Lituanie : un génocide oublié (2e partie) - France Catholique

Lituanie : un génocide oublié (2e partie)

Lituanie : un génocide oublié (2e partie)

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Photo : Antanas Terleckas et Vladas Terleckas en 1991.

Lituanie : un génocide oublié ou le calvaire d’Antanas et de sa famille

La Lituanie a vécu, la première, il y a vingt ans, sa révolution de velours. On la fête le 11 mars. Le pays vient de célébrer également, le 16 février, la fête de la déclaration d’Indépendance (celle de 1918), et à cette occasion, le professeur et ancien député, Vladas Terleckas, l’un des « 124 signataires » de la renaissance de la nouvelle Lituanie, a été décoré par la présidente de la République. Nous l’avons rencontré. Il évoque le génocide lituanien et les victimes de la « Shoah par balles ».

FC – Monsieur le professeur Vladas Terleckas, lorsque l’on visite le « Musée du génocide » lituanien, on découvre le nom d’un de vos frères. Pourquoi a-t-il été déporté? Comment a-t-il vécu le goulag? Et votre famille?

VT – La plupart du temps, mon frère a été emprisonné et, une fois, déporté. La déportation et la détention sont des notions différentes, des moyens différents de représailles. La détention a été une méthode de punition beaucoup plus sévère que la déportation. Les déportés n’ont pas été surveillés par les gardes, ils recevaient un salaire pour leur travail. Mon frère a été en prison à quatre reprises: la première fois, en 1945, brièvement, pendant quelques mois, il avait à l’époque 17 ans. En 1958, il a été condamné à trois ans de prison, en 1972 à un an, et, en 1980, à trois ans de prison et cinq ans de déportation. En 1945, il a été emprisonné sans raison. A partir de l’été 1944, le régime soviétique a exercé une terreur massive sur la Lituanie : jusqu’au 1er janvier 1946, 133 000 personnes ont été arrêtées (à cette époque environ 2,5 millions de personnes vivaient dans ma Patrie), 12 300 personnes ont été tuées. Pour résumer, le NKVD (Commissariat du peuple à l’intérieur, organisation répressive) ratissait les refuges des clandestins, tuait ceux qui cherchaient à s’enfuir, arrêtait les suspects et puis, sous la torture, obtenait des aveux de crimes qu’ils n’avaient pas commis.

Les autres fois, mon frère a été en prison pour son activité antisoviétique effective. Par exemple, pour l’institution de l’organisation illégale « Lietuvos laisvės lyga” (Ligue d’Indépendance de la Lituanie), ou pour l‘édition d’une presse illégale, etc. Il a pu tenir dans les goulags parce que, les trois dernières fois, il a été emprisonné après la mort de Staline, lorsque les conditions de détention étaient moins dures: physiquement, ils n’ont pas été torturés, ils pouvaient plus facilement écrire à leurs proches, recevoir des colis. Son caractère fort, son optimisme, le fait qu’il s’attendait à être emprisonné tôt ou tard l’ont soutenu. Le plus dur, après avoir purgé sa peine de prison, a été la déportation à Kolyma où la pression atmosphérique est vingt fois plus basse que la pression habituelle. Dans les années 1980, aucun des dissidents de l’URSS n’a été déporté aussi loin. Ce qui l’a aidé à survivre là-bas a été, paradoxalement, la mort de notre deuxième frère Jonas. A notre demande, Antanas a eu la permission de venir aux funérailles de Jonas à Vilnius. Les médecins ont très bien soigné Antanas, ils l’ont fortifié. Mais le KGB a organisé le voyage d’Antanas de façon à ce qu’il arrive à Vilnius après l’enterrement de Jonas. C’était cela, « l’humanité » du KGB; et au décès de notre Maman, en 1980, alors que mon frère se trouvait en prison à Vilnius, on ne lui n’a pas permis de lui dire adieu. Voyez dans quel système nous vivions: un agent du KGB a été envoyé à la veillée funèbre, un autre s’est introduit dans la procession vers le cimetière. En un mot, c’est ainsi que le KGB a “honoré“ notre Mère, ou peut-être avaient-ils peur que, secoués par sa mort, on organise un coup d’Etat !

