Il n’y a aucune raison d’avoir peur - France Catholique

Il n’y a aucune raison d’avoir peur

Il n’y a aucune raison d’avoir peur

Dom Samuel Lauras, soudainement converti après quelques années tumultueuses, entré au monastère en 1983, fut novice de Père Nicolas, étudiant de Père Jérôme, prieur de Dom Patrick, abbé de Sept-Fons. Aujourd’hui abbé trappiste de Nový Dvur en République tchèque, il a publié « Qui cherchait Théophane ? » (Parole et Silence, 1992, réédité 2009) et « De tout cœur : Réflexions d'un moine sur l'avenir chrétien de notre monde » (Ad Solem, 2011) qui l'a fait connaître. Un ton nouveau, entre lucidité, courage et espérance. Un esprit qui puise dans les trésors reçus les raisons de l’affirmation chrétienne et monastique. Aujourd’hui, Dom Samuel récidive avec « Comme un feu dévorant. Propos d’un moine sur l’exercice de la miséricorde » (Artège), un livre dont le sous-titre dit l’actualité mais qui va bien au-delà. Pour « France Catholique », Dom Samuel prolonge dans un entretien exclusif les chapitres de son ouvrage. Une invitation à le lire.
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Nový Dvur est bien loin de la France et de l’Église catholique en France. Que savez-vous des sujets brûlants qui la concernent et dont vous traitez (scandale de prêtres pédophiles, dévaluation de la morale chrétienne, questions sur la vocation monastique et sa pérennité aujourd’hui, crise de la transmission, etc.) ? Que répondriez-vous à un grincheux qui vous dirait : « Mais enfin, de quoi se mêle-t-il, ce moine qui habite si loin de ce dont il parle ? »

Dom Samuel : Les pays d’Europe sont-ils si loin que ça de la France ? La France ne serait-elle pas capable d’entendre une voix qui parle hors de ses frontières, d’une partie de l’Europe, c’est vrai, qui ne raisonne pas toujours de la même manière que la majorité de ses intellectuels, mais qui a peut-être quelque chose d’important à lui dire ? L’Europe serait-elle un courant à sens unique, qui se déverse nécessairement de l’Occident vers l’Orient, pour que les modes de vie occidentaux, considérés comme les seuls admissibles, se répandent partout ?

Comme un feu dévorant est le fruit d’un combat personnel, d’un événement éprouvant dans la vie de l’Église qui m’a touché de très près. Je ne voulais pas me laisser submerger, il me fallait donc prier ; pour prier, garder une foi vivante ; pour croire, écrire afin de voir distinctement ce que Dieu attendait de moi. Ce processus a duré quatre ou cinq ans. Ensuite, j’ai décidé de publier. Pourquoi ? Ce fut comme une décision fraternelle. Je ne suis pas le seul à être affronté, dans sa foi, à de telles situations, presque incompréhensibles. Nous devons nous rapprocher les uns des autres, taire les querelles qui nous affaiblissent (pas les débats, bien sûr !).

La vie monastique, sa pérennité et sa transmission me concernent évidemment. Je suis moine. Entré à l’abbaye de Sept-Fons à 28 ans, à la fin d’une trop longue adolescence révoltée, j’étais prieur (adjoint du Père Abbé) quand des jeunes Tchèques, après la Révolution de velours, sont venus frapper à notre porte. Nous les avons accueillis, nous leur avons donné la formation monastique qu’ils demandaient, je suis reparti avec eux dans leur pays en 2002. Aujourd’hui les deux tiers de la communauté, y compris le maître des novices, sont entrés et ont été formés à Nový Dv°ur. Ils sont Tchèques pour la plupart, avec trois Slovaques, deux Croates, un Hongrois, un Polonais, un Slovène… si je compte aussi ceux qui ne sont que postulants.
Il y a, c’est vrai, une crise de la transmission, surtout une perte de confiance en cette transmission. Ah ! nous faisons des erreurs, bien sûr, il nous arrive d’être maladroits, mais pourquoi arrive-t-il que la presse même chrétienne soupçonne les communautés qui accueillent beaucoup de jeunes ? Ce n’est pas juste… J’ai donc publié pour témoigner que nous ne sommes pas des gourous, et pour expliquer nos options pédagogiques ; plus encore, afin de les partager avec ceux qui font face aux mêmes difficultés que nous. Dans les séminaires, dans les couvents et les monastères, se présentent des jeunes souvent immatures et blessés. Ce n’est pas l’Église qui les a blessés. Ils frappent à notre porte avec un sincère désir de Dieu. Nous devons, tels qu’ils sont, leur donner les moyens de répondre à leur vocation.


