D’EMBARRASSANTS CADEAUX DE GARGAMELLE (*) - France Catholique
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D’EMBARRASSANTS CADEAUX DE GARGAMELLE (*)

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Les physiciens ont appris ces jours-ci avec grand intérêt que leurs collègues du Centre européen de recherches nucléaires de Genève (le CERN) avaient très probablement découvert un nouveau type d’interaction en rapport avec la fantomatique particule appelée neutrino. L’importance de cette découverte, si elle est confirmée, n’a d’égale que son ésotérisme. J’expliquerai en gros (en très gros !) en quoi elle consiste, et avancerai ensuite quelques réflexions qu’elle peut inspirer sur les voies actuelles de la recherche physique et sur leur philosophie.

1. Les interactions déjà connues. Les phénomènes physiques actuellement connus sont le résultat de quatre grands types d’interactions :

− Les interactions fortes, présentes dans le noyau dont elles assurent la stabilité ;

− Les interactions électromagnétiques, présentes dans le noyau et autour ; ce sont elles qui donnent leur base à tous les phénomènes chimiques, qu’il s’agisse de la stabilité des corps composés tels qu’ils apparaissent à notre regard (par exemple dans les cristaux) ou des réactions entre les corps simples ;

− Les interactions faibles, qui apparaissent dans la radioactivité ;

− Les interactions gravitationnelles (la pomme de Newton).

L’inconnue recherchée

Ces quatre groupes d’interactions sont d’intensités très inégales. Les électromagnétiques sont mille fois plus faibles que les fortes, les « faibles » dix millions de milliards de fois plus faibles, et les gravitationnelles enfin dix mille milliards de milliards de milliards de milliards (1 suivi de 40 zéros) de fois plus faibles. Entre parenthèses, ce sont ces forces gravitationnelles comparativement si faibles qui assurent la stabilité et l’évolution générale de l’univers sidéral, et elles seules, autant qu’on sache.

2. Leur importance en physique théorique. L’ambition des physiciens est naturellement de comprendre les phénomènes physiques. Pour les comprendre, il faudrait savoir comment ces interactions s’articulent entre elles. C’est l’immense échec de la physique théorique depuis cinquante ans de n’avoir pu trouver cette articulation, connue (en tant que projet !) sous le nom de « théorie unitaire ». Les plus profonds génies s’y sont cassé les dents, à commencer par Einstein lui-même. On a certes proposé des théories unitaires et peut-être l’une d’entre elles est-elle valable : mais pour le savoir, il faudrait une expérience à la fois irrécusable et explicable par cette seule théorie. Ce que l’on n’a pas. 1

3. Les nouveaux résultats du CERN. Soulignons d’abord que les 55 physiciens auteurs de ces résultats ne les présentent pas comme définitifs : « Il n’y a pas encore démonstration absolue, dit le professeur André Rousset, mais indication sérieuse. » Cependant, 132 clichés pris dans la chambre à bulles du CERN semblent attester un phénomène bien précis interprétable seulement par l’hypothèse d’un nouveau type d’interaction intermédiaire entre les interactions électromagnétiques et les interactions faibles, et peut-être faisant une sorte de pont entre elles. 2

4. Si les résultats ne sont pas absolument certains, pourquoi ont-ils été publiés, contrairement aux habitudes