Retour du dolorisme ? - France Catholique

Retour du dolorisme ?

Retour du dolorisme ?

Copier le lien

Il m’arrive de découper une page de journal ou de revue afin de m’en servir « plus tard » : c’est ainsi que j’avais mis de côté une page d’Ouest-France, édition d’un dimanche d’avril dernier. Le théologien Michel Deneken y était interrogé sur la signification de Pâques et de la Résurrection. J’avais conservé ses réponses parce que l’une d’elles m’avait quelque peu titillé les neurones. Ce n’est peut-être qu’aujourd’hui que je suis en mesure d’y voir un peu plus clair.

Le journaliste d’Ouest-France, François Vercelletto, questionne donc le Père Deneken : « L’Église n’a-t-elle pas trop longtemps insisté sur la mort plutôt que sur la résurrection ? » et le théologien de répondre : « C’est vrai. On a tendance à s’arrêter sur la croix. On a peur de faire apparaître la résurrection comme une espèce de « machin » qui rendrait la mort légère. Mais qu’est-ce qui est le plus scandaleux ? Un messie crucifié ou un crucifié ressuscité ? Je constate un retour à un certain dolorisme. Ce qui m’intéresse chez Jésus c’est sa vie devant Dieu qui peut être un chemin pour moi ». Cela signifierait-il que la Passion du Christ ne l’« intéresserait » pas ? Probablement impensable.
Cette réponse me laisse donc pantois. Je veux bien qu’elle soit inspirée par la question, formulée au débotté par Vercelletto, qui ne fait que reprendre la vieille et souvent absurde rengaine du dolorisme, sans prendre le temps nécessaire à la réflexion, mais tout de même ! Le dolorisme a souvent bon dos pour nous éviter de sonder quelque peu l’abîme de douleurs et de souffrances auquel Jésus ne s’abandonna point mais auquel Jésus se livra en un mouvement de l’être parfaitement conscient, parfaitement décidé. Volonté claire, tendue, déterminée. Ce que prouve amplement la courte mais éclairante théophanie opérée avant de Se faire arrêter : « Qui cherchez-vous ? – Jésus de Nazareth. – Moi, Je suis », et non ‘’C’est moi’’, comme traduit en français. « Moi, Je suis » est une réponse similaire à celle reçue par Moïse au Buisson ardent. Cela vaut la peine de prendre quelques secondes pour y réfléchir… Nombreux passage des évangiles qui rapportent plusieurs de ces ‘’théophanies’’ de Jésus.

Loin de moi d’innocenter le vrai dolorisme, celui qui nous ferait nous arrêter à la Passion sans aller jusqu’à son terme, la Résurrection. Pour moi, les deux vont à ce point ensemble que je ne puis méditer la Passion de mon Sauveur sans me référer en permanence à son triomphe de vie. (D’ailleurs, la Passion en elle-même est d’abord et avant tout une vigoureuse démarche de vie.)
Un théologien faire ainsi l’impasse sur ce qu’a donc ‘’vécu’’ Jésus tout au long de sa Passion, voilà ce que je ne puis concevoir ! Certes, si l’on se contente des seuls textes évangéliques, on ne peut comprendre ce que fut en vérité cette succession d’événements, et l’on reste à la surface de l’histoire : mais quand on a pris le soin d’étudier à fond ces faits prodigieux, cet ‘’acte’’, d’une théâtralité cosmique, constitué d’une succession d’épouvantes que révèle admirablement son Linceul qui est à Turin, quand on a compris que Jésus avait de toute façon été condamné à mort par l’hématidrose subie à Gethsémani, « symptôme, disent les médecins, d’une souffrance absolument intolérable », condamné à mort deux fois par la seule flagellation, non moins intolérable et, de ce fait, par l’ensemble des autres tourments qui la suivirent, on ne peut que saisir à quel point Jésus a été contraint de refuser que la Mort Le saisisse en son sein avant que ne fut atteint le moment où enfin Il pourrait déclarer : « Tout est accompli ». Alors le lecteur devine sa joie, qui peut enfin éclater en un cri plein du bonheur de pouvoir aller retrouver le Père, jusque-là contraint de laisser son Fils affronter seul l’épouvante, l’horreur, l’indicible atrocité du péché affronté et vaincu.

Cette courte phrase d’ailleurs implique que le Supplicié ait en quelques sorte « gouverné sa Passion » bien plus que ses bourreaux, afin que rien ne lui échappe et que tout se déroule dans ce but ultime : ‘’accomplir’’ donc les Écritures, et par là fournir la preuve qu’Il était bien le ‘’missionné’’ envoyé par le Père. À partir de cette courte phrase, « Tout est accompli », Jésus peut enfin accepter que la mort vienne le libérer et prononcer les mots qui Lui font retrouver le Visage de ce Père bien-aimé : sa Face, comme le psalmiste réclame de pouvoir la contempler.