Votre propos sur les affaires sexuelles comprend une dimension d’espérance au cœur même de son réalisme. Mais comment apporter celle-ci à un adulte dont l’enfance a été fracassée ?

C’est LA bonne question, la vraie question, l’une de ces questions qui n’ont pas de réponse absolue, mais que nous devons pourtant poser. Prieur à Sept-Fons, abbé à Nový Dv°ur, je me suis occupé de prêtres envoyés par leur évêque après des actes plus ou moins graves, parfois en liberté provisoire. L’un d’eux est mort d’un cancer en prison. J’ai également été en contact avec des victimes, venues faire retraite au monastère, leur agresseur étant prêtre ou non. Les agresseurs sont souvent des pères de famille. Fin juillet, le cardinal Barbarin s’est arrêté à Prague, sur la route de Cracovie. Nous avons parlé plusieurs heures ensemble. Il m’a expliqué comment il avait évolué en entendant les victimes. Il m’a écouté aussi. C’est un homme qui sait très bien écouter.

J’avais remis le manuscrit de mon livre à l’éditeur le 8 décembre 2015, avant que la presse française ne parle des « affaires de Lyon », de ce prêtre mis en cause, si longtemps après les faits, par des dizaines de témoins bientôt regroupés dans une association de victimes… Aurais-je osé après ? Alors que mon livre était déjà imprimé, affolé par ce que je lisais dans les journaux, je suis allé prier à l’église et y relire les deux chapitres concernant ces questions. Avais-je eu raison de m’engager ainsi ? Il y a des témoignages qui coûtent, vous savez… Les paroles du Christ faisaient souvent scandale. Rappelez-vous la fin du chapitre VI de saint Jean : « Vous voulez partir, vous aussi ? — À qui irions-nous Seigneur ? » Il en va de même aujourd’hui ! Nous ne serons jamais assez prudents pour protéger les enfants et les personnes vulnérables contre les agissements des déséquilibrés, qu’ils soient dans ou hors de l’Église. Cependant, toute personne honnête reconnaîtra que l’Église catholique a réagi plus vite que les autres institutions, quand bien même nous aurions sans aucun doute dû faire beaucoup mieux.

On ne voit pas toujours clair immédiatement. Pour autant, il serait dramatique, pour le présent et l’avenir, de laisser entendre que la cause première de ces dérives sexuelles est dans l’Église. Même s’il nous faut reconnaître humblement nos erreurs et demander pardon pour nos aveuglements. Il y a eu des délits, des crimes, commis par des hommes d’Église, on ne peut que le constater. Mais où se trouvent les vraies causes ? Elles sont multiples et il faut donc écouter non seulement les victimes et les coupables mais aussi les sociologues, les psychologues, les policiers et les juges qui reconstituent et tentent de décrypter a posteriori des mécanismes dont presque personne ne mesurait l’ampleur dans ces 50 dernières années, avant que la parole ne se libère soudain il y a si peu de temps…

Mais par ailleurs, les pouvoirs publics occidentaux refusent d’accepter l’idée que notre culture se soit engagée dans une impasse. Et l’opinion publique, dans sa grande majorité, est tout aussi aveugle. L’éducation que reçoivent nos enfants fera-t-elle d’eux des hommes et des femmes équilibrés et sains ? Il revient aux chrétiens de crier la vérité sur les toits. C’est difficile, puisque nous devons également balayer devant notre porte et que nous ne l’avons pas fait pendant trop longtemps.

« Toucher Dieu pour redescendre ensuite vers son œuvre et la voir dans son regard », écrivez-vous, citant le cardinal Journet à propos du mal. N’est-ce pas de l’imprudence ? Ne faudrait-il pas être saint pour cela ?

J’ai déjà parlé de notre devoir de prudence. Quant à la sainteté… Il faut bien sûr être saint pour parvenir à faire passer le mal que d’autres commettent par l’intérieur de notre propre cœur. Et pour découvrir les germes du mal tapis en nous, comme l’exprime le livre de la Genèse. Les découvrir pour en parler, sans perdre l’Espérance. C’est la condition sine qua non pour être capable de miséricorde vis-à-vis de soi et vis-à-vis des autres. Pardonner aux autres est impossible à celui qui ne sait pas reconnaître le mal qui gît en lui.
Le mal, ce n’est pas moi, même s’il est en moi. « Père pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font. » Pardonne-moi aussi quand j’agis à l’aveugle, comme une brute. Le Christ n’a pas dit cette seconde prière, mais avec lui, il est possible de la prononcer.

Le saint n’a rien à voir avec un prix de vertu. Le saint, c’est celui qui s’efforce de tourner son cœur vers Dieu, quoi qu’il arrive. Ce regard qu’il porte vers Dieu est le fruit du regard que le Seigneur porte sur lui. Il en est transformé et devient capable d’aimer, Dieu d’abord et les autres grâce à Lui. Ce regard transfigure son existence, bien qu’il soit pécheur, à condition qu’il sache se reconnaître pécheur.


