Henri de Lubac. Un extraordinaire regard sur son siècle (I/III) - France Catholique

Henri de Lubac. Un extraordinaire regard sur son siècle (I/III)

Henri de Lubac. Un extraordinaire regard sur son siècle (I/III)

Le père Georges Chantraine avait reçu de ses supérieurs de la Compagnie de Jésus la commande d'une grande biographie du cardinal de Lubac. Pour l'avoir rencontré au début de son travail, je puis témoigner de l'enthousiasme avec lequel il s'y était lancé. Décédé en mai 2010, le dimanche de la Pentecôte, il n'a pu aller au bout de l'entreprise qu'il avait, néanmoins, largement accomplie. Deux tomes de cette biographie ont été publiés de son vivant (tome I, De la Naissance à la démobilisation (1896-1919), Le Cerf, 2007, 844 p.) ; Tome II, Les années de formation (1919-1929), Le Cerf, 2009, 850 p.) Le tome IV vient de paraître sous la double signature de Georges Chantraine et de Marie-Gabrielle Lemaire, cette dernière ayant achevé le manuscrit du jésuite grâce à sa connaissance très précise de la pensée d'Henri de Lubac. Ce quatrième volume de quelque 800 pages est d'une richesse documentaire, historique et doctrinale considérable. Il ne sera pas possible d'écrire désormais sur cette période importante, puisqu'elle est dominée par la préparation, la tenue et les suites du concile œcuménique Vatican II, sans recourir à cette somme de connaissances qui nous renseigne sur les jugements de celui qui fut à la fois un acteur, un observateur et un maître de la stature d'un Newman.
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J’ai une raison supplémentaire de me passionner pour cette dernière étape d’une biographie, puisque c’est au cours de celle-ci que j’ai pu approcher le cardinal. Je ne puis qu’acquiescer au portrait qui ressort dans le tableau d’ensemble, car j’y ai retrouvé l’homme avec sa profondeur, sa malice, sa flamme au fond des yeux. Avec aussi les souffrances endurées qui ne firent que s’accentuer dans le grand âge, et qui étaient la suite des blessures irrémédiables reçues au cours de la Grande Guerre. On me permettra, à ce propos, d’ajouter au récit mon propre souvenir quant à l’accident vasculaire dont le cardinal fut victime au moment de la visite de Jean-Paul II à Lyon en 1986. J’avais suivi sur place toutes les étapes de cette visite, et ce n’est qu’en rentrant à Paris que je fus averti de cet accident. Je courus jusqu’à la rue de Grenelle où je demandais à parler au père Marcel Audras, qui était le secrétaire très dévoué du cardinal. Il me fit monter, sans attendre, dans le bureau que je connaissais bien. Un peu soulagé, je retrouvais le bon regard intact de mon éminent ami. Malheureusement, il avait perdu la parole. Seuls quelques mots isolés parvenaient à sortir de sa bouche.

Le père Audras me raconta qu’il avait néanmoins suivi attentivement le périple du Saint-Père. Il lui avait lu notamment mes articles du Quotidien de Paris. Pour marquer son accord, le cardinal avait même applaudi à la relation que j’avais faite du discours du Pape sur saint Irénée, prononcé à l’Institut catholique de Lyon. J’appris en même temps, par le cardinal Decourtray, que Jean-Paul II averti de l’accident de celui qu’il avait côtoyé au Concile, avait évoqué à l’archevêché de Fourvière la dette qu’il avait contractée, dès sa jeunesse, à l’égard du théologien. Dans le cours de ma lecture, j’ai forcément associé mes propres images à l’évocation des biographes. Ceux-ci n’ont nullement gommé les aspects les plus intimes de cette tranche de vie, même s’ils sont évoqués avec pudeur. L’exemple de Newman permet un rapprochement significatif, car Henri de Lubac, si handicapé fût-il physiquement, eut à franchir un chemin de croix moral peut-être plus éprouvant. Et en cela, il ressemble beaucoup à son prédécesseur britannique. Je suis d’autant plus enclin à insister sur ce point, que lorsque je visitais le grand théologien français, dans ses derniers mois, chez les petites sœurs des pauvres de l’avenue de Breteuil, c’est la photo de Newman que je retrouvais à son chevet. Nous avions parlé de la réédition du premier livre de ce dernier, qui concernait l’arianisme.

