Deux ans après, le livre de Monod (a) commence d’apparaître au public lui-même pour ce qu’il fut tenu dès sa parution par les savants ses collègues, à savoir un épisode dans un grand effort d’éclaircissement [1]. La science s’y trouve présentement engagée sur un thème fondamental appartenant par essence à la science et, par conséquence, à la philosophie : les phénomènes vivants et, à leur sommet, les phénomènes psychiques, peuvent-ils, oui ou non, s’expliquer totalement par les mécanismes élémentaires physicochimiques qui les supportent ? [2]
Un réductionnisme tempéré
Le problème est ancien. En remontant le passé, on en suit la trame à travers la classification des sciences d’Auguste Comte, l’animal-machine de La Mettrie et la fameuse statue de Condillac au XVIIIe siècle, jusqu’à Lucrèce, jusqu’à Démocrite dont Monod se réclame, et sans doute au-delà. En allant à la limite, il s’agit de savoir si le matérialisme radical est une hypothèse suffisante.
On voit qu’il s’agit bien d’un débat à la fois scientifique − car il appartient à la science de dire si une hypothèse donnée rend compte des faits connus et permet d’en prévoir de nouveaux − et philosophique, car, n’est-ce pas ? il importe quelque peu au philosophe de savoir si sa propre pensée n’est que le produit d’un hasard aveugle. La Mettrie, qui creva d’indigestion pour s’être empiffré d’un énorme pâté, aurait eu pour le moins une raison de se montrer plus tempérant s’il n’avait réduit son être à celui d’une « machine ».
C’est l’aspect philosophique du problème qu’à travers Jacques Monod, Madeleine Barthélemy-Madaule examine dans son nouveau livre (a). Je ne veux pas à son propos cacher un certain embarras, car cet embarras est significatif. Mme Barthélemy-Madaule montre essentiellement qu’en rejetant avec hauteur et pêle-mêle Bergson, Teilhard de Chardin, Marx, le vitalisme, l’animisme et une certaine forme de mécanisme [3], Monod est injuste et mal informé : Bergson, dit-elle, n’est pas ce que croit Monod ; ce dont parle Monod, ce n’est pas de Bergson ni de Marx, etc., mais, de leur « vulgate », c’est-à-dire de leur interprétation contemporaine courante ; de même, il y a plus de vitalismes et d’animismes que ne le croit Monod.
On touche là l’un des malentendus les plus constants parmi tous ceux qui, malheureusement, stérilisent de plus en plus la discussion entre savants et philosophes : en science, il n’est d’aucun intérêt de savoir ce qu’a réellement voulu dire l’introducteur d’une idée nouvelle ; seul est retenu le point actuel de la discussion.
En tant que savant, Monod ne se sent nullement tenu d’aller voir dans le Capital ce qu’il faut penser du marxisme : il lui suffit de voir ce qu’on en a tiré. Il lui suffit de lire attentivement le Monde. Sachant qu’on n’a jamais cessé, depuis Marx, de discuter et d’expérimenter ses idées, Monod, comme savant, est légitimement fondé à tenir qu’en fait de marxisme, nos contemporains en savent plus que Marx, et que les idées et propos de ce dernier sont aussi périmés et dénués d’intérêt qu’en matière de microbiologie les propos et idées de Pasteur.
Il ne saurait se tromper sur ce point que dans la mesure où le marxisme est une doctrine, non une science : mais, dans cette mesure-là précisément, la contribution de Marx est nulle et non avenue aux yeux d’un homme qui (il le dit très clairement) ne veut reconnaître d’autre philosophie que « naturelle », c’est-à-dire fondée sur un corps de connaissances expérimentales.
Oserai-je le dire ? Quoique sa « philosophie naturelle » me semble inacceptable, je me sens, dans cet aspect de la querelle, du côté de Monod. On juge l’arbre à ses fruits. S’il n’en a pas, ou s’ils sont véreux, qu’ai-je à faire de l’arbre ?
La partie rétrospective du livre de Mme Barthélemy-Madaule n’intéressera donc, je le crains, que les philosophes et les historiens soucieux de rendre justice à de grands esprits défunts. C’est déjà beaucoup et c’est d’ailleurs fort intéressant [4].
Les autres, ceux qui sont à la recherche d’une philosophie naturelle plausible, trouveront leur pâture dans la très vive et très profonde critique que fait l’auteur des généralisations de Monod.
Notre bouillant prix Nobel, on le sait, a le tempérament fort querelleur. Selon lui, la physique suffit à tout, car elle explique la biochimie, qui explique la cellule, qui explique la physiologie, qui explique la pensée. Ou, si l’on préfère, dans l’autre sens, la pensée est un produit du système nerveux, qui est un produit de la biologie moléculaire, qui est un produit de la physique quantique. C’est le réductionnisme tempéré par la téléonomie.
