POURQUOI LE DARWINISME N’EST PLUS UN PARAPLUIE - France Catholique
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POURQUOI LE DARWINISME N’EST PLUS UN PARAPLUIE

Chronique n° 366 parue dans France Catholique-Ecclesia – N° 1877 – 3 décembre 1982

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Dans ses précédents articles sur l’origine de l’homme, il est arrivé souvent à Aimé Michel d’écrire que les connaissances actuelles de l’histoire de notre passé ne laissent rien subsister des idées darwiniennes. Cet énoncé abrupt, il le précise mieux ici, par de nouvelles réflexions. D’ABORD, il y a dans le corpus des d’idées développées par Darwin un élément essentiel qui lui est antérieur : c’est le fait de l’évolution1. Il s’est fait sur le nom de Darwin à propos de l’évolution biologique le même glissement erroné que sur le nom de Freud à propos de l’inconscient. Les idées d’évolution et d’inconscient existaient bien avant Darwin et Freud2. Mais ces féconds esprits ont fourni une explication de ces faits qui parut lumineuse à leurs contemporains. Si lumineuse que l’évolution et l’inconscient, jusque-là débattus et contestés malgré l’évidence des faits, furent acceptés dès qu’on les crut rationnellement expliqués. Darwin reste chez les Anglo-Saxons, les Allemands et quelques Français, le garant idéologique que l’on peut parler d’évolution en écartant toute idée « miraculeuse » ou « irrationnelle ». Tout exposé moderne de l’évolution commence donc (du moins chez nos voisins), par une invocation au Maître qui, avec son habile système de raisonnements, permet de rapporter les merveilles de la nature sans être soupçonné de « superstition »3. Je recommande au lecteur désireux de connaître les récents développements des connaissances sur l’évolution l’excellent résumé que Scientific American (en français Pour la Science), vient de publier en traduction française (a). Dès la deuxième page du premier chapitre, on voit le portrait du grand Exorciste qui sut réduire toutes les ci-devant merveilles à un mécanisme élémentaire simple, aveugle, expurgé de tout danger métaphysique, et (ruse ultime) exactement identique au mécanisme fondamental de la société victorienne qui alors dominait le monde4. La « pression de sélection », artifice de langage Certes, quand on lit attentivement les textes réputés darwiniens, on voit bien que presque rien des idées du Maître n’a résisté à l’expérience et à l’observation (voir surtout le chapitre rédigé par le généticien japonais Motoo Kimura, p. 132)5. Aussi insiste-t-on en présentant deux autres images pieuses (soit, donc, les trois premières illustrations de l’ouvrage) montrant le maître à des époques ultérieures de sa vie. La référence à Darwin est une sorte d’incantation permettant de proposer aux mystères de l’évolution les explications les plus troublantes sans invoquer rien d’autre que le hasard. Il faut que tout s’explique par le hasard, car si peu que l’on fasse appel à quelqu’autre instrument que cette pince-monseigneur de la réflexion biologique, on risque de réintroduire, et en fait l’on réintroduit, les affreuses perspectives d’un monde évoluant vers un but. Le lecteur le plus distrait voit tout de suite à quoi l’on risque d’être conduit si l’on admet qu’un but anime les changements de la Nature6. En lisant la contribution des douze éminents spécialistes de ce livre sur l’évolution, on remarque toutefois (et plusieurs de ces auteurs le soulignent) que la plupart des schémas darwiniens doivent être rejetés, notamment à la lumière des découvertes de la génétique. Le seul mécanisme darwinien que la plupart des auteurs d’inspiration anglo-saxonne et quelques Français considèrent comme étant encore en état de marche est la pression de sélection. La « pression de sélection » est un admirable artifice de langage qui permet de parler de tout comme Bernardin de St-Pierre expliquant ses tranches de melon, sans autre recours que le hasard aveugle. On en trouve d’innombrables exemples dans la littérature évolutionniste (b)7. Dans le chapitre II de l’Évolution, Richard Dickerson expose ce que l’on sait des origines chimiques de la vie, pendant les premières centaines de millions d’années qui ont suivi la formation de notre planète. Ce qui paraissait le plus difficile (l’apparition des acides aminés qui sont à la base de la vie) a été réalisé en laboratoire il y a exactement vingt ans par Miller et Urey à Chicago au cours d’une des plus fameuses expériences du siècle8. Le merveilleux de cette expérience est que les deux savants ne se préoccupèrent que de recréer en laboratoire les conditions primitives de la Terre telles qu’on peut encore les observer sur les grandes planètes (Jupiter, Saturne…) et telles qu’on peut les imaginer à partir des théories les plus plausibles (celles d’Oparine, vieux précurseur russe toujours en vie à Moscou à plus de 85 ans9). C’est cela qu’il faut bien comprendre : l’expérience fut réussie, et ses vérifications confirmées et élargies, non point parce qu’on en prévoyait les résultats, qui restent largement inexpliqués, mais parce qu’on les espérait, à vrai dire sans trop y croire (Urey même n’y croyait pas du tout). Le raisonnement modèle, répété chaque fois qu’un processus inexpliqué se produit, est toujours le même; dont le prototype est : « Pour que tel résultat se soit produit, il a fallu que la pression de sélection ait supprimé tous les autres processus qui ne menaient à rien, ne laissant se perpétuer que le processus observé » (qui se trouve être le bon, celui-qui assure les progrès de l’évolution). Exemple (Évolution p. 20, bas de la col. 2) : « Les plus anciens systèmes n’ont pas survécu car ils ne pouvaient faire concurrence aux nouvelles améliorations apportées dans l’utilisation des matériaux… nécessaires à la vie ». Les italiques sont de moi et soulignent la pensée objectivement finaliste maquillée derrière le charabia darwinien : ici, la « concurrence » « apporte des améliorations » devant lesquelles s’effondrent tous les mécanismes vétustes incapables de progrès. On est miraculeusement sauvé de la superstition des causes finales par l’hypothèse que d’innombrables changements surviennent au hasard et que certains, plus viables que les autres, les éliminent et restent seuls en piste pour la suite de la course au progrès. De quoi sommes-nous donc en train de parler ? Des triomphes du commerce victorien ? Pas du tout : de substances chimiques très complexes, l’adénine, les acides aminés, et de problèmes tels que la polymérisation en milieu aqueux, reconnus incompréhensibles. Mais cela n’a aucune importance car « bien que toutes les réponses ne soient pas encore connues… ce ne sont, semble-t-il, que des problèmes chimiques qui trouveront probablement leurs solutions grâce aux expériences futures » (c). Ce ne sont, semble-t-il, que problèmes chimiques En clair, cela veut dire que l’on pose un principe : « Tout s’explique par la concurrence » ; et que devant ce que ledit principe n’explique pas, on garde pure et indestructible la foi dans le Principe énoncé jadis par le Maître qui ignorait jusqu’à l’existence de la génétique. Gardons bien en tête, quand nous ne comprenons pas, que « ce ne sont, semble-t-il (c’est moi qui souligne), que des problèmes chimiques », et poursuivons hardiment en supposant le problème résolu. Si les raisons font défaut, on peut toujours contempler quelque portrait du Maître : il est impossible qu’un homme doté d’une si belle barbe se soit trompé. Citons encore (d) : (ces expériences)… « illustrent le concept de sélection pour la survie. En effet, la sélection chimique fut la seule source de sélection naturelle et d’évolution avant que n’apparaissent les molécules permettant la mémorisation de l’information et la sélection génétique ». Après aussi tout s’explique par la chimie, car toute la génétique, que je sache, « n’est que » chimie. Peut-on rêver plus efficace dynamitage de l’épouvantable hypothèse d’un monde finalisé, ayant un but, allant quelque part ? Certes non. C’est bien là l’explication idéale de la concurrence que vers 1849 (date de la nouvelle Bible, L’Origine des espèces par voie de sélection naturelle) se livraient à la City les grandes Compagnies commerciales, et subsidiairement dans la Nature, les espèces vivantes. Mais la chimie, c’est la physique de l’électron… Observons toutefois, pour conclure à la lumière de la science telle qu’elle existe 133 ans plus tard : 1) que la réduction à la chimie (« ce n’est que de la chimie », étant sous-entendu que par conséquent tout est connu ou en voie de l’être) passe sous silence que la chimie, c’est la physique de l’électron, et que cette physique ne cesse de découvrir des problèmes nouveaux, de plus en plus surprenants mais auxquels les généticiens ne s’intéressent pas ; c’est comme si l’on disait : « Ce n’est rien, c’est fondé sur la quadrature du cercle »10. 