Dans le rapport quotidien du fidèle à Dieu, cela change-t-il quelque chose que Dieu se soit fait homme ?
Cardinal Gerhard Müller : Le Dieu des philosophes, tant à la mode aujourd’hui, est un Dieu abstrait et lointain. Il ne s’intéresse pas à l’homme. Mais dès lors que Dieu a le souci de se révéler à sa créature perdue, qu’il va même jusqu’à s’incarner et mourir pour elle, c’est un bouleversement absolu. Cela ne veut pas dire que Dieu a besoin de nous – il est parfaitement comblé par sa propre perfection – mais, et c’est bien plus beau, qu’il a choisi dans sa liberté souveraine de nous aimer. Son amour est absolument gratuit. En s’incarnant, Jésus-Christ est allé à la rencontre des hommes, de chacun individuellement. L’Incarnation est donc le cœur de la vie de tout croyant : elle lui rappelle que Dieu l’aime, lui, particulièrement, et lui montre jusqu’où Il est prêt à aller pour lui témoigner cet amour. Avec Jésus-Christ, la foi n’est plus une loi, une morale ou une spiritualité, elle est une relation d’amour personnelle entre le Créateur et sa créature.
Et cela donne une dignité révolutionnaire à la matière…
Oui, absolument, nous sommes les vrais matérialistes ! Pour les chrétiens, contrairement au déisme moderne, la matière ne crée pas de distance avec Dieu, car Dieu l’a non seulement créée mais « le Verbe s’est fait chair » (Jean 1, 14). Dieu a pris chair de notre chair, on ne peut donc pas la mépriser. D’où l’importance dans la foi catholique des sacrements et des sacramentaux. Si Dieu n’est pas dans la matière, il passe par elle. C’est une conséquence de l’Incarnation. La vénération des reliques, par exemple, est très importante. Elle nous rappelle que l’être humain a été créé par Dieu à la fois âme et corps et que c’est tout entier que l’on se sanctifie et devient un membre vivant du corps du Christ. Ces reliques appartiennent à des âmes bienheureuses dont les corps sont appelés à la résurrection au dernier jour. Il y a un vrai péril dans l’influence protestante qui nous pousse à mépriser ce genre de dévotions. Mais cet idéalisme dualiste est une mauvaise compréhension de l’Incarnation. Luther était opposé aux pèlerinages, à l’élévation durant la messe, au culte des reliques… C’est un mépris des sens qui n’est pas évangélique : le Christ a parlé, touché, soufflé… Il s’est fait chair, ce n’est pas pour que nous le reléguions au monde des idées.
Et si Dieu a ainsi souci de notre sort, cela nous libère aussi de la crainte d’un Dieu vengeur…
Oui, l’Incarnation et la Passion sont de telles preuves d’amour que le chrétien ne peut qu’avoir confiance en la Providence divine. Dieu nous a donné assez de gages de son ardent désir de nous sauver. Alors que craindre venant de lui ? Nous ne marchons pas sous l’épée de Damoclès du « destin » païen. Et nous savons aussi que l’Histoire ne va pas nulle part mais qu’elle est dans la main de Dieu : nous sommes guéris du nihilisme. En somme, l’Incarnation nous rend libres car elle nous permet d’être assurés que « ni la mort ni la vie, ni les anges ni les Principautés célestes, ni le présent ni l’avenir, ni les Puissances, ni les hauteurs, ni les abîmes, ni aucune autre créature, rien ne pourra nous séparer de l’amour de Dieu qui est dans le Christ Jésus notre Seigneur » (épître aux Romains 8, 38-39).
Mais il semble parfois aujourd’hui que, chez les catholiques, le sens de la divinité de Notre Seigneur se perd. N’avons-nous pas trop humanisé le Christ ?
En effet, si le Christ est vrai homme, il est aussi vrai Dieu. Nous ne devons pas le perdre de vue. Il serait très orgueilleux et présomptueux de notre part de traiter Dieu comme un « copain » et de perdre de vue la majesté divine. Nous sommes avant tout une créature devant son Créateur : comment ne pas être animé de crainte devant une telle réalité ? Pas la crainte païenne d’un Dieu mauvais, mais le premier don de l’Esprit Saint : la crainte qui naît de l’infinie distance qu’il existe entre notre misère et la perfection de Dieu et qui reste néanmoins confiante en sa Miséricorde. La présomption qui est à la mode spirituellement aujourd’hui est une sorte de mise à l’épreuve de Dieu. En approchant de Dieu sans considérer sa majesté, et en invoquant sa Miséricorde pour ne pas nous convertir et changer de vie, nous agissons injustement et mettons son amour au service de notre lâcheté. La Miséricorde nous appelle exactement à l’inverse : Dieu a montré l’infinité de son Amour pour exciter notre générosité et faire appel à notre coopération. Il n’est que plus parfait et plus adorable par l’Amour dont il fait preuve sur la Croix. On ne peut pas prendre la mort de Dieu à la légère : il nous faut rendre amour pour amour. On sait bien, dans le mariage par exemple, que l’amour doit être réciproque… Il en va de même avec Dieu !
Si nous sommes sauvés par le baptême, il nous reste à vivre de ce baptême ; il n’est que le début et la source de la vie chrétienne. Le concile de Trente rappelle bien que, si nous sommes justifiés par le sacrifice de Notre-Seigneur sur la Croix, il nous reste à coopérer à ce Salut par notre conversion : « Dieu qui nous a créés sans nous n’a pas voulu nous sauver sans nous », comme le dit saint Augustin. Donc l’Incarnation, ce n’est pas seulement Dieu venu mourir pour l’homme, mais aussi Dieu qui appelle l’homme à vivre pour Lui. Saint Thomas affirme qu’il y a là toute la dignité de l’homme : il peut coopérer avec Dieu pour son Salut.