Des yeux pour voir - France Catholique
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Van Eyck, l'art de la dévotion. Renouveau de la foi au XVe siècle
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Des yeux pour voir

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Jésus prêche dans une barque par J.J. Tissot, 1890

Jésus prêche dans une barque par J.J. Tissot, 1890

[Brooklyn Museum]

L’autre jour, j’ai pris le train pour Manhattan pour donner une conférence. Je devais parler du rôle que jouent les arts en nous apprenant à voir l’ordre des choses, l’harmonie du monde qui révèle les modèles intelligibles et leur relation avec l’esprit divin qui les a créés.

Mon exemple dans tout cela était inévitablement Dante. Un autre poète de notre histoire a-t-il si ambitieusement entrepris de cartographier le terrain spirituel et moral de la réalité ? Dans la plupart de la littérature, on peut entrevoir une vision du monde juste derrière l’action dramatique de l’intrigue, mais, dans Dante, la vue du monde est l’intrigue. Quand Dante le voyageur a vu Dieu, il a tout vu et le poème se termine.

Pour passer mon temps dans le train, j’ai feuilleté le manuscrit d’une monographie que mes Colosseum Books publieront cet automne sur le travail du poète Dana Gioia. J’ai hâte de la voir sous forme imprimée, car l’auteur a fait un excellent travail en mettant l’accent sur le travail d’un homme qui a beaucoup contribué, non seulement à la poésie et à la critique littéraire, mais aussi à l’opéra et à la musique, à l’Église et à notre vie publique – à travers les différents rôles qu’il a joués au cours des dernières décennies.

Un point central de l’étude, que j’approuve entièrement, est l’imagination sacramentelle de Gioia. Dans les poèmes de Gioia, les surfaces des choses brillent, parfois avec la beauté sauvage des paysages naturels de la Californie, parfois avec la beauté soignée de son cimetière sans pierres tombales (ou autre rappel de la mort). Cependant, ces surfaces orgueilleuses cachent toujours, mais ne peuvent pas absorber complètement un excès, une obscurité, un mystère, qui peuvent nous arriver comme un fantôme dans un vieux manoir, mais qui sont, en fait et finalement, une convocation par Dieu.

Alors que je lisais les poèmes de Gioia, dans le train bondé, un groupe d’employés d’une entreprise est monté à bord et s’est assis dans le couloir à côté de moi et derrière moi. Ils venaient de boucler une grosse affaire après des jours sur la route et rentraient à La Ville. Il était temps de célébrer. L’un est allé au wagon-restaurant et est revenu avec trois cocktails pour chacun. Un vieil homme a carrément abattu ses minis de Dewars (ville de distilleries, ndt). Un jeune homme avec une épaisse vadrouille de cheveux noirs lissés en arrière en une vague s’est assis sur un trio de canettes de bière. La seule femme du groupe partageait son pinot gris.

Ils ont continué à répartir les sièges. Celui qui se trouvait à côté de moi a sorti un livre de poche – un, j’ai vu, sur la musique classique moderne, un autre, sur les secrets de la CIA – et a essayé un moment de lire, avant de se replonger dans le joyeux chahut.
Cela a rendu la lecture de mon propre livre un peu difficile, et j’ai un peu dérivé, pensant à l’idée de Gioia de l’imagination comme un mystère entrevu juste derrière les choses, pour ainsi dire, et le comparant avec un poème que j’ai publié il y a quelques années sur un sujet similaire. Dans « Autumn Road », j’avais opposé l’affirmation selon laquelle les gens modernes réduisent le monde à « la signification la plus matérielle », avec ce que je pense, ou du moins pensais dans le poème, en fait être le cas :

C’est comme si s’appuient les pensées
Contre chaque poteau de clôture,
Et la terre les dévisage,
Regarde en arrière et fait naître
Tranquillement chez nous morale,
Mots et promesses que l’on ignore
Mais qu’on ne peut pas éluder.

La sacramentalité du monde réside, selon ces lignes, non seulement dans un mystère insaisissable et non dévoilé, mais dans la façon dont les choses semblent destinées, résolues, et ainsi nous parlent.

Le train s’est arrêté. Les fêtards lubrifiés et loquaces ont pris congé les uns des autres, et je me suis dépêché de sortir de la station souterraine pour attraper un taxi pour NYU.

Je suis arrivée au Centre catholique au début de la messe du soir. Dans l’Évangile (Marc 8: 14-21), les « disciples avaient oublié d’apporter du pain » et « n’avaient qu’un seul pain avec eux dans le bateau ». Cela incite Jésus à dire : « Attention ! Prenez garde au levain des pharisiens ! ». Les disciples pensent que Jésus dit ceci « parce qu’ils n’avaient pas de pain ».

Une telle stupidité fait perdre patience à Jésus. Il leur rappelle le premier miracle des pains – cinq partagés pour cinq mille ; et le second – sept pains pour quatre mille – mais il semble que les disciples ne comprennent tout simplement pas. Ils pensent tous que Jésus parle de pain. Du pain. C’est tout ce dont il parle.

« Avez-vous des yeux et ne voyez-vous pas ? Demande-t-Il : Vous ne comprenez toujours pas ? »

Dans son homélie, le prêtre dominicain nous rappelle que c’est la fête de Fra Angelico, le peintre médiéval dont l’œuvre, selon la tradition, prouve qu’il avait vu au-delà de ce monde, dans le Ciel. Les disciples ne voient pas au-delà du sens littéral des paroles de Jésus : levain et pain signifient levain et pain, c’est tout.

Et j’ai commencé à penser : cette imagination sacramentelle dont nous parlons – ce n’est pas quelque chose que l’on a simplement. Les disciples ne l’avaient pas. Ils ne voyaient pas ce que Jésus essayait de leur dire à travers le pain miraculeux, et ils ne voyaient toujours pas quand il renouvelait le miracle, comme pour le leur enfoncer dans le crâne.

Deux heures plus tard, j’avais donné ma conférence. Une femme a levé la main. Elle s’est lancée dans un flot de paroles, dont je n’arrivais pas à suivre la plupart : elle était Shirley Temple réincarnée ; le bâtiment où nous nous tenions était le site d’un ancien culte ; toutes les images sur le mur étaient des symboles secrets, et elle se demandait si certaines d’entre elles étaient les mêmes symboles que j’avais mentionnés au cours de ma conférence. Comme tout le monde le sait, a-t-elle dit, la reine Victoria s’est présentée à la présidence avec Fredrick Douglass comme colistier. Tout le monde était réduit à un silence inconfortable par sa folie.

Jésus dans sa colère insiste sur le fait que nous ne pouvons pas être des idiots pour qui le pain n’est que du pain. Notre vue doit être entraînée, approfondie, pour voir dans la profondeur des choses. Elle doit également être disciplinée, afin que nous voyions exactement ce que le Seigneur essaie de nous enseigner et ne donne pas naissance à des esprits étranges de sa propre conception. Une vision vraie est aussi difficile pour nous que pour les premiers disciples.

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[(À propos de l’auteur

James Matthew Wilson a publié huit livres, dont, dernièrement, The Hanging God (Angelico) et The Vision of the Soul: Truth, Goodness, and Beauty in the Western Tradition (CUA). Professeur agrégé de religion et de littérature au Département des sciences humaines et des traditions augustines de l’Université Villanova, il est également rédacteur en chef de poèmes pour le magazine Modern Age et rédacteur en chef de séries pour Colosseum Books, de l’Université franciscaine de Steubenville Press.)]