2) que la « sélection naturelle » est une pure rêverie ne résistant pas au calcul. II y a les calculs du Japonais Kimura et de son école (e) ; il y en a d’autres encore plus évidents et élémentaires11. En 1982, il reste toujours recommandé de citer Darwin. Mais c’est pour ouvrir le parapluie à l’abri duquel tout est permis. J’y reviendrai prochainement. Aimé MICHEL (a) L’Évolution, par un groupe de 12 spécialistes (Bibliothèque Pour la Science, diffusion Belin, 8, rue Férou 75006 Paris). (b) Notamment dans l’ouvrage du Pr Ruffié dont j’ai déjà parlé : Traité du Vivant, Fayard éditeur, Paris 1982, très complet et détaillé. (c) L’Évolution, p. 27, col. 3. (d) L’Évolution, p. 33, col. 3. (e) Que Kimura explique lui-même dans l’Évolution. Chronique n° 366 parue dans France Catholique-Ecclesia – N° 1877 – 3 décembre 1982 Un portrait illustre l’article : « Charles Darwin. Serait-il possible qu’un homme doté d’une si belle barbe se soit trompé ? » Capture_d_e_cran_2014-11-10_a_12-28-10.png
Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 1er octobre 2017

 

  1. Le fait de l’évolution a été reconnu bien avant Darwin comme Aimé Michel le note dans la chronique n° 131, À propos d’un cousin éloigné, où il cite Diderot, Demaillet, La Mettrie, Lamarck… Le biologiste Jacques Ruffié le confirme : « L’idée transformiste se manifeste en France vers le milieu du XVIIIe siècle, d’abord chez les philosophes, avant de s’imposer aux naturalistes. On la trouve exprimée clairement chez les encyclopédistes, surtout par Diderot (De l’interprétation de la Nature : Rêve de d’Alembert). Elle s’inclut dans la vague libérale et rationaliste qui secoue le pays et amène à contester la puissance de l’Église et les explications révélées. » La géologie met au jour des fossiles en nombre croissant qui montrent que le monde vivant n’a pas toujours été ce qu’il est. « En 1793, la Convention inscrit aux programmes d’enseignement l’Histoire naturelle, le terme même d’Histoire impliquant la notion d’évolution. (…) En 1809, Lamarck publie sa Philosophie zoologique, dans laquelle il tente pour la première fois de donner une explication positive du transformisme » fondée sur l’usage (ou le non-usage) des organes. Mais « cette hypothèse, qui impliquait l’hérédité des caractères acquis, n’était pas conforme à la réalité. Lamarck mourut dans la pauvreté et l’oubli, le 18 décembre 1829. » (Traité du vivant, coll. Champs, Flammarion, Paris, 1986, vol. 1, pp. 32-33). Bien que Ruffié reconnaisse en note de bas de page que « c’est bien plus sur le principe même du transformisme que Lamarck sera combattu, en particulier par Cuvier, que sur l’hérédité des caractères acquis », cette présentation fort répandue de l’œuvre de Lamarck reste surprenante tant elle la minimise. P.-P. Grassé dans l’article « Évolution » de l’Encyclopaedia Universalis note que « Darwin dans ses rapports avec les savants de son temps, fut juste et courtois. Dans l’appréciation de ses prédécesseurs, il fit preuve de mesure et d’objectivité, sauf quand il s’agit de Lamarck, sa bête noire ; il le traita avec mépris et tint son œuvre pour insignifiante. » Bien d’autres motifs peuvent être invoqués pour expliquer ce passage de Lamarck au second plan, tels que l’organisation de sa Philosophie zoologique qui en rend l’accès difficile, la prééminence excessive donnée à « l’explication rationnelle du mouvement évolutif » sur la reconnaissance empirique de ce « mouvement », la crainte des auteurs français d’apparaître trop « nationaliste » ou bien encore le poids excessifs du néo-lamarckisme en France qui a pu retarder certaines recherches. L’historien André Pichot a présenté une analyse de cette minimisation de Lamarck qui donne à réfléchir ; je l’ai résumée en note 1 de la chronique n° 45, Le cou de la girafe ou le poids de la liberté. Je recommande vivement la lecture de Pichot car il montre à quel point l’histoire des idées elle-même peut être distordue.
