Mes lecteurs trouveront bon, j’espère, que je prenne parfois mes sujets de chronique dans France Catholique-Ecclesia elle-même, imitant ainsi ce fabricant de camembert dont le couvercle représente un personnage en extase devant le camembert en question, c’est-à-dire devant sa propre image peinte sur le couvercle et ainsi à l’infini. Ne méprisons pas les couvercles de fromage quand ils s’inspirent de la même idée que les Deux Infinis de Pascal...
Quoi qu’il en soit, recevant le numéro du 9 novembre de notre journal et constatant dans plusieurs éditoriaux (celui de L.-H. Parias, celui de Jean de Fabrègues, celui de Jean Daujat) l’expression d’une inquiétude, voire d’une angoisse devant les prétentions croissantes des « sciences humaines », je voudrais rappeler que si ces « sciences » existent certes en tant que phénomène socio-culturel, si l’on ne peut que constater leur intervention de plus en plus impérative dans notre vie, y compris dans notre vie privée et spirituelle, s’il est incontestable que le brouhaha d’idées au milieu desquelles nous naviguons est de plus en plus imprégné de leurs concepts et de leurs exclusives, néanmoins, en tant que sciences, elles n’existent qu’à peine, elles n’existent qu’à l’état de projet [1].
Le bain de pieds de Socrate
Si la logique des sciences s’accommodait de la même familiarité que la métaphysique de Platon, où l’on voit parfois Socrate prendre son bain de pieds, je dirais que c’est par un abus proche du terrorisme que notre temps mélange les torchons et les serviettes et met dans le même sac d’une dénomination commune les « sciences » physiques et les « sciences humaines ».
Examinons leurs démarches respectives. Un physicien veut savoir ce qui se passe dans sa chambre à bulles. Il installe ses appareils, prend disons mille clichés, les examine, porte ses résultats sur des graphiques, effectue des mesures et publie le tout : bien ou mal, son programme est achevé ; pendant qu’il fait ses graphiques et ses mesures, la chambre à bulles, dont il n’a plus rien à faire, est passée entre les mains d’un autre physicien.
Considérons ensuite un psychologue qui étudie l’hérédité de l’intelligence (un sujet que j’ai déjà abordé à plusieurs reprises et qui me vaut toujours un abondant courrier) [2]. L’expérience la plus incontestable sur ce sujet, la-plus « scientifique » si l’on veut, consiste à tester les corrélations chez les jumeaux vrais élevés ensemble et chez les jumeaux élevés séparément et à les confronter avec celles d’autres enfants [3]. Les jumeaux vrais (homozygotes) ont rigoureusement la même hérédité génétique ; il est évident que si deux jumeaux homozygotes, élevés séparément ou non, présentent des différences, elles ne peuvent en aucun cas être attribuées à l’hérédité, puisque celle-ci est identique chez l’un et chez l’autre.
Or, on constate ceci (a) :
1. Les différences intellectuelles entre jumeaux univitellins élevés séparément sont faibles, mais elles existent ;
2. Elles sont le plus souvent (quoique pas toujours) en relation avec des différences de scolarisation ou d’avantages sociaux : en général (mais pas toujours), le jumeau plus riche et plus scolarisé obtient un Quotient intellectuel (QI) supérieur ;
3. Dans un nombre de cas faible mais non négligeable, c’est le jumeau le moins riche et le moins scolarisé qui obtient le plus haut QI ;
4. Ces dernières variations sont à peu près identiques aux différences observées entre jumeaux élevés ensemble ;
5. Les corrélations moyennes peuvent être chiffrées ainsi (une corrélation égale à 1 indique une corrélation absolue ; 0 indique que l’on n’observe aucune corrélation : c’est un pourcentage d’identité (b) :
− entre 95 paires de jumeaux vrais élevés ensemble : 0,918 ;
− entre 53 paires de jumeaux vrais élevés séparément : 0,863 ;
− entre 263 frères ou sœurs élevés ensemble : 0,545 ;
− entre 151 frères ou sœurs élevés séparément : 0,412 ;
− entre 136 enfants non consanguins élevés ensemble : 0,281 ;
− entre l’enfant adopté et ses véritables parents dont il est séparé depuis la prime enfance (c) : 0,35 ;
− entre l’enfant élevé par ses parents et ceux-ci (c) : 0,38.
Ces résultats donnent à réfléchir. S’il est indéniable en effet qu’ils établissent une forte hérédité de l’intelligence (puisque les jumeaux homozygotes ont le même QI dans 86,3% des cas, même élevés séparément, alors que frères et sœurs ordinaires élevés séparément n’ont le même QI que dans 41,2% des cas, que des enfants non consanguins élevés ensemble seulement dans 28,1% des cas, il ne s’agit que de pourcentages), si donc l’État édicte des lois en se fondant sur ces pourcentages, quelle sera la situation des exceptions à l’égard de la loi ?
Sans doute dira-t-on qu’il vaut mieux que l’État dispose de ces connaissances incertaines relatives et limitées plutôt que de rien du tout. Sans doute ! Sans doute dans la mesure où il faut que notre vie soit organisée par la loi. Le drame (souligné par Jean Daujat dans son article du 9 novembre) c’est que la vie humaine est de plus en plus la proie de son milieu social et légal. Jadis l’enfant par exemple poussait et se développait jusqu’à la puberté dans l’empirisme familial, où chacun s’adapte aux autres dans une convenance mutuelle. Désormais, il est pris dès la maternelle dans une machine planifiée par des pédagogues imbus de statistiques et de corrélations. Que deviendront dans cette machine les enfants exclus du pourcentage majoritaire ? Les passera-t-on à la moulinette ? Oui : c’est bien ce que l’on nous promet puisqu’il est maintenant question- de mettre les enfants dans la machine dès l’âge de deux ans ! [4]
Pourquoi nous rechignons
Disons-le clairement : la planification de l’homme sous prétexte de sciences humaines n’est pas seulement aberrante. C’est une escroquerie. Toute physique cesse d’être valable dès qu’un phénomène, un seul, la contredit. Les lois mises en évidence par les sciences humaines ne tiennent pas compte de l’exception. Toute société régie par elles est donc par essence totalitaire. Elle ignore les minorités. Or, nous sommes tous minoritaires par quelque bout, car tout homme est unique. Si nos contemporains sont moroses, c’est qu’ils rechignent à la moulinette.
Aimé MICHEL
(a) C. Stern : Principles of human Genetics (Freeman édit., San Francisco, 1960).
(b) D’après McNemar (1942), Newman et autres (1937). Burt (1966). Voir l’ouvrage collectif Readings in Human Intelligence (Methuen, Londres, 1972), chapitre 14 et surtout les tableaux des p. 230, 234 et 236.
(c) D’après J. Larmat : la Génétique de l’intelligence (PUF Paris, 1973).
Chronique n° 162 parue dans France Catholique-Ecclesia − N° 1 406 − 23 novembre 1973
Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 10 juin 2013