éternelle que j’ai reçu la garantie de l’apôtre Pierre, qui n’abandonne certainement pas son œuvre. »
Tout est dit avec limpidité dans ces quelques lignes, tirées de l’un de ses sermons : l’extraordinaire humilité de l’homme, mais aussi la ferme certitude du pontife que l’autorité de Rome s’impose à l’Église universelle puisqu’il tient sa charge de Pierre, qui la doit lui-même au Christ. Ce qui conduira saint Léon « le Grand », tout au long de son pontificat, à combattre sans relâche les hérésies et les forces centrifuges, tout en protégeant le peuple au moment où l’Empire romain se désagrège sous les coups portés par les barbares.
Imagine-t-on l’effroi que produisit le sac de Rome par les Wisigoths d’Alaric, en 410 ? « Rome est investie. Ma voix s’étrangle et des sanglots m’interrompent tandis que je dicte ces mots. Elle est conquise, cette ville qui a conquis l’univers », écrit saint Jérôme en apprenant la nouvelle. Or, c’est dans ce monde bouleversé que grandit Léon, né à Rome entre 390 et 400. Archidiacre sous le pontificat de Célestin Ier, il gagne la confiance de son successeur, Sixte III, avant d’être élu Pape à l’unanimité, en août 440. Mais le flot des barbares bat de nouveau les flancs de l’Empire. Les Huns, cette fois. Léon n’hésite pas à se porter à la rencontre d’Attila, à Mantoue. Sans hommes, sans divisions, il parvient à le convaincre d’épargner Rome – moyennant tribut quand même. Et si, trois ans plus tard, il ne réussit pas à détourner les Vandales de la Ville éternelle, il obtient de Genséric, leur roi, que ses soldats ne massacrent pas ses habitants, ni ne l’incendient.
Odoacre n’a pas encore déposé le dernier empereur d’Occident – ce sera fait en 476 – mais les autorités civiles sont devenues trop faibles pour protéger les citoyens. L’Église comblera naturellement cette vacance. La Rome impériale, fondée par Rémus et Romulus, s’est effondrée. Elle naît de nouveau sous le patronage de Pierre et de Paul – et c’est bien du « prince des Apôtres » que le Pape tient son autorité.
En vertu de cette primauté, Léon Ier intervient dans les querelles théologiques pour que prévale la doctrine catholique. C’est ce qu’il fait notamment quand, en Orient, le moine Eutychès, qui a les faveurs de l’empereur Théodose II, professe que le Christ n’a qu’une nature : divine. Or, nier la nature humaine du Christ « avait pour conséquence de relativiser le salut de l’humanité par le sacrifice de la Croix. Dès lors, la Passion et la mort du Christ n’avaient plus la même valeur… », résume l’historien Christophe Dickès. On mesure les conséquences de cette hérésie, que Léon combat en rappelant que le Christ est à la fois vrai homme et vrai Dieu – ce que proclame le concile de Nicée.
« Pierre a parlé par la voix de Léon »
Eutychès gagne la première manche par la ruse : en 449, lors du concile d’Éphèse, réuni par Théodose II, ses partisans empêchent la lecture d’une lettre de Léon rétablissant cette vérité de foi. Mais l’empereur meurt un an plus tard. En 451, un nouveau concile organisé à Chalcédoine par son successeur, Marcien, offre un triomphe au Pape : « Pierre a parlé par la voix de Léon », reconnaissent les Pères conciliaires.
Saint Léon meurt le 10 novembre 461. Il sera proclamé docteur de l’Église par Benoît XIV en 1754. « De même que saint Augustin est proclamé par l’Église universelle le docteur de la Grâce et saint Cyrille le docteur de l’Incarnation du Verbe, de même saint Léon est, de l’avis unanime, le docteur de l’Unité de l’Église », dira bien plus tard le pape Jean XXIII.
Saint Grégoire le Grand (590-604)
Moine et missionnaire
Comme ces prédécesseurs, Grégoire Ier dut prendre en charge les affaires de la cité, menacée par les invasions, la peste et la famine. Il le fit avec succès, parvenant à la paix avec les Lombards, important du blé de Sicile, processionnant et priant pour la fin des calamités. On raconte qu’il vit un ange se poser au sommet du mausolée d’Hadrien et rengainer son épée après avoir vaincu la peste – on peut en voir aujourd’hui la statue dominant le château Saint-Ange.