  2. L’inconscient n’est pas plus une invention de Freud que l’évolution n’est celle de Darwin. Cela a été bien établi par Henri Ellenberger, psychiatre d’origine suisse établi au Canada, auteur d’une monumentale et passionnante Histoire de la découverte de l’inconscient (trad. J. Feisthauer, Fayard, Paris, 1994). Aimé Michel en avait salué la première édition américaine en 1971 dans la chronique n° 23, La psychanalyse : connaissance ou chimère ?. Il y écrit : « toutes les idées sans exception qui sont au fondement du système freudien existaient avant Freud ; (…) le génie de Freud fut essentiellement de les organiser en un tout cohérent (…) et de leur donner une existence littéraire frappante (…) ».
  3. Cette opinion (pouvoir « rapporter les merveilles de la nature sans être soupçonné de “superstition” ») est également partagée par le philosophe Raymond Ruyer : « On a utilisé le darwinisme pour être “cause-finalier” avec bonne conscience. Tel appareil organique est utile ? Il s’explique donc par la sélection naturelle. L’invocation n’est ni plus difficile, ni plus éclairante que celle de la Providence divine. » (Article « Finalité » de l’Encyclopaedia Universalis). Aimé Michel souligne ici un point clé qui gouverne en sous-main l’essentiel des discussions sur les théories de l’évolution. Comme la théorie de Darwin (ou plus exactement sa mise à jour actuelle, dite théorie synthétique de l’évolution ) est la seule théorie scientifique actuellement disponible pour tenter de rendre compte de l’évolution, toute critique des bases de cette théorie apparaît à certains comme un soutien implicite aux thèses « créationnistes », ce qui a le don de mettre en fureur bien des gens calmes en d’autres circonstances ! (J’en donnerai un exemple la semaine prochaine en marge de la chronique n° 367, Ce qui oriente l’évolution, qui le dira ? à propos des critiques du mathématicien Marcel-Paul Schützenberger). Ces réactions d’agacement appellent deux remarques. La première est que les thèses créationnistes (au sens de création séparée des espèces par Dieu) ne sont pas des théories scientifiques ; elles sont dépourvues de tout fondement empirique et sont bien en peine d’expliquer le moindre des faits bien établis de la biologie et de la paléobiologie, faits qui trouvent naturellement leur place dans le cadre de l’évolution. La seconde est que la théorie synthétique actuelle comme toute théorie scientifique digne de ce nom est constamment adaptée au progrès des connaissances : elle a changé et continuera de changer ; il est d’autant moins raisonnable de la tenir pour définitive que bon nombre de biologistes de renom en ont dit les insuffisances. Critiquer la théorie, même dans ses fondements, ce n’est pas en appeler à des explications « irrationnelles » mais inciter à rechercher de meilleures explications scientifiques, même si on ne les voit pas encore se dessiner. Certains esprits qui ne supportent pas ce genre de « vide » explicatif préfèrent croire que la théorie actuelle est quasi-définitive. On peut le comprendre mais sans se satisfaire des blocages intellectuels qui sont souvent le prix à payer pour cette « sécurité » qu’il y a tout lieu de tenir pour illusoire.
