Quand Marie déplace les foules - France Catholique
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Quand Marie déplace les foules

100 000 kilomètres parcourus, quatre cortèges, 16 000 paroisses visitées pendant cinq années, suscitant une ferveur inégalée… Le pèlerinage Notre-Dame du Grand Retour a battu tous les records, de 1943 à 1948.

Notre-Dame du Grand Retour

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Arrivée de Notre-Dame du Grand Retour à Notre-Dame de Paris, le 2 février 1946. Le cardinal archevêque de Paris, Mgr Suhard, bénit la foule.

Arrivée de Notre-Dame du Grand Retour à Notre-Dame de Paris, le 2 février 1946. Le cardinal archevêque de Paris, Mgr Suhard, bénit la foule.

© o.m.i. – CNAEF, 7 IR 1.

« J’avais 11 ans, lorsque Notre-Dame du Grand Retour est entrée dans La Roche-sur-Foron, portée sur un char tiré par des hommes. C’était en août 1946. On a vu soudain les gens prier, chanter, dans les rues, très librement ! » À 87 ans, la voix vibrante d’enthousiasme et d’émotion, Jacques Brand reste très marqué par la ferveur de ce pèlerinage de Notre-Dame du Grand Retour.

Au cours de cette « mission populaire prêchée par la Vierge » (La Quinzaine religieuse de la Savoie, 1946), à l’échelle nationale, quatre statues nautonières – sur une barque – de Marie, évoquant l’apparition de Boulogne-sur-Mer de 639, ont sillonné la France, par quatre voies différentes. Parties de Lourdes, en août 1943, leur pèlerinage se poursuivit jusqu’en août 1948, parcourant plus de 100 000 kilomètres, visitant près de 16 000 paroisses, selon les chiffres du secrétariat du pèlerinage. Quatre voies mariales, pour les quatre statues sœurs, représentant une seule Mère : celle que les Français, traumatisés par la guerre, attendaient pour les bénir, les consoler et les protéger… « Toute la France a été visitée par Marie, s’émerveille encore Jacques Brand. C’est sa patrie ! »

15 millions de consécrations

Cinq années de pérégrination, avec un objectif très spirituel : permettre au plus grand nombre de se consacrer au Cœur immaculé de Marie : « La mission de Notre-Dame de Boulogne était de faire ratifier dans les paroisses la consécration prononcée par Pie XII, le 8 décembre 1942 », explique le Père Louis Pérouas, prêtre montfortain, historien et directeur de recherche au CNRS, dans son article Le Grand Retour de Notre-Dame de Boulogne à travers la France (1943-1948), publié en 1983, l’une des seules études disponibles sur le sujet.

Dans chaque lieu visité, la prière de consécration est lue à haute voix, puis les fidèles sont invités à déposer la leur, signée, dans la barque de Marie, avec leurs intentions. Au total, près de 15 millions de consécrations seront ainsi distribuées, sur une France comptant alors 40 millions d’habitants.
Le but affiché est de voir les Français revenir vers la foi : « Dans ce retour triomphal de la Vierge de Boulogne chez elle, les pionniers du pèlerinage se plaisent à voir une image, et déjà une aube, du retour du peuple de France à Dieu par Notre Dame », écrit Mgr Joseph-Marie Martin, évêque du Puy-en-Velay, en 1943.

Un « retour à Dieu » axé en particulier sur la pénitence, en lien avec le contexte de la guerre. « Seuls les chrétiens peuvent ramener la paix dans le monde ; la paix des armes par la paix des âmes. […] Comprendre que la guerre est un châtiment […]. Convertissez-vous, faites pénitence ! […] Pas de paix en dehors du Christ. Or, il y a en France 30 à 32 millions de déserteurs de la mort du Christ, de la messe, qui est la même chose », écrit le Père Gabriel Ranson, animateur du pèlerinage.