Voici un peu plus de trente ans que le P. Jérôme nous a quittés. Quel parallèle et quelles différences voyez-vous entre les combats qu’il a menés pour la vie monastique et les vôtres ?

Ce sont les mêmes combats, et d’autres combats. Il était trappiste, je suis trappiste. Il a écrit pour persévérer, souhaitant être publié après sa mort. Il pensait qu’il ne serait pas compris de son vivant. Je préfère assumer ici-bas ce que je vis, pense et écris. Il a traversé consciemment deux guerres mondiales, la Shoah, la crise pré et postconciliaire. Le renouveau de Sept-Fons, dont il a été témoin avant de mourir, est le fruit de sa prière et de sa fidélité comme, d’ailleurs, la fondation de Nový Dvur.

Je suis né au mitan du siècle qu’il a vécu d’un bout à l’autre. Je n’ai que de lointains souvenirs de la liturgie préconcilaire. Même vocation, même devoir de persévérance dans une autre époque. Mais lui, c’était un géant. Un géant dont j’ai fini par percevoir les défauts, surtout en lisant ses écrits. C’est important pour moi de ne pas idéaliser les maîtres, aussi bénéfique et indispensable que soit leur influence. Quand j’étais novice, je voulais lui ressembler. Je ne lui ressemble pas du tout. Il me faut parcourir, avec mon tempérament, le chemin que Dieu trace devant moi et avec moi, sans chercher à m’identifier à des modèles, aussi attachants et exemplaires qu’ils soient. Tout moine sincère et cohérent doit assumer les tâches de sa vocation (louange solennelle autour de l’Eucharistie, prière personnelle, intercession) avec d’énormes limites personnelles. En ceci, tous les moines se ressemblent.

Vos pages sur la prière frappent elles aussi par leur réalisme éloigné de toute idéalisation ; mais votre éloge du livre comme soutien de l’oraison surprend un peu. N’est-on pas alors vis-à-vis de Dieu comme un prétendant qui tiendrait en main un livre de poésies amoureuses pour séduire l’élue de son cœur ?

Un amoureux, quand sa bien-aimée le fuit pour aiguillonner son amour, comme le Cantique des cantiques le décrit, peut relire les lettres qu’elle lui a écrites. Pour nous, c’est la Bible. Il peut même lire des poèmes d’amour pour éclairer sa propre expérience. Il peut encore lire les biographies de grands amoureux. Tristan et Iseult n’aurait eu aucune influence sur les relations de ceux qui ont écouté l’opéra de Wagner ? Prendre un livre comme soutien de la prière est une pratique aussi ancienne que la prière elle-même. Je cite dans mon livre des maîtres, François de Sales, Thérèse d’Avila, qui en ont usé. Pour autant, lire, ce n’est pas prier.

Père Jérôme disait qu’on ne pouvait parler de la prière qu’en ayant, derrière soi, cinq mille heures d’oraison. C’est-à-dire : presque dix ans, environ deux heures par jour… Une paille ! Il m’arrive de voyager pour aller d’un monastère à l’autre, parfois fort loin. Dans tous les pays du monde quel que soit leur niveau de vie, dans les bus, trains, avions, les deux tiers des gens ont le nez collé sur leur smartphone.

Dans un bistrot. Je regardais un jour Madame qui n’émergeait pas de son smartphone, le père et époux s’occupant de leur petite fille. J’avais honte pour eux. Puis, à bien regarder, je me suis rendu compte qu’ils avaient, à leur manière, une relation. L’épouse sortait parfois son nez de son appareil, disait un mot, échangeait un regard bienveillant. C’est un peu ça, la prière. Dieu notre Père s’occupe des autres, ses enfants, et nous, le nez dans notre smartphone, nous lui accordons quelques instants d’attention, à la mesure de nos possibilités. Ce peu vaut mieux que rien.

Vous savez comme moi qu’il y a déjà des programmes assez nombreux qui veulent soutenir la prière de ceux qui sont incapables de se détacher plus que quelques minutes de ces appareils… Je ne les ai pas encore testés !

La République tchèque semble être – peut-être même plus que la France si c’est possible – l’État le plus sécularisé d’Europe. Comment le vivez-vous ?

Le mot « sécularisé » est aussi ambigu que le mot « déchristianisé ». Je suis moine dans mon siècle, donc sécularisé. Les chrétiens sont le levain de leur époque et le sel de la terre, dans leur siècle. La dé-christianisation est un concept nostalgique qui nous pousse à regarder derrière soi avec dé-couragement.