  4. Jacques Ruffié le confirme : « En fait, Charles Darwin projette au domaine biologique la situation sociologique du milieu du XIXe siècle » et il approuve en le citant le biologiste Ludwig von Bertalanffy pour qui « La lutte pour la vie dans le monde organique n’est rien de plus que la libre concurrence défendue au début de l’ère industrielle par l’école de Manchester, adaptée à la biologie. L’utilitarisme biologique était conforme à l’idéologie régnante » (Traité du vivant, op. cit., vol. 2, p. 282-283).
  5. Aimé Michel a déjà parlé plusieurs fois des travaux du Japonais Motoo Kimura et de ses collègues (voir les chroniques n° 249 et 250) . Ces travaux menés à partir de la fin des années 60 ont incontestablement fait date dans l’étude de l’évolution. Ils ont montré que la plupart des mutations demeurent neutres, en ce sens qu’elles ont même valeur vis-à-vis de la sélection : seules les mutations vraiment défavorables sont éliminées. En conséquence les lois du hasard expliquent bien l’évolution des gènes au niveau moléculaire. Comme l’écrit Kimura : « Cette théorie neutraliste affirme que, dans leur immense majorité, les changements évolutifs au niveau moléculaire ne sont pas provoqués par la sélection agissant sur des mutants avantageux, mais par la fixation aléatoire de mutants sélectivement neutres ou presque neutres (…) » (Jap. J. Genetics, 66, 367-386, 1991). Cette théorie s’oppose à la théorie sélectionniste qui postule que la sélection naturelle joue un rôle majeur dans la fixation des gènes les mieux adaptés, les processus non-adaptatifs n’ayant qu’un rôle mineur. La théorie neutraliste suscita donc immédiatement des controverses et une forte opposition de la part de nombreux biologistes de l’évolution. Cependant, elle présente l’avantage de faire des prédictions précises qui peuvent être vérifiées par l’observation. Une de ses prédictions concerne la séquence des acides aminés qui forment les protéines : si la théorie est juste, on doit s’attendre à ce que les substitutions d’acides aminés de propriétés biochimiques similaires surviennent plus fréquemment que celles d’acides aminés de propriétés différentes. De même les substitutions dans les parties qui jouent un rôle clé dans le fonctionnement d’une protéine doivent être très rares, contrairement à celles des autres parties qui doivent être plus tolérantes aux changements. On s’attend également à ce que les gènes non-codants (tels que les introns) et les pseudogènes (gènes qui ne sont plus fonctionnels) soient beaucoup plus variables que les gènes codants (exons). Toutes ces prédictions se sont révélées exactes et ont pu être de mieux en mieux vérifiées avec l’accumulation des données génomiques sur la structure de l’ADN et donc des protéines de diverses espèces. Cependant, les neutralistes ne sont pas anti-darwiniens. Nous reviendrons sur ce point la semaine prochaine…
  6. En évoquant avec une pointe d’ironie « les affreuses perspectives d’un monde évoluant vers un but », Aimé Michel franchit en toute connaissance de cause une ligne rouge. En effet, on considère habituellement que le finalisme est, par principe, exclu de la science. Comme Aimé Michel l’a lui-même souvent rappelé, « la science est matérialiste par méthode », et toute autre attitude apparait comme « une profanation des règles sacrées de la recherche » (voir la chronique n° 13, La physique en panne, et la citation de Richard Lewontin en note). Comme le résume fort bien Jacques Ruffié, dans la conception actuelle, l’évolution ne correspond « à aucun programme pré-établi, à aucune force endogène, à aucune volonté suprême, mais à une série de contraintes venues de l’extérieur et qui s’exercent sur un matériel doué de propriétés singulières : le matériel vivant. » (Traité du vivant, op. cit., vol. 2, p. 45). C’est une vertu des théories scientifiques d’exprimer clairement à un instant donné à la fois ce qui est, selon la théorie, et ce qui n’est pas, selon la même théorie, et à se mettre ainsi en danger d’être réfuté. Cependant, certains physiciens peu orthodoxes ne partagent pas cette exclusion du finalisme. Ainsi, Olivier Costa de Beauregard, arguant que « l’interprétation d’un formalisme à l’efficacité vérifiée se tire de sa lecture littérale » et que « la confiance en ce principe a permis plusieurs importantes découvertes – par exemple celle de l’onde électromagnétique, et celle de l’onde matérielle » (c’est-à-dire l’onde de de Broglie associée aux « particules »), estime nécessaire de réintroduire la cause finale en physique au même titre que la cause initiale (appelée « efficiente » par