Foi, raison et hégémonie laïciste - France Catholique
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Van Eyck, l'art de la dévotion. Renouveau de la foi au XVe siècle
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Foi, raison et hégémonie laïciste

Traduit par François-Xavier

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Il y a environ un an, j’ai été invité à écrire un chapitre pour un ouvrage collectif portant sur la philosophie politique et les croyances religieuses, qui doit être publié l’an prochain par des presses universitaires. Mon chapitre est provisoirement intitulé : « Fides, ratio et juris : Comment certains tribunaux et certains juristes se font une idée fausse de la rationalité des croyances religieuses, »  et il traite des prétentions des tribunaux et des théoriciens juristes qui défendent la position selon laquelle les projets de politiques publiques d’inspiration religieuse n’ont pas leur place dans une démocratie libérale parce que les visions du monde religieuses d’où elles émanent sont fondamentalement non-raisonnables, puisqu’elles dépendent de croyances irrationnelles.

En préparant ce chapitre, j’ai lu et relu nombre d’actes de procès et de monographies académiques. Les opinions juridiques qui affirment pour la plupart, explicitement ou implicitement, l’irrationalité de la croyance religieuse, ne m’ont pas surpris, puisque les juristes qui les formulent n’ont souvent aucune connaissance de la littérature portant sur la rationalité des croyances religieuses, alors que celle-ci est pourtant au cœur de la philosophie anglo-américaine depuis presque cinq décennies.

La surprise est venue du côté des théoriciens du droit. Leur ignorance est confondante. Prenons par exemple l’affirmation d’un de ces chercheurs : « La science laïque et le libéralisme politique, tous deux dévouées au primat de la raison, affirment qu’il est nécessairement impossible d’avoir une vérité incontestable. » Nous pouvons mettre cette affirmation sous la forme d’une proposition :

« A. La raison dénie nécessairement l’existence de vérités incontestables. »

Qu’est-ce qu’une vérité incontestable ? Si la raison dénie nécessairement l’existence de vérités incontestables, et si cet auteur offre A comme canon de la raison, alors A n’est pas une vérité incontestable. Mais dans cette situation, il n’est pas incontestable que la raison dénie nécessairement l’existence de vérités incontestables. Par conséquent, la raison pourrait en fait affirmer l’existence de vérités incontestables.

D’un autre côté, si A est une vérité incontestable, et que l’auteur présente A comme un canon de la raison, alors il n’est pas avéré que la raison dénie nécessairement l’existence de vérités incontestables. En conséquence, la raison requiert que nous croyions au moins une vérité incontestable, selon laquelle la raison dénie nécessairement l’existence des vérités incontestables. Dans ce cas la raison est complètement non-raisonnable.

Mais il est possible de rejeter A parce que c’est une proposition que l’on appelle, dans le langage philosophique, contradictoire dans les termes, mais aussi parce que c’est tout simplement une proposition fausse. Prenons par exemple ces affirmations :

“B. Tous les hommes célibataires sont des mâles non-mariés.”

“C. 2+2 = 4”

“D. C = 2πr”

B, C, et D sont des vérités nécessaires. Elles sont vraies dans tous les mondes possibles. Pourtant les vérités nécessaires sont des vérités incontestables. S’il est raisonnable de croire en l’existence de vérités incontestables – et il semble que cela soit bien le cas, puisque elles sont en fait des « vérités » – alors il est non seulement faux que la raison dénie nécessairement l’existence de vérités incontestables, mais de plus, dans certains cas, la raison affirme la nécessité de l’existence de vérités incontestables.

Retour aux fondamentaux : les chrétiens doivent insister sur la compatibilité entre foi et raison.

Maintenant, considérons ces affirmations :
“E. Il est toujours et partout immoral de torturer un enfant pour le plaisir.”

“F. La finalité intrinsèque de l’esprit humain est l’acquisition de la sagesse.”

“G. Les personnes humaines sont des êtres d’une valeur et d’une dignité incommensurables.”

E, F et G semble être des croyances parfaitement rationnelles. Elles sont, certes, non pas incontestables à la manière de B, C et D, mais elles semblent bien moins contestables que la théorie de la relativité d’Einstein, théorie scientifique bien établie s’il en est une. Cependant, il est facilement concevable que la théorie d’Einstein puisse être réfutée, alors qu’il est difficile de concevoir comment les propositions E, F, et G pourraient être fausses. En conséquence, il semble qu’il y ait des croyances que personne ne doit réfuter ou prouver et qui sont néanmoins parfaitement rationnelles, n’ayant pas besoin d’argumentaire ou de preuve.

Les théoriciens du droit que j’ai consultés se prétendent tous experts en loi et en religion et leurs travaux paraissent dans des journaux de droit publiés par des universités prestigieuses. Pourtant, je n’ai pas trouvé chez eux la moindre référence, même superficielle, à l’abondante littérature traitant de la religion et de la rationalité qui est produite par des penseurs, souvent philosophes, religieux ou non, depuis cinquante ans.

Il n’y avait aucune mention d’Alvin Plantinga, de William Lane Craig, de Robert C. Koons, de John Haldane, de William Alston, de J.P. Moreland, de Brian Leftow, de Nicholas Wolterstorff, de Linda Zabzebski, de Charles Taliaferro, de C. Stephen Evans, de Dallas Willard, de Richard Swinburne, de John Polkinghorne, d’Eleanore Stump, de John E. Hare, ou de N. T. Wright.

Ces chercheurs contemporains, parmi de nombreux autres, ont publié des argumentaires parmi les plus sophistiqués et ciselés concernant des aspects importants de la foi chrétienne, notamment sur la rationalité de la foi en Dieu, sur l’échec du matérialisme philosophique, sur l’existence de l’âme, sur le réalisme moral, sur l’incohérence du scientisme, sur l’historicité de la résurrection du Christ, et sur la coexistence entre Dieu et le mal.

Alors même que ces écrits sont complètement absents des articles juridiques que j’ai consultés, leurs auteurs affirment pourtant avec certitude que toutes les croyances religieuses sont sans aucun lien avec l’exercice de la preuve et la confrontation aux étalons ordinaires de la raison.

Nous ne devrions donc pas être surpris si, à l’occasion des conflits politiques entre l’Etat et l’Eglise, les élites médiatiques et académiques considèrent le point de vue de l’Eglise comme s’il s’agissait de l’émanation irrationnelle d’un corps étranger à la culture contemporaine. Comme j’ai fini par le réaliser à mon grand regret, ceux-ci n’y connaissent rien, puisque leur éducation les a isolés de points de vue contraires à l’hégémonie laïciste omniprésente dans leur formation intellectuelle.

Cela signifie que nous autres chrétiens – protestants, catholiques ou orthodoxes – ne pouvons nous résigner à une simple attitude de tolérance culturelle (ou au simple droit d’expression) sans en même temps défendre la position selon laquelle notre foi, avec tout ce qu’elle comporte et présuppose, est compatible avec la raison. Comme le disait le pape Jean-Paul II, « La foi et la raison sont comme les deux ailes qui permettent à l’esprit humain de s’élever vers la contemplation de la vérité. »


Source : http://www.thecatholicthing.org/columns/2012/faith-reason-and-secular-hegemony.html