Or, le Seigneur encourage le laboureur à regarder devant lui. Demandons-nous plutôt ceci : comment vivre notre foi dans une Europe qui persécute les chrétiens de manière larvée ? C’est la réalité.

Regarder cette réalité en face, avec une riche vie intérieure, nous aidera à trouver les bonnes solutions dans le cœur de Dieu. S’il y avait eu vingt personnes à la messe du P. Hamel, serait-il mort martyr ? Les deux adolescents qui l’ont assassiné (« Père pardonne-leur… ») auraient-ils osé ? Si le martyre du P. Hamel incite cent mille personnes en France à assister quotidiennement à la messe, pour nourrir leur foi et protéger leurs prêtres, P. Hamel ne sera pas mort en vain.

En République tchèque, tous ceux qui ont plus de quarante-cinq ans savent d’expérience ce que représente la persécution ouverte. Beaucoup (pas tous) s’en souviennent. Il y a bien sûr, des faiblesses, limites, défauts, querelles entre nous, de la paresse, de la pusillanimité, tout ce que vous voudrez. Mais je ne me sens absolument pas dans un pays déchristianisé. Tant qu’il y aura un seul chrétien fervent en Tchéquie ou en France, on ne pourra dire que ce pays est déchristianisé.

Assumons la situation contemporaine avec foi et clairvoyance. Dieu agit dans le monde où nous vivons, dans nos cœurs ; il nous éclaire pour que nous assumions nos responsabilités de chrétiens. Il n’y a aucune raison d’avoir peur.

En quittant la France, en allant mener la vie monastique en Europe centrale, en vous rapprochant donc de l’Orient chrétien, est-ce que quelque chose a changé dans votre vie de prière ?

Les parents des frères, sauf des convertis, sont tous catholiques romains. L’orthodoxie commence en Ukraine, en Roumaine et en Bulgarie, donc à l’est de chez nous. Les régions que les Français appellent l’Europe de l’Est, qui sont en Europe centrale, ont été évangélisées au IXe siècle par les saints Cyrille et Méthode, nés à Thessalonique. Tous deux avaient été moines en Grèce avant que leur soit confiée cette mission d’évangélisation. On ne célébrait alors la liturgie qu’en latin, en hébreu ou en grec. Leur originalité : ils ont traduit le missel et la Bible en slavon, la langue des Slaves qui a donné le russe, le polonais, le tchèque, et beaucoup de langues de la région, sauf le roumain et le hongrois. Cyrille est mort à Rome. Les disciples de l’évêque Méthode ont dû s’enfuir en Bulgarie après sa mort, sous la pression des prélats et des princes qui ne voulaient pas d’une liturgie slavone. Affaire politique plus que religieuse… Il reste, ici, quelque chose de la spiritualité orientale. Quelque chose de très discret, néanmoins perceptible, auquel les moines que nous sommes sont sensibles. Quelque chose de cordial, dans la prière.

Nos racines monastiques sont indissociablement liées à saint Benoît, Patriarche des moines d’Occident. L’Occident a une belle tradition intellectuelle, tant philosophique que théologique. Ce patrimoine pourrait néanmoins avoir comme conséquence que la foi nous monte à la tête, avec ce que cela peut représenter comme tentation d’orgueil.

Nous devons, je pense, faire redescendre notre relation avec Dieu dans notre cœur sans perdre, pour autant, l’intelligence de la foi. Ce n’est pas tout à fait la même manière d’envisager la vie de prière. Par exemple, la célèbre prière monastique: « Seigneur Jésus, Fils du Dieu vivant, prends pitié de moi, pécheur » n’a jamais trouvé grâce à mes yeux quand j’étais à Sept-Fons. Mais dans les langues slaves, « prends pitié » (smiluj se en tchèque) est construit sur le verbe aimer avec le préfixe « s » qui désigne ici un mouvement du haut vers le bas, souligné par la forme possessive. Quelque chose comme : du haut du ciel, regarde-moi avec amour, moi qui ai besoin de toi. C’est beaucoup plus fort et en rien doloriste.

Nous essayons, dans la formation monastique que nous donnons à Nový Dvur, de mettre en valeur cette dimension du cœur. Elle est bien sûr présente dans la tradition occidentale. On trouve chez Père Jérôme cette expression: aimer avec la fibre du cœur. Tout est là : le réussir, pour soi-même, et le transmettre.


Dom Samuel, Comme un feu dévorant. Propos d’un moine sur l’exercice de la miséricorde, Artège, Perpignan-Paris, 2016, 298 p.

Pour tout savoir sur l’abbaye de Nový Dvur, consulter son site (en français) : http://www.novydvur.cz/fr/day.html