Pendant cette mission itinérante, la Vierge est partout accueillie par des foules : « Enfin, au loin, on aperçoit la blancheur de la statue et un cri s’élève : La voilà ! », écrit un chroniqueur en 1944. Toute blanche, avec son enfant dans les bras et son Cœur dans l’autre main, la statue de Notre-Dame de Boulogne arrive dans sa barque, semblant glisser sur les flots.

En réalité, elle est posée sur un char de 400 kg, tiré le plus souvent à mains d’hommes, parfois par des bœufs, ou sur le toit d’une voiture. Le cortège de la Reine des Cieux est précédé par la croix du Grand Retour, et suivi des bannières des saintes Jeanne d’Arc et Thérèse de Lisieux. Il est accompagné par des missionnaires, qui distribuent gratuitement sur leur passage images pieuses, chapelets… L’ensemble de la mission est financé en amont par des quêtes.

Une ferveur incroyable

Pour l’accueillir, partout les rues sont pavoisées : « Nous avions préparé des kilomètres de guirlandes et les religieuses avaient fabriqué des arcs de triomphe fleuris, témoigne Jacques Brand. Chacun avait décoré son quartier. » À l’arrivée de la Madone, les cloches et fanfares l’accueillent et les fidèles entonnent le Chez nous, soyez Reine. Les gens prient le chapelet et invoquent Marie à haute voix, lui confiant leur détresse : « Sauvez la France ! », « Ramenez nos prisonniers ! »« Elle s’est arrêtée dans plusieurs quartiers, pour des temps de prière en pleine rue », rapporte le vieil homme. Nombreux sont ceux qui touchent la statue et posent sur elle chapelets et images pieuses. Les enfants sont hissés jusqu’à elle.

« Certains marchaient pieds nus, dans une démarche de pénitence », se remémore aussi Jacques Brand, qui semble revoir la scène. « Tout le monde participait. Même les écoles laïques participaient, avec les professeurs qui étaient pourtant plutôt anticléricaux. Il y avait une ferveur incroyable… »

Beaucoup de non-croyants sont saisis d’émotion au passage du cortège, et manifestent un signe de respect  : « Notre Dame a conquis les cœurs les plus endurcis. On se découvre à son passage ; beaucoup se mettent à genoux », rapporte la Semaine religieuse de Beauvais, en 1946. « En un instant, tout un monde religieux surgissait du tréfonds de l’être », s’émerveille l’abbé Devineau, directeur du pèlerinage. Ainsi, pour les Français, « rien ne paraît difficile, ni le chapelet tenu à la main, ni la prière avec les bras en croix ou les genoux dans la poussière. Ces gestes de foi, Notre-Dame de Boulogne nous les fait faire chez nous, sous les regards attentifs de nos voisins. Nous ne nous inquiétons plus de ce qu’ils peuvent penser : et eux ne songent ni à rire, ni à critiquer. Ne peut-on parler d’un véritable miracle moral ? » (Nevers, 1944).

Pendant la visite de la Madone, une veillée de prière et de confessions est organisée chaque soir, suivie d’une messe de minuit. Elle repart le lendemain vers une autre paroisse ou un autre diocèse. L’annonce de sa venue suscite un tel enthousiasme que certains diocèses organisent de grands rassemblements, en particulier pour les malades, comme à Marseille, avec 40 000 personnes, en 1945 ou à Lille en 1947 : « Conquérant province par province son immense royaume, Notre-Dame de Boulogne […] est passée, faisant le bien, et sur son passage renaît l’espérance », peut-on lire dans La Croix du Nord le lendemain.

Face à l’affluence des demandes et la durée d’attente, certains diocèses organisent même leur propre pèlerinage avec une Vierge locale, comme Notre-Dame de Grâce, dans le diocèse de Toulon.