Si saint Grégoire réussit si bien dans le gouvernement de l’Urbs, c’est que, fils de sénateur romain, il avait été préfet de Rome avant de revêtir l’habit monastique et d’être élu Pape en 590. Bien que de faible constitution, il déploya sur le trône de Pierre une activité considérable, s’attaquant aux hérésies, réprimant les abus du clergé, consacrant les biens de l’Église au soin des pauvres, légiférant en liturgie, encourageant l’usage du chant qui portera son nom : le grégorien. « On lui doit l’introduction du Kyrie et de l’Alléluia dans le rituel de la messe, ainsi que la place du Notre Père », précise l’Histoire des Papes, de saint Pierre à Jean-Paul II (Tallandier, 2000). Et fit « de la vie monastique la source de sa réforme » (Christophe Dickès).
Mais c’est aussi par son œuvre missionnaire que ce contemplatif se distingua. Il fonde de nombreux monastères, favorise la diffusion de la Règle de saint Benoît, auquel il consacre le livre II de ses Dialogues. Et c’est un bénédictin, Augustin, futur évêque de Cantorbéry, qu’il charge d’évangéliser la Grande-Bretagne avec une poignée de compagnons. La mission porta ses fruits, et l’on put dire que Grégoire « a conquis l’Angleterre avec 40 moines, alors que César avait eu besoin de six légions ».
Saint Grégoire VII (1073-1085)
Défenseur de l’Église
Le pontificat de Grégoire VII semble se résumer à sa lutte contre l’empereur germanique Henri IV. Les péripéties en sont si longues et compliquées qu’il serait vain de les résumer mais c’est faire injure à ce Pape qu’oublier sa volonté de réforme et les moyens courageux qu’il prit pour cela.
Fils d’un charpentier des environs de Sienne, Hildebrand, né vers 1020, est introduit jeune dans les milieux ecclésiastiques romains et l’entourage du futur Grégoire VI. Moine bénédictin, il gouverne l’abbaye de Saint-Paul-hors-les-Murs avant d’être envoyé en France comme légat. Créé cardinal en 1055, il succède à Alexandre II le 24 avril 1073 sous le nom de Grégoire VII.
Le Pape pose les fondements de la réforme grégorienne, affermissant l’autorité du Saint-Siège et son indépendance vis-à-vis du pouvoir politique. Son premier souci est de faire rentrer dans l’obéissance les prélats qui s’affranchissent des lois de l’Église. Il s’oppose au mariage des clercs et à la simonie [trafic d’objets sacrés, de biens spirituels ou de charges ecclésiastiques, NDLR]. Ses canons contre l’ingérence des princes dans les affaires ecclésiastiques, leur défendant de désigner ou de déposer évêques et abbés, visent d’abord l’empereur germanique Henri IV, qui a nommé un archevêque à Milan en ignorant le Saint-Siège. La querelle des Investitures va durer deux siècles.
L’empereur va à Canossa
Contre l’empereur, Grégoire rallie les seigneurs italiens, et d’abord la grande-duchesse Mathilde de Toscane, femme d’exception qui, avant de léguer ses États au Souverain pontife, aura été toute sa vie sa protectrice. Mais en 1075, l’empereur ose faire arrêter le Pape alors qu’il célèbre la messe de Noël en la basilique Sainte-Marie-Majeure ! Délivré par le peuple romain, Grégoire VII exige de l’empereur qu’il vienne à Canossa, pour y faire repentance. Il l’y fait attendre plusieurs jours, pieds nus dans la neige… Sans éteindre le conflit : revirements, installation d’un antipape Clément III, prise de Rome par Henri IV en 1084, nouvelle arrestation du pontife légitime délivré par le Normand Robert Guiscard qui le met à l’abri à Salerne… Grégoire VII y meurt exilé le 25 mai 1085. Il est canonisé en 1606 pour avoir défendu coûte que coûte les droits de l’Église contre les prétentions du pouvoir temporel.
Ces 12 papes qui ont bouleversé le monde, Christophe Dickès, éd. Tallandier, coll. « Texto », 2018, 448 pages, 11 €.