Il est donc mort tout au long des supplices, s’il est possible de s’exprimer ainsi. Il s’est à chaque pas maintenu en vie par décision irrévocable et exécutée avec une détermination sans faille.

Voilà qui change tout à la perception ancienne, relativement pauvre, que nous avions des souffrances du Christ : il nous faut aujourd’hui accepter l’impensable violence de cette Passion vécue par notre Sauveur : afin de mourir avec Lui, si peu que nous sachions le faire. Mais le faire ! Car s’Il nous sauve, c’est en nous faisant ‘’traverser’’ avec Lui l’espace de ce temps qui fut le sien. « Prenez votre croix et suivez-Moi », ce qui signifie notamment qu’Il nous attend sur ce chemin-là, non pas un autre. Non pour que nous nous y perdions, mais pour qu’Il nous porte sur ses épaules aux instants les plus durs et que nous comprenions à quoi ressemble le salut tel qu’Il nous le conquiert.
Notre salut ! Pas une histoire à l’eau de rose : méditons la vie de nos saints, et nous comprendrons qu’ils n’ont pas failli : après peut-être bien des hésitations, peut-être pas, ils l’ont suivi. François d’Assise, Thérèse de l’Enfant Jésus de la Sainte Face, Bernadette Soubirous… Oublierais-je ma chère Alpais, patronne des astronautes, ma non moins chère Jeanne-Marie de Maillé, encore la servante de Marie, Benoîte Rancurel ? Ces trois dernières virent le Christ venir à elles sous son véritable aspect de crucifié. Ainsi, apparu près d’Alpais, Il lui dit « Vois de quel prix je t’ai estimée ! » Plus tard Il revint vers elle, toujours sous le même aspect : « Et toi, de quel prix m’estimes-tu ? », questionnement qui toujours me bouleverse, parfois me rempli d’effroi, car je sais bien que si la petite Alpais était fort proche du cœur de Jésus, elle qui avait accepté des épreuves inconcevables, je suis quant à moi les mains vides devant le Crucifié. Cette misère ne me fera pas renoncer à Le regarder ‘’vivre’’ humainement aussi bien que surhumainement cette Passion qu’il a si fortement désirée, attendue, reçue, non pas pour la subir, mais pour l’affronter.

L’intensité de sa détermination se prouve dans un grand nombre de détails, ne fut-ce que celui de retourner trois fois dans le Jardin du « Pressoir à Olives » – sens du mot araméen ‘’Gethsémani’’ afin d’y affronter les plus insupportables des tentations : la peur jusqu’à penser fuir devant les effroyables supplices préparés pour Lui ; le renoncement lorsqu’Il découvre, nécessairement, l’océan débordant de l’universel péché des hommes et donc la vanité certaine de ce qu’Il allait entreprendre ; et, la pire des trois, la crainte de ne plus pouvoir, Lui « revêtu de ce péché », être accueilli par son Père infiniment aimé.

Bien sûr, tout cela sans la Résurrection aurait été vain, sans signification, sans fécondité. Mais la résurrection, acquise sans qu’Il soit passé par des épreuves aussi folles, aussi intolérables, serait (pour moi seul ?) beaucoup moins explicite de la volonté de Dieu, Père et Fils. La victoire fut acquise là, au sein de ces épouvantes qu’Il aborda l’une après l’autre, tendu de tout son être contre la mort qui voulait le ‘’délivrer’’ trop tôt alors qu’Il lui fallait à chaque nouveau supplice traverser l’orgueil de l’homme en ses inventions d’enfer comme une lance traverse la poitrine d’un ennemi.

Et cela je devrais le laisser de côté afin d’être à même de découvrir un chemin bien tranquille en contemplant « la vie de Jésus devant Dieu » ? Non, impossible de me contenter de cette expression trop commode : ce par quoi il a passé, il me faut le contempler sans rien retirer aux violences impensables qui lui furent imposées et auxquelles mes propres péchés ont contribué : car enfin, il n’est pas un être humain au monde qui n’ait jeté sa pierre sur Lui, donné son coup de fouet romain, lancé sur Lui, tel un venin, un abominable crachat.

Après, oui, seulement après la contemplation bienheureuse !

La mort et la résurrection ne forment qu’un bloc : elles sont déjà soudées ensemble dès Gethsémani, si l’on ne sait pas voir qu’elles le sont dès sa conception dans le berceau virginal de Marie.

Ne pas vivre en nous, si peu que ce soit, la Passion de Jésus, c’est offenser le mystère même de sa Résurrection.

Sans oublier une question primordiale : qu’a donc fait l’Homme en Origine pour que son salut exige qu’un tel prix soit demandé à Dieu le Fils ? Car enfin c’est Dieu qui a payé le prix de nos errements, le prix de notre fol orgueil.