Pourquoi ce vocable de « Notre Dame du Grand Retour » ? C’est l’évêque de Perpignan qui l’explique en 1944 : « Parce qu’elle va traverser toute la France [depuis Lourdes, NDLR] pour retourner chez elle ; nous lui demanderons le retour des chers absents [les prisonniers de guerre NDLR] et, par-dessus tout, le retour des promis à la maison du Père, le retour de la France à Dieu. »

Le rôle de la guerre

Le thème du « retour » a permis le succès de cette épopée spirituelle à l’échelle nationale, dans une France certes encore catholique, mais loin d’être unanimement pratiquante. Selon le Père Pérouas, « pour opérer […] un tel changement, il fallait qu’existe un climat extraordinaire ». Et ce « climat », c’est – hélas – la guerre. « Les périodes d’incertitude favorisent un certain “réveil religieux”. Dans le cas du Grand Retour, les missionnaires ont su prendre en compte cette inquiétude en faisant prier pour le retour des absents, pour la préservation des bombardements, pour le “salut” de la France. Ils ont aussi, semble-t-il, fait vibrer la fibre patriotique », explique l’historien.

Le succès de la mission provient en outre de la grande rumeur qui enfle de jour en jour, avant l’arrivée de la Madone. Et de la préparation dans les paroisses, par trois jours de prière et des prêches, au cours desquels l’apparition de Notre-Dame de Boulogne et la glorieuse histoire de ce sanctuaire, sont racontées.

Ainsi, en 1946, Mgr Cesbron, évêque d’Annecy, proclame la venue de la Vierge dans son diocèse, et demande aux fidèles d’accueillir « la grâce extraordinaire de cette mission qui marche », racontant que « partout où elle est allée, elle a passé comme en un triomphe, (…) suscitant un mouvement extraordinaire de foi et de piété, (…) de prières, de sacrifices, de veillées saintes, de confessions et de communions en grand nombre, de jour et de nuit ».

Urgence de l’apostolat

Dans la période qui suit la Libération, contrairement aux craintes de certains évêques, la ferveur ne baisse pas. La Madone n’a pas encore eu le temps de visiter tous ses enfants, et de nombreux diocèses la réclament, comme à Paris : « Si le Grand Retour a été partout un événement, comment douter qu’il ne soit chez nous un triomphe », écrit l’archevêque de Paris, le cardinal Suhard (Semaine religieuse de Paris, 1946). « Les temps sont venus pour l’Église où l’apostolat missionnaire n’est plus un luxe ou une vocation exotique, mais une question de vie ou de mort » clame-t-il devant 100 000 catholiques réunis au stade de Colombes.

Le pèlerinage se poursuit avec le même succès pendant encore trois ans, y compris dans les DOM-TOM et en Algérie, ravivé par l’action de grâce venue de régions épargnées par la guerre ou des captifs de retour des camps en Allemagne. Alimenté aussi par les blessures et les angoisses laissées par la guerre : « Dans ce tragique décor de ruines lamentables qui commencent à peine à se relever, cette visite prend un sens nouveau et poignant pour les trois mille sinistrés revenus s’installer dans les décombres. »

Les fruits de cette mission sont difficiles à mesurer. Cependant, nombreux sont les témoignages de « retours » vers la foi. « Depuis plus de 40 ans, je n’avais jamais vu un homme dans cette église ; aujourd’hui ils sont nombreux » (Semaine religieuse de Limoges, 1943), rapporte un curé. D’autres, à l’inverse, se disent déçus de voir que la fréquentation de la communion n’a pas augmenté à la suite du pèlerinage… 

Et demain ?

Le pèlerinage s’achève le 29 août 1948 à Boulogne. « La France entière a été traversée par Marie : c’est sa patrie et elle est venue la visiter ! », rappelle Jacques Brand, qui assure que si « les temps ont changé, le cœur des Français reste le même : il attend la rencontre avec Dieu… » Ce vieillard, au cœur d’enfant de Marie, porte un rêve fou : voir des jeunes prendre la relève et relancer cette aventure audacieuse : « Il faut que la France se convertisse pour être sauvée, assure-t-il. Et pour cela, que l’on soit des millions à la prier et qu’elle passe de nouveau partout dans notre pays ! »