Les deux Révolutions - France Catholique
Edit Template
Van Eyxk, l'art de la dévotion
Edit Template

Les deux Révolutions

Copier le lien

« Comment peut-on être Français et Chrétien d’une même poussée ? » Le philosophe Pierre Boutang (1916-1998) posait la question à la Noël 1964 pour expliquer en quel sens un nationalisme pouvait rester chrétien et un chrétien devait rester fidèle à son lien de naissance, ce qui est tout le sens de l’incarnation.

Le 4 juillet et le 14 juillet sont les deux grandes fêtes nationales les plus connues au monde : les commémorations de la Révolution américaine et de la Révolution française, à treize ans de distance (1776-1789). La question posée est sans doute aujourd’hui moins d’actualité en France qu’elle ne l’est aux Etats-Unis. Mais la comparaison est utile.

Le lecteur de Tocqueville a la réponse. Les Etats-Unis échappent aux problèmes que connaît la France parce qu’ils ont rejeté tout établissement d’une religion officielle et proclamé la liberté de religion. La démocratie s’est fondée chez eux sur la religion alors qu’en France elle s’est imposée contre la religion. Pour ce faire, la France s’est construit une religion de la Nation là où les Américains, tous immigrants, venus de partout, créaient de toutes pièces une nation « under God », un nouvel Israël.

Un chrétien américain sera donc plus porté à être « patriote américain », fier de son pays, qu’un Français chrétien du sien. Catholique, le Français est plus divisé dans son for intérieur – gallican ou ultramontain, laïque ou « papiste » – qu’un Américain qui ne voit pas la dualité et ne l’accepte pas. Il ne saurait y avoir de hiatus entre l’Amérique et la religion quelle qu’elle soit.

Boutang avait pensé à trois objections. La première et la dernière étaient en miroir : la Nation idole, le christianisme supranational. Elles anticipaient la réponse qui serait un mixte des deux. La seconde objection, médiane, qu’il y a des chrétiens non Français et des Français non chrétiens, semblait appeler moins de commentaires de son temps. S’agissant des Français non chrétiens, sa réponse est d’ailleurs, qu’il me pardonne, plutôt courte et datée : chaque fois que des non chrétiens, dit-il, ont voulu retrouver leur fidélité à la France, ils se sont rapprochés de la tradition chrétienne. Il disait cela notamment de l’Action française et de son maître Maurras. Dans cette ligne, mais sans comparaison, il faudrait mentionner aussi les dérives du national-catholicisme de l’Espagne franquiste et du philétisme des orthodoxes serbes, exemples fusionnels de nationalisme et de christianisme.

Boutang ne disait rien des Français musulmans (les plaies de la guerre d’Algérie étaient loin d’être refermées). Or, entre les deux rives de l’Atlantique, la différence d’attitude envers l’islam est inscrite dans les gênes des deux Révolutions : l’Amérique ne peut imputer aujourd’hui à l’islam pas plus qu’hier au catholicisme une hostilité de principe envers elle. Ce ne saurait être qu’un malentendu à dissiper. Les musulmans américains sont libres de pratiquer leur religion intégralement (avec voile et burqa) et ils sont aussi « patriotes » que les autres Américains. Même chose des Hispaniques, majoritairement « papistes » mais ultra-patriotes.

En France, l’islam prend la place de l’ancien catholicisme d’Etat et subit la même vague de critiques, anticléricales, laïcistes, voire athéistes, qu’a dû subir celui-là de la part des Jacobins de la Révolution jusqu’aux Radicaux de la Troisième République. Sans aller cependant jusqu’aux extrêmes de l’Espagne de la Reconquista et des orthodoxes serbes cités plus haut.

Je n’entrerai pas plus avant ici dans la relation qui peut s’établir entre un Français musulman et la France chrétienne. C’est un vaste débat que je laisse à une autre fois et à d’autres plus compétents.

Je me limite ici à mon sujet, celui des deux Révolutions : et donc quid des chrétiens non Français (oubliés en route par Boutang) ? Sous cette objection, je vois aujourd’hui se profiler les craintes sur la place et l’influence relatives de la France et des Français au sein du christianisme, ce qui va de la question de notre rôle au Vatican à celle du rayonnement de nos intellectuels catholiques, mais aussi de notre politique dans le monde.

Les Français en général, chrétiens et non chrétiens, ne voient pas sans appréhension les chrétiens américains se répandre à travers le monde – la vague évangélique –, jusques et y compris au Vatican où l’influence américaine avait toujours été réduite (ambassade ouverte seulement en 1984 par Reagan), en tout cas sans rapport avec le poids de l’Eglise catholique américaine (75 millions de fidèles, la seconde en nombre d’évêques après l’Italie).

Si Rome n’est plus dans Rome, si l’héritage chrétien n’est plus central à l’Union européenne en voie d’eurabisation (B. Lewis, Bat Ye’Or), ni l’héritage anglo-saxon à la nouvelle Amérique plus hispanique (crainte exprimée dans le dernier ouvrage de Huntington), ne devons-nous pas faire confiance à l’Esprit qui nous appelle à un nouvel universalisme sous l’appellation trop frelatée de mondialisation ?

Nous retrouvons ici la dernière objection que se faisait Boutang : l’oubli des origines au sein de la fraternité universelle. Dans le monde, constatait le cardinal George, on est mieux accepté comme catholique que comme américain. Les Français se flattent d’être partout bien aimés, ce en quoi ils se font d’ailleurs des illusions, comme dans l’Europe de la Révolution française. Cela signifie que le monde fait la différence. La politique extérieure américaine n’est pas nécessairement vue, ni conçue, par les chrétiens eux-mêmes, Américains et non-Américains, comme « chrétienne ». La politique française se veut et est regardée à travers le monde, par les chrétiens et les non-chrétiens, comme « indépendante » parce que « laïque ». En réalité, ce qui est déterminant est la capacité de l’une et de l’autre de s’élever à une dimension spirituelle, que chacune de leurs politiques ne soit pas intéressée, égoïste ou chauvine, mais accordée à un principe supérieur d’universalité.

La mémoire des idéaux des deux grandes Révolutions, l’Américaine et la Française, est universelle. Leur pratique l’est moins. Mais sont aussi universelles, par définition et finalité, l’unité catholique, les Nations Unies, voire l’Umma islamique ( ?). Il est bon que celles-ci et celles-là se rencontrent autour de ce qui les rend spécialement comptables de cette universalité dans la mondialisation trop souvent anonyme et facteur de déracinement et de déstabilisation.