Une fois, Antanas a été enfermé dans le sous-sol de la prison avec des fous – l’un d’eux mangeait ses excréments – ; lors d’une autre détention, quelque part de l’autre côté de sa cellule, on a passé un enregistrement de la voix de sa fille. Sa famille, cinq personnes, devait vivre du seul modeste salaire de sa femme et a subi la trahison de plusieurs amis. Pour notre famille, l’emprisonnement d’Antanas a été, à chaque fois, un grand drame psychologique. En 1957–1958, je vivais avec mes parents à la campagne, je n’ai presque jamais vu ma mère cesser de pleurer et elle ne parvenait pas à travailler, tout tombait de ses mains ; mon père, lui, travaillait encore plus, pour calmer ainsi la douleur de son cœur. Pour traumatiser les parents, qui avaient élevé “un criminel“, les agents du KGB leur ont amené Antanas deux fois, sans lui permettre auparavant de se raser, de façon à ce qu’il n’ait pas une belle apparence. Pendant le procès d’Antanas et de ses amis, en 1958, on avait fait circuler le bruit qu’il serait condamné à mort. Il est inutile de décrire ce que nous avons ressenti. Je me souviens qu’à ce moment-là je passais les examens du baccalauréat.

FC – La Lituanie a aussi été, sous l’occupation nazie, le lieu d’une terrible mise en œuvre de la « Shoah par balles » : quels sont les principaux lieux de la Shoah à Vilnius? On a parfois l’impression que la Lituanie a du mal à faire mémoire à la fois de la Shoah et de son propre génocide comme si la mémoire des deux douleurs s’opposait au lieu de s’allier pour que « plus jamais » cela ne se reproduise?

VT – Malheureusement, la Lituanie, comme la Pologne, a été transformée par les nazis en un lieu d’extermination massive des juifs, en un tombeau. Le lieu principal d’extermination, à une quinzaine de kilomètres de Vilnius, c’est la forêt de Paneriai. Des dizaines de milliers de citoyens, prisonniers de guerre, membres de la Résistance furent assassinés dans des fosses : hommes, femmes et enfants 1. A Kaunas, c’est au Neuvième Fort : les Nazis utilisèrent pour l’exécution des juifs et d’autres condamnés, les Soviétiques, comme prison et lieu de torture.

Je ne dirais pas qu’il est difficile aux Lituaniens de faire mémoire de la Shoah ou du génocide de mon peuple. Mais c’est seulement après le 11 mars 1990 qu’il a été possible de faire des recherches sur ces crimes atroces, pour en immortaliser la mémoire. Beaucoup a été fait après la restauration de l’indépendance: on entretient les anciens cimetières juifs et les fosses communes. Le 23 septembre a été déclaré « Jour de la Shoah » ; de nombreux ouvrages scientifiques ont été publiés sur les massacres de juifs ; des concours d’élèves sont organisés sur le sujet : “Nos voisins juifs“ et l’on publie les recueils des meilleurs écrits ; on a fondé le Musée national des Juifs du Gaon de Vilnius, et son centre de la Tolérance ; on place des plaques commémoratives, on érige des monuments, etc.

D’autres institutions font des recherches sur le génocide des Lituaniens par les Soviétiques. C’est dommage que ces dernières années, on reproche aux historiens et aux politiciens à la fois d’accorder trop d’importance au génocide du peuple lituanien de 1940–1953 et aux pertes subies (environ un tiers de toute la population), et aussi que la plupart des fêtes soient assombries par la tristesse et le deuil. Il y a encore en Lituanie tellement de croix sans tombes, et de tombes sans croix.
Grâce à mes parents, il y a suffisamment de place en moi pour la mémoire de tous les tués, ceux qui ont souffert, quels qu’ils soient. Après la guerre, les pleurs de ma mère et de ses voisines ont mis en mon âme de la compassion pour les juifs tués et un sentiment de culpabilité parce que des éléments criminels du peuple lituanien ont participé aux massacres.

  1. (1) Certaines estimations font état, entre 1941 et 1944, de l’assassinat de 100 000 personnes, dont 70 000 Juifs, notamment du ghetto.