Il y eut beaucoup d’épreuves dans la vie de Newman, cet homme d’une si grande délicatesse. L’une des plus fortes fut celle de l’incompréhension à laquelle il se heurta après son entrée dans l’Église catholique. Sa stature intellectuelle exceptionnelle lui conférait un sens supérieur de l’apologétique, c’est-à-dire de la défense et de l’illustration de la foi au sein de la culture du XIXe siècle. Il fut, pour cette raison, tenu en suspicion par tout un milieu qui ne comprenait rien à la pertinence de sa pensée. En reprenant l’ouvrage du père Bouyer sur la vie de Newman, j’ai retrouvé l’écho précis de cette souffrance : « Je n’ai pas d’amis à Rome. J’ai travaillé en Angleterre, pour aboutir à être travesti, frappé dans le dos, tourné en dérision. J’ai travaillé en Irlande, et on n’a cessé de m’y fermer la porte au nez. Il me semble que j’ai commis bien des erreurs, mais ce que j’ai fait de bien n’a pas été compris.  »

De la part d’Henri de Lubac, on ne peut être étonné de recevoir l’écho de plaintes analogues. Il y eut deux grandes épreuves morales dans son existence. La première concerne la querelle à propos de sa Théologie du surnaturel qui provoqua une cruelle mise à l’écart de la part de ses supérieurs. Mais elle concerne le troisième volume, encore à venir de sa biographie. Pour en avoir parlé avec le père Chantraine, je puis affirmer qu’en dépit de la catastrophe qu’elle constitua pour le théologien et pour l’Église qu’elle troubla durablement, elle sera inférieure en intensité à la détresse qui avait affecté le théologien dans la période post-conciliaire. À certains moments, cette détresse sera si forte qu’elle entraînera une véritable dépression, qui amènera à la destruction de nombreux documents, notamment de notes de cours, irrémédiablement perdues. Balthasar en fera l’amical reproche à celui qu’il considérera toujours comme son maître. Mais que s’est-il donc passé, alors qu’Henri de Lubac a été une des figures de référence, dont, manifestement, le concile Vatican II a été tributaire ? On aurait pu attendre que, pleinement réhabilité et reconnu, il vive au moins paisiblement le reste de son âge dans un climat serein. Bien au contraire, sitôt le Concile achevé, il va se trouver au cœur d’une nouvelle tourmente. Ce quatrième tome fournit à ce propos des documents irrécusables, dont l’acuité douloureuse frappera sans doute ceux qui n’ont pas connu cette période.

Il faut prendre conscience de ce que le pape Paul VI est à ce moment la cible des plus violentes attaques. On lui reproche de s’être mis au travers de l’ouverture de l’Église au monde. On retiendra à ce sujet les propos cinglants du père : « Néanmoins, plus je constate les ruines spirituelles accumulées par “des chrétiens vantards, la plupart membres du clergé, qui n’arrêtent pas de critiquer gaillardement Rome” et “se donnent l’impression d’être des anges de vérité envoyés par le Ciel, par l’humanité ou par l’avenir”, alors qu’ils devraient “aller découvrir leur vrai visage dans les tableaux de la Dérision de Bosch et de Bruegel”, plus je regrette d’avoir oublié, au moment propice, l’appel que Gilson m’avait adressé. » En effet, le professeur au Collège de France, dont il cite ainsi les propos, l’avait vivement prié de se rendre auprès du pape, pour le soutenir face aux outrages. Ceux-ci venaient notamment du milieu des théologiens qui revendiquaient une liberté que Rome leur aurait refusée. Un manifeste est même rédigé à cet effet, destiné à la plus large publicité, à l’initiative du quatuor Congar-Küng-Rahner-Schillebecks.

Non seulement, de Lubac refuse de s’associer à cette opération, mais il explique à son ami Congar les raisons de son désaccord. Il ne veut à aucun prix que le renouveau de l’Église soit entamé par une entreprise de dissociation du corps ecclésial, il met en cause les procédés d’un parti qui lui rappelle exactement ceux d’un certain intégrisme. Surtout, il affirme avoir la conviction « que la liberté du Magistère dans l’Église est plus sérieusement entravée que la liberté des théologiens qui réclament ». À Mgr Bruno de Solages, son confident toulousain, il écrit sa colère : « Le manifeste des théologiens est une honte. C’est une entreprise de fascisme, pour mettre la main sur l’Église, avec une intolérance pire que celle de tous les Saint-Office. » Dans la même lettre, il explique que Congar a signé, malgré ses réticences, parce qu’il était lié par l’amitié avec les meneurs.


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