Handicap : une époque à la croisée des chemins - France Catholique
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Handicap : une époque à la croisée des chemins

Un colloque aura lieu les 29, 30 et 31 mars 2012 au Collège des Bernardins. Organisé par le Collège des Bernardins, la FEHAP (Fédération des Établissements Hospitaliers et d’Aide à la Personne) et le Laboratoire EEP (Espaces Ethiques et Politiques) de l’Université de Marne-la-Vallée, il donnera la parole à des praticiens du handicap aussi bien qu’à des chercheurs. Son titre est tout un programme : « Handicaps, Handicaps ? Vie normale, vie parfaite, vie handicapée », comme est tout un programme le titre de la conférence inaugurale, qui sera prononcée par Julia Kristeva : « Leur regard perce nos ombres ».
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Etrange est notre regard sur les handicapés. Etrange, parce qu’étonnamment clivé. Car si d’un côté notre « humanisme » nous a heureusement fait renoncer aux qualificatifs infâmants de jadis (monstres, débiles, anormaux), et nous fait en parler comme de sujets de droit, comme de personnes dignes de respect (certain pharisaïsme langagier nous poussant à n’en même plus parler comme de « personnes handicapées » – ce qui serait stigmatisation, essentialisation- mais comme de « personnes en situation de handicap »), d’un autre côté nombre de nos pratiques démentent cet « humanisme ». Pourquoi les allocations mises à leur service sont-elles si modestes ? Pourquoi si peu de personnel dans les établissements sensés les « accueillir » ? Pourquoi les évaluations de leur handicap ne s’intéressent-elles qu’à ce qui leur manque et non pas à tout ce qui leur reste ? Pourquoi enfin cette multiplication des IMG (Interruption Médicale de Grossesse) au nom du risque que ne vienne au monde un enfant handicapé, ce qui est manière de juger indigne de vivre certains enfants pourtant parfaitement viables ?.Toutes ces pratiques doivent être analysées, qui peuvent sembler démentir nos belles proclamations.
Mais ce qui se passe dans notre regard sur les hommes porteurs d’un handicap visible n’est pas moins ambigu. Qui ne constate la pérennité dans ce regard d’un mélange sans doute fort archaïque d’attirance et de rebut, de fascination et d’effroi ? De sorte que tiraillés entre le respect et l’effroi, entre l’élaboré et l’archaïque, nous ne savons souvent pas même comment les regarder. Et cette incertitude de donner lieu à une série de comédies plus ou moins bien jouées, où d’un côté nous voulons prouver notre respect plénier pour une personne qu’une simple contingence a mise en situation de handicap, quand de l’autre nous ne pouvons refréner qu’en nous fomente toute une série de sentiments et de sensations d’ailleurs contradictoires, qui vont du dégoût devant telle mauvaise odeur au désir de mieux voir tel stigmate, de la crainte d’être agrippé, qui pousse à fuir, à l’envie de détailler, qui pousse à s’approcher. Et ce hiatus de nous faire reprendre d’une main ce que nous venons de donner de l’autre.

Mauvaise, en même temps qu’inévitable comédie, qui se marque à toute une série de « fausses notes ». Il y a ainsi ce rien d’ostentation que nous mettons dans le « monsieur » que nous donnons au polyhandicapé, comme dans la génuflexion que nous faisons pour nous mettre à hauteur de celle qui se trouve en fauteuil. Il y a cette emphase boulevardière que nous mettons dans le rire par lequel nous répondons à une blague que la dysphasie de son auteur a empêché que nous comprenions. Ou bien encore cette fausse franchise qu’il y a dans notre main lorsqu’elle serre un moignon ; cet enthousiasme feint qui nous fait nous lever à la fin d’un spectacle où les comédiens handicapés ont souffert et le public aussi.
On dira que cette ostentation vaut mieux qu’une fraîche indifférence, que cette emphase est plus généreuse qu’une froide réserve, que cette fausse franchise est meilleure qu’une lâche fuite, que cet enthousiasme feint vaut mieux que le mépris. Et certes ! Mais toutes ces attitudes n’en demeurent pas moins indices d’un malaise contemporain à l’endroit du handicap. Oui, trop souvent nos pratiques et nos regards semblent démentir nos généreux principes.

Comment expliquer ledit malaise ? Vient-il de notre tendance à adorer ces valeurs pas précisément chrétiennes que sont l’efficacité, la richesse, la célébrité, la beauté, l’utilité, la santé, la rapidité et autres performances, et par voie de conséquence à dévaloriser les handicapés qui n’en sont pas précisément les champions ? Le Christ ne valorise pas la pauvreté, le mépris, la laideur, la maladie. Mais parce qu’il sait qu’il y aura toujours des pauvres, des méprisés, des malades va à leurs côtés pour dire qu’il y a des valeurs plus hautes que la richesse, la beauté, la santé. Et pour leur dire que la perte de la richesse, de la beauté, de la santé n’est pas une perte de dignité. Ces hommes restent dignes d’amour (agapè). Ils ont toute leur place aux premiers repas chrétiens (agapes), aveugles et paralytiques y compris, qui plus jamais ne seront dits impurs.

Comment expliquer alors la persistance d’un malaise à l’égard des handicapés ? Vient-il de ce que coupé de ses sources chrétiennes notre « humanisme » est bien fragile, et en peine de ses fondements ? L’hypothèse nous paraît solide. Car notre contemporain sait-il seulement pourquoi il proclame hautement qu’il y a une dignité intrinsèque à la personne humaine et que partant tous les hommes doivent être respectés ? Bien souvent son seul argument est : « parce qu’ils sont des hommes. » Voilà qui est un peu court, jeune homme !, comme eût dit Cyrano. Or une idée infondée peut quitter le cœur aussi vite que Dom Juan une fille… De sorte qu’après avoir dit le matin que la dignité était contemporaine de l’humanité notre contemporain peut très bien dire le soir que certaines maladies font perdre à l’homme sa dignité. Ce qui est contradictoire ! Si un être humain pouvait perdre sa dignité comme un homme peut perdre ses cheveux ou une fille sa virginité, la dignité ne serait pas une composante ontologique de l’être humain.

Pour fonder solidement l’idée d’une absolue dignité du plus handicapé des hommes n’est-il pas alors temps de s’intéresser aux fondements que le christianisme peut donner à l’humanisme ? Levinas nous a parlé d’un humanisme de l’autre homme. Mais il y a aussi un humanisme du Dieu-fait-homme, propre à nous aider à approcher le mystère de l’homme handicapé.
Ce n’est là qu’une hypothèse, mais elle mérite d’être considérée, et peut-être de nature à nous aider à dépasser le clivage dans lequel nous sommes tous plus ou moins pris au sujet du handicap. Comment faire pour que ceux qui en sont porteurs n’aient pas l’impression que nous ne cessons de leur reprendre d’une main ce que nous leur avions donné de l’autre ? Notre époque nous semble bien à la croisée des chemins. Quelle route prendra-t-elle, hésitant entre la compassion hippocratique et l’eugénisme spartiate, à la fois toute prête à exercer sa solidarité à l’égard des handicapés et désireuse de supprimer purement le handicap ?