Les Égyptiens, qu’inspirait un vrai génie de la domestication, avaient réussi à mettre à leur service le babouin de l’espèce Hamadryas, un singe de grande taille et de mœurs plutôt féroces qui vit surtout maintenant en Éthiopie. Il était employé pour la cueillette des fruits et tenu pour sacré. Quand il mourait, on le momifiait.
Le secret de sa domestication est perdu, mais les savants s’intéressent au babouin plus encore que les Égyptiens à cause de son intelligence et l’on pourrait presque dire de sa culture : non seulement il vit en société, non seulement son organisation sociale ressemble à celle de l’homme tribal, mais on y pratique l’éducation des enfants, une éducation qui est dispensée par les femelles et les vieux mâles et qui varie avec les circonstances et les nécessités.
Un babouin constitutionnel
La tribu babouine est dirigée par une sorte de roi constitutionnel : il commande, mais non sans partage. Il est assisté par un véritable conseil que l’on voit réuni conciliabuler à l’écart de la tribu dans les cas graves ou incertains. Comment s’échangent les « idées » et « opinions », on n’en sait rien, ou pas grand-chose. Quand on observe les relations entre animaux de la tribu, on ne voit guère que des gestes et des mimiques, on n’entend que des grognements.
Cependant, la tribu sous le commandement de son roi et de ses sénateurs est capable de conduire de véritables guerres, avec manœuvres, raids éclairs, capture de prisonniers. Elle sait par des tactiques collectives tromper et mettre en déroute le léopard, et même l’homme : par exemple, les babouins ont découvert que les richesses de l’homme sont d’une exploitation avantageuse ; installés près des faubourgs de certaines villes africaines, ils savent pénétrer furtivement dans les maisons, les piller et s’enfuir sans être pris, toutes activités pour lesquelles il leur a bien fallu inventer des comportements, et des comportements dont la vie sauvage n’a pu leur offrir aucun modèle (a).
Quand on mesure ce qu’ils sont capables de faire dans un environnement civilisé (les faubourgs des villes, les aérodromes, les plantations), on se rend compte qu’ils déploient une véritable activité psychique, sans aucun rapport avec la plasticité du rat, par exemple, qui n’invente pas de tactiques complexes et ne s’adapte à des milieux nouveaux que dans la mesure où ceux-ci lui offrent un cadre conforme à ses mœurs.
Les moralistes ne pensent pas assez aux animaux, avec qui nous partageons toute la part instinctive de notre être, et, en ce qui concerne les animaux supérieurs et surtout les singes, une partie de nos mécanismes mentaux. Dans nos rapports sociaux en particulier – ceux que nous avons avec nos parents, nos enfants, nos proches, et avec les autres représentants de notre espèce – si les moyens par lesquels s’établissent ces rapports sont typiquement humains, en revanche les aspirations que ces moyens réalisent sont communes aux hommes et aux animaux.
La sécurité physique et morale, la tendresse filiale et parentale, l’estime des proches, le rang social, tout cela existe à l’état quasi pur chez les animaux supérieurs. Aussi, leur observation est-elle du plus haut intérêt. Dans le livre passionnant (et souvent effrayant), du psychologue austro-américain Friedrich Hacker dont la traduction vient de paraître (b), Konrad Lorenz rapporte, à propos d’une tribu de babouins, une observation qui incite à la méditation.
« Le groupe, dit-il, était dirigé par un mâle extrêmement âgé, et même pratiquement sénile. Pendant le temps que De Vore [l’observateur] consacra à cette observation, ce vieillard tomba de faiblesse à plusieurs reprises et dut être porté par ses aides de camp. Son “bâillement de menaceˮ (c), montrait qu’il n’avait pas de dents et qu’il était par conséquent tout à fait inoffensif. C’est pourtant lui qui osa s’avancer pour faire le guet lorsqu’un lion se trouva couper le chemin conduisant aux arbres où les singes avaient l’habitude de s’installer pour dormir. Après avoir reconnu la position du lion, il ramena par un large détour le groupe “à la maisonˮ. Dans ce cas, commente Lorenz, ce n’est donc pas le plus fort mais le plus sage qui prit sur lui la responsabilité et fit la preuve de son autorité. La collaboration des générations ne repose pas seulement sur la force physique. »
Le lecteur se tromperait s’il essayait de se débarrasser de cet exemple en l’interprétant comme un fait rare et peut-être mal observé. Depuis une quinzaine d’années, les documents sur les singes s’accumulent (d) [1]. Il est absolument certain et prouvé par d’innombrables rapports concordants et même par des films (le mari de Jane Van Lawick Goodall est un cinéaste et photographe professionnel) que, dans les sociétés de singes les plus évoluées, la loi sociale n’est pas une « loi de la jungle ».