Aristote) : toutes deux agiraient sur le présent, l’une à partir du futur, l’autre à partir du passé. Une comparaison peut aider à le comprendre : « Sources et puits de l’hydrodynamique, agissant les unes de l’amont par pression les autres de l’aval par succion, illustrent analogiquement cause efficiente et cause finale » (on peut facilement voir ces deux causes à l’œuvre dans une baignoire qui se vide). « Certaines des implications les plus clairement lisibles sur les formules de la Physique issue des années 1900 [la relativité et les quanta] sont si contraires aux préjugés reçus que la plupart en détournent le regard et biaisent de diverses façons. Les habitudes de pensée encrées (non, ce n’est pas une faute d’orthographe) par l’impression répétée des fermes credos de la Physique antérieure (déterminisme des lois, causalité retardée, temps universel, présent seul réel) ; la grande ombre portée par cette imposante construction devenue inhospitalière aux modes de raisonner nouveaux, tout cela intimide inconsciemment les audaces que dictent pourtant avec la plus claire évidence les symétries mêmes du formalisme, mais que d’aucuns persistent, bien à tort, à déclarer chimériques. » (Le corps subtil du réel éclaté, Aubin, Saint-Étienne, 1995, pp. 65-66 ; le formalisme, ce sont les équations bien vérifiées et admises par tous les physiciens ; Costa de Beauregard ne propose aucune modification hasardeuse de ces équations). Bien sûr il s’en faut de beaucoup que ces « audaces » interprétatives soient acceptées, voire même largement discutées, par les physiciens. Quant aux biologistes, ils les ignorent complètement : le fossé conceptuel entre disciplines suffit à l’expliquer mais il existe d’autres raisons. Il ne suffit pas qu’une idée soit neuve, intéressante et cohérente pour être acceptée, il faut qu’elle soit « économique » et bien vérifiée. Rémy Chauvin explique bien ce point : « Nous suivons la règle générale des hypothèses scientifiques qu’on appelle abusivement principe d’économie de pensée de Mach. En fait ce n’est que le fameux “rasoir d’Occam” Entia non sunt multiplicanda praeter necessitatem (il ne faut pas multiplier les entités au-delà de la nécessité) : c’est-à-dire qu’il faut toujours chercher l’hypothèse la plus simple, celle qui ne fait aucune supposition superfétatoire. » (R. Chauvin et B. Chauvin, Le modèle animal, Hachette, Paris, 1982, p. 170). Les causes finales ne sont pas assez économiques pour satisfaire tous les physiciens théoriciens d’aujourd’hui et a fortiori les évolutionnistes. Le seront-elles un jour au terme d’évolutions voire révolutions encore à venir ? C’est loin d’être acquis mais pas non plus exclu…
  7. Sur Bernardin de Saint-Pierre voir la chronique n° 417, Le rassurant petit fromage – Du melon de Bernardin de Saint-Pierre au super-melon du Principe anthropique, 24.10.2016. Cette critique de la pression de sélection n’est pas sans fondement. Voici ce qu’écrit le généticien Charles Bocquet : « Puisqu’elles sont concomitantes, l’adaptation et l’évolution s’expliquent logiquement, d’une manière globale, par le jeu des mêmes forces, qu’étudie la génétique des populations : la pression de mutation, la pression de sélection, et la dérive génique. Les mutations (et les recombinaisons géniques) sont la source de toute variabilité héréditaire; leur taux est faible, mais le nombre de gènes que possède tout individu est suffisamment élevé pour que la pression de mutation soit efficace. Si les mutations surviennent au hasard, la sélection naturelle joue de manière à favoriser, à chaque génération, certaines structures génétiques, au détriment d’autres, et à produire une population génétiquement mieux adaptée que celle qui la précédait aux conditions particulières, plus ou moins fluctuantes, d’un milieu donné. Enfin la dérive génique (…), particulièrement complexe et dont l’importance fait encore l’objet de vives discussions, est une force évolutive d’autant plus agissante que les populations sont d’effectif plus restreint et qui, entraînant des variations au hasard des fréquences géniques, peut favoriser parfois, contrairement à toute action sélective, l’installation de gènes neutres ou même nocifs. Ces trois forces évolutives élémentaires interagissent depuis que la vie est apparue sur la terre, sans qu’on puisse généralement évaluer, dans un cas particulier, leurs influences respectives. » (Article « Adaptation » de l’Encyclopaedia Universalis ; c’est moi qui souligne). Autrement dit la théorie est sans doute économique mais elle demeure en avance sur les possibilités de vérification empirique.