Et comme les physiciens ne sont pas d’accord, il querelle les physiciens : vous manquez de fermeté et de rigueur, leur dit-il ; moi, biologiste, je trouve tout ce qu’il me faut dans votre physique et je sais mieux que vous ce qu’il me faut. A quoi les physiciens rétorquent que la physique merveilleusement limpide sur laquelle se fonde Monod est celle de 1930, et que sa limpidité a depuis longtemps cessé d’exister.
Pattee, un physicien de l’Université de New York (Buffalo), qui maintenant fait de la biologie théorique, propose même, devant les impasses où piétine la physique, de retourner complètement le sens des processus explicatifs universellement acceptés jusqu’ici : « Et si, demande-t-il, nous tentions d’expliquer non plus la vie par la matière, mais bien la matière par la vie ? » [5] Les philosophes devraient lire Pattee.
Savoir s’il a raison est une autre question : mais quel abîme de nouveauté que son idée ! Y songe-t-on ? Que reste-t-il dans la perspective qu’il envisage, du déterminisme causal ? Dans quelle mesure la finalité (ou la téléonomie de Monod) ne passe-t-elle pas de l’état de fantôme mal exorcisé à celui de loi fondamentale de l’univers ?
Mme Barthélemy-Madaule souligne avec beaucoup de clarté combien il est abusif de généraliser en idéologie à vocation universelle une hypothèse supposée accordée dans le champ restreint de la biologie moléculaire, l’hypothèse que tout s’explique par le hasard et la nécessité.
Si Monod croit qu’ayant expliqué les phénomènes élémentaires il a tout expliqué, et que par conséquent il a le droit d’exiger à partir de là une « philosophie naturelle » où tout, y compris l’homme, n’est que hasard et nécessité, c’est qu’il suppose acquise la prétention réductionniste. Et là, il se trouve affronté non plus seulement aux physiciens, mais à ses collègues biologistes, dont un nombre croissant protestent que, décidément, en biologie, deux plus deux ne font jamais quatre, mais toujours beaucoup plus.
On aimerait du reste que quelqu’un, philosophe ou savant, examine si le fait de rejeter hors de la science, sous le nom de téléonomie, tout ce qu’il y a dans la vie d’orienté vers un but, loin d’être une application du principe d’objectivité, n’en serait pas plutôt une monstrueuse violation. Puisque tous les phénomènes vivants sont orientés vers un but, un pareil rejet n’équivaut-il pas à dire que, dans les phénomènes vivants, il suffit de refuser (au nom de principe d’objectivité) l’examen de tout ce qui est inexplicable pour que tout, aussitôt et merveilleusement, s’explique ?
L’édifice réalise un projet
C’est dans l’ordre téléonomique des choses que l’explication réductionniste fait défaut. On a donc beau jeu d’énoncer que tout s’explique quand on a mis la téléonomie au stérilisateur. Monod dit que plus on avance dans l’explication causale et plus le besoin d’une autre explication s’évanouit. Est-ce sûr ? Du point de vue physico-chimique, il n’y a aucune différence entre Notre-Dame de Paris debout et ses décombres. Mais l’édifice debout « réalise un projet », qui est celui de l’architecte. Quant à moi, je refuse d’acheter un tas de décombres, même si c’est un prix Nobel qui essaie de me le vendre en m’affirmant que, architecte mis à part, c’est exactement comme un monument debout.
Il faudrait réfléchir à cette idée de téléonomie dans le cadre de la théorie de l’information. En liant l’information à l’entropie, le théorème de Brillouin [6] nous permet d’exprimer intégralement les mêmes faits en termes d’entropie, indifféremment, ou d’information. Je ne pense pas qu’il nous autorise à dire qu’il n’y a que de l’entropie, par exemple, et que l’information n’est plus qu’une illusion animiste quand on a choisi de tout exprimer en termes d’entropie.
Mais c’est assez sur ce sujet que le lecteur aura peut-être trouvé ardu et ennuyeux. II est normal qu’il en soit ainsi : il s’agit de la plus récente et plus brûlante des querelles d’idées. Et dans ce domaine-là, on commence par entrevoir dans la confusion. C’est à force de disputer que les choses, lentement, s’éclairent.
Aimé MICHEL
(a) Jacques Monod : le Hasard et la Nécessité (Le Seuil, 1970), Madeleine Barthélemy-Madaule : L’idéologie du hasard et de la nécessité (Le Seuil, Paris, 1972).
Notes de Jean-Pierre ROSPARS
(*) Chronique n° 112 France Catholique - N° 1347 - 6 octobre 1972