Des expériences faites un peu partout, et notamment en Amérique dans le cadre des recherches de la NASA, montrent que la hiérarchie sociale des chimpanzés et d’autres espèces vivant dans leur milieu naturel donne l’avantage, en les poussant aux premières places, aux individus les plus pacifiques, les plus « sages », ceux à qui l’esprit d’agression et de violence est le plus étranger. Ces mêmes expériences montrent qu’il existe un moyen infaillible de compromettre puis d’abolir la suprématie des pacifiques : c’est l’entassement, la promiscuité, qui détruit le groupe naturel en le dissolvant dans la cohue.
Au-delà d’un certain entassement, le marginal dévoyé qui échappe aux règles admises par tous commence d’apparaître. Entassez, davantage encore, les marginaux se multiplient et une seconde hiérarchie s’instaure parmi eux, basée celle-là, sur la violence. Entassez toujours : la hiérarchie marginale prend le dessus et la violence s’installe.
Descendre du singe ou y remonter
Tous ces faits avérés chez les bêtes expliquent remarquablement les crises de société actuellement observables chez les hommes. Ce qu’on appelle le « milieu », par exemple, la « maffia », la pègre, n’existe pas dans la civilisation villageoise en train de mourir [2]. Il n’apparaît que dans la cohue anonyme de la ville, où son importance relative et sa puissance croissent avec l’énormité de la cohue. Il y a peu de doute qu’une des formes possibles de l’apocalypse est le triomphe final de la violence dans un monde réduit à l’état de foule et où toutes les structures fondées sur le respect d’autrui se seraient effondrées [3] .
Ce serait bien l’apocalypse, soulignons-le, et non le remplacement d’un ordre par un autre, car l’ordre fondé sur la violence ne peut subsister par lui-même, il n’existe que par son opposition à l’ordre établi et suscite son propre anti-ordre dès qu’il remplace cet ordre établi. D’où la nécessité où se trouvent tous les systèmes totalitaires d’avoir un ennemi, sous peine de s’effondrer : on peut donc prévoir que, par exemple, la paix au Vietnam portera à son paroxysme le conflit des Russes et des Chinois sevrés de leur ennemi américain [4].
Ceux qui seraient enclins à douter que l’un puisse trouver dans l’observation des babouins un enseignement valable aussi en politique internationale ont, certes, raison de douter : il faut toujours douter de tout, là où l’on n’a que la raison pour se guider. Mais un doute raisonnable et méthodique doit inclure aussi les motifs que l’on croit avoir de douter. En l’occurrence, nous devons, devant les étonnantes observations des éthologistes sur les sociétés de primates, douter que l’homme soit, par ses instincts, si semblable au singe. Mais peut-être aussi qu’il en soit aussi différent qu’il nous plaît de le croire. [5]
Aimé MICHEL
(a) Michael Chance et Clifford Jolly : Social Groups of Monkeys. Apes and Men (Cape, Londres, 1970).
(b) Friedrich Hacker : Agression et violence dans le monde moderne (Calmann-Levy, Paris, 1972).
(c) Au sein de la tribu, chaque individu défend son droit par diverses attitudes, dont certaines ont un but d’intimidation (quand il s’agit de préserver son rang social). Parmi ces dernières, l’une consiste à montrer les dents, qui sont énormes et redoutables : c’est le « bâillement de menace ».
(d) Voir surtout les livres de Jane Van Lawick Goodall, dont certains, je crois, ont été traduits en français. [Voir note 1].
Les Notes de (1) à (5) sont de Jean-Pierre Rospars
(*) Chronique n° 118 parue dans F.C. – N ° 1353 – 17 novembre 1972. Reproduite dans La clarté au cœur du labyrinthe, chap. 11 « Pêcheurs, délinquants et criminels », pp. 308-310.
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Deux livres à commander :
Aimé Michel, « La clarté au cœur du labyrinthe ». 500 Chroniques sur la science et la religion publiées dans France Catholique 1970-1992. Textes choisis, présentés et annotés par Jean-Pierre Rospars. Préface de Olivier Costa de Beauregard. Postface de Robert Masson. Éditions Aldane, 783 p., 35 € (franco de port).
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Aimé Michel : « L’apocalypse molle », Correspondance adressée à Bertrand Méheust de 1978 à 1990, précédée du « Veilleur d’Ar Men » par Bertrand Méheust. Préface de Jacques Vallée. Postfaces de Geneviève Beduneau et Marie-Thérèse de Brosses. Edition Aldane, 376 p., 27 € (franco de port).
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