  8. Sur l’expérience classique de Miller (1953) et son statut actuel voir la note 3 de la chronique n° 266, Une planète rebelle – Y a-t-il une vie sur Mars ?
  9. Le biochimiste soviétique Alexandre Oparine, né en 1894, était mort depuis plus de deux ans lorsque Aimé Michel écrivait ces lignes, preuve que la presse ne s’était guère fait l’écho de la disparition de ce grand homme, le 21 avril 1980. Oparine fut le premier, en 1924, à proposer une théorie chimique de l’origine de la vie sur Terre et à réfléchir au rôle des phénomènes biologiques dans l’évolution de notre planète.
  10. À chaque époque de l’histoire, le scientifique essaye d’expliquer le monde au mieux, avec les outils à sa disposition. L’un de ces outils est le réductionnisme dont un bel exemple est la tentative de réduire la vie à la chimie. Certains scientifiques tiennent à la formule « la vie ce n’est que de la chimie », formule réductionniste par excellence, d’autres la contestent vigoureusement au nom de l’émergence chez les êtres vivants de propriétés nouvelles inconnues en chimie. La position prudente est de se défier des deux extrêmes en reconnaissant à la fois les incontestables mérites du réductionnisme et ses limites (de toute évidence il n’explique pas tout). La foi dans le réductionnisme, comme la foi en Darwin ou la foi dans le matérialisme, relève d’un passage à la limite qui s’appuie sur les connaissances scientifiques actuelles mais les excède largement. Comme le note fort justement Jean Fourastié : « Jean Rostand et François Jacob l’expliquent clairement : “aujourd’hui, pensent-ils, la science ne connait pas le mécanisme qui a permis à l’atome de devenir cerveau, on ne connaît pas le mécanisme qui oriente les mutations génétiques, mais il doit y en avoir un, et on le découvrira tôt ou tard”. Le matérialisme persiste donc, mais repose sur la foi en des découvertes qui ne sont pas encore faites. » (Ce que je crois, Grasset, Paris, pp. 162-163). C’est ce que l’illustre épistémologue Karl Popper appelait de son côté « le matérialisme de promesse ». « On ne sait pas encore le démontrer, disent en substance les partisans du matérialisme, mais on finira par y parvenir car il n’y a pas d’autres solutions concevables ». C’est un postulat qu’on n’est pas obligé d’accepter : c’est toute l’histoire de la science de faire surgir de nouvelles solutions tenues auparavant pour inconcevables (telles que : la Terre n’est pas plate, l’espace et le temps ne sont pas absolus, les bactéries ne naissent pas par génération spontanée, les espèces ne sont pas fixes, etc.)
  11. Aimé Michel présente un tel calcul « évident et élémentaire » dans la chronique n° 467, Ce qui oriente l’évolution, qui le dira ? que nous mettrons en ligne la semaine prochaine.