Tout savant digne de ce nom finit toujours par se faire, en étudiant la nature, ce que Jacques Monod appelle une « philosophie naturelle ». Au-delà des phénomènes, il finit par acquérir une certaine idée des choses, de leur signification, de leur destinée, de leur relation avec lui-même. Il se construit ces idées « de derrière la tête » dont parlait Pascal et qui, quoi qu’on fasse et qu’on croie penser, sont toujours finalement d’essence religieuse.
On ne saurait le nier : la « philosophie naturelle » la plus répandue en cette fin de siècle n’est pas exempte d’incohérences et de contradictions.
D’un côté, les spécialistes des sciences de la vie, y compris des sciences humaines, sont en majorité matérialistes. Écoutons le fameux théoricien américain de la paléontologie, George Gaylord Simpson [1] : « Il y a quelques rares vitalistes (c’est-à-dire, dans le contexte, spiritualistes) parmi les spécialistes compétents de l’évolution, surtout en Europe, mais une écrasante majorité aussi bien en Europe qu’ailleurs, sont matérialistes (a). »
Le mystère récusé
Selon Simpson, l’interprétation matérialiste est absolument prédominante parmi les spécialistes « les plus compétents », ce qui signifie évidemment que lui-même est matérialiste. Pour ces « matérialistes », la vie avec, à son sommet, le mystère de l’homme – mystère qu’ils récusent – s’explique intégralement par le jeu aveugle des lois de la physique.
Quand on lit et relit cette affirmation inlassablement répétée, on ne peut, à la longue, qu’être obsédé par une idée : celle d’interroger les physiciens, de leur demander s’il est bien vrai que leur physique peut fournir les explications dernières.
Notons que cette idée d’interroger les physiciens sur le pouvoir explicatif de la physique ne semble être jusqu’ici venue à l’esprit d’aucun biologiste matérialiste, pas plus, semble-t-il, que l’idée de lire ce qu’écrivent réellement les physiciens quand ils méditent sur les difficultés de leur science [2].
Si cette idée leur venait un jour, on peut leur annoncer des surprises. Car (et c’est l’autre branche de la contradiction dont je parlais) les physiciens, eux, sont bien éloignés de fournir à leurs collègues biologistes les arguments présomptueux que ceux-ci, non sans imprudence, se complaisent à requérir d’eux. Quand le biologiste s’est débarrassé des mystères de la vie en les déposant dans les bras du physicien, il se hâte de s’en aller en se frottant les mains, assuré qu’il est, par une culture philosophique héritée du siècle dernier, d’avoir fait son devoir, tout son devoir, et que l’encombrant bébé est en de bonnes mains [3]. Que ne vérifie-t-il, avant de s’en aller, que le bébé, si l’on me pardonne l’image, ne fait pas aussitôt pipi dans les mains de sa nourrice ? Car c’est, hélas ! ce qui se passe.
L’Université (anglaise) de Cambridge vient de publier (b) les comptes rendus d’une discussion commencée lors d’un congrès de physique tenu dans ses murs en juillet 1968. À cette discussion dont le thème était « la théorie quantique et au-delà » ont pris part les vingt et un spécialistes mondiaux les plus réputés de la physique des Quanta (c).
Le livre qui résulte de cette discussion est sans doute ce que l’on peut lire actuellement de plus profond et de plus stimulant du point de vue philosophique sur le problème toujours renaissant de la confrontation de l’esprit humain avec le monde physique. Car il apparaît uniformément dans toutes les communications de ces physiciens que les problèmes fondamentaux de la physique actuelle sont de nature philosophique. Les textes les plus remarquables à cet égard sont ceux de l’Allemand von Weizsäcker (Institut Max Planck de Munich) et de l’Américain H. H. Pattee (Laboratoire de physique de l’Université de Stanford).
Le titre du texte de Pattee est assez piquant lorsqu’on se rappelle l’assurance de Jacques Monod affirmant que, pour rendre compte de la mécanique vivante, il n’a besoin de rien de plus que la physique quantique. Voici ce titre : La vie peut-elle expliquer la mécanique quantique ? Selon Pattee, en effet, toutes les questions que l’on s’est posées jusqu’ici sur l’origine de la vie ont été formulées à l’envers (backwards). Loin de chercher à savoir si la physique peut expliquer la vie, il serait, dit-il, plus prometteur de se demander plutôt si la vie ne nous fournit pas des modèles valables pour élucider les énigmes de la physique.
Comme Monod, Pattee souligne le rôle fondamental du message dans le phénomène vivant élémentaire. Ce message vivant (celui dont l’ADN est le véhicule) « implique, dit-il, trois étapes qui sont : 1° le codage ; 2° le stockage ; 3° le décodage ». La physique du stockage ne pose pas de problème particulier. En revanche, souligne-t-il, « il est incohérent du point de vue de la logique et de la physique de penser que l’on puisse écrire un symbole ou un enregistrement dans le monde (supposé) strictement déterministe gouverné par les lois microscopiques du mouvement ».
Pattee, citant Post et Polanyi, montre que l’idée déterministe (fondement du matérialisme, rappelons-le) vise à représenter l’univers comme une machine. Mais « toutes nos machines macroscopiques, ainsi que les langages symboliques, n’existent que comme produits de la matière hautement évoluée... Le fait que nos machines et nos systèmes symboliques puissent être construits et qu’ils marchent n’est pas un résultat du déterminisme, mais de l’ingéniosité de la vie »...
Nature et déterminisme
Le déterminisme philosophique n’est donc rien d’autre qu’une subtile et fallacieuse pétition de principe : l’homme projette dans l’univers microphysique l’idée anthropomorphique de machine. Cette machine n’existe, en fait, que dans notre pensée. La biologie moléculaire (spécialité de Monod) « peut, certes, faire d’utiles descriptions de la vie dans le cadre de ce modèle ». Mais « la vie elle-même n’aurait jamais existé si son apparition avait été assujettie à de telles descriptions, ou si elle avait dû réaliser ses processus internes d’enregistrement de cette façon ».
Pour ce physicien, le déterminisme et le hasard ne peuvent donc avoir produit la vie, pour la simple raison que le déterminisme n’existe pas dans la nature. Il n’apparaît que comme un instrument de la science humaine, au terme de l’évolution [4]. En revanche, le spectacle de la vie devrait nous inciter à découvrir les mécanismes originaux de codage de la matière inanimée. Extraordinaire retournement ! Loin que la physique explique la vie, c’est la vie qui, peut-être, nous permettra un jour de comprendre mieux la matière... [5]
Aimé MICHEL
(a) G. G. Simpson : Geography of Evolution (Capricorn Books, New York 1965).
(b) Quantum Theory and Beyond (essais et discussions nés d’un colloque de physique, sous la direction de Ted Bastin, Cambridge University Press, 1971).
(c) Notons toutefois l’absence inexplicable de Louis de Broglie, le plus éminent des physiciens qui essaient actuellement d’aller « au-delà » de la physique quantique.
Les Notes de (1) à (5) sont de Jean-Pierre Rospars
(*) Chronique n° 35 parue dans F.C. – N° 1276 – 28 mai 1971. Reproduite dans La clarté au cœur du labyrinthe, chap. 21 « Scientisme, matérialisme, réductionnisme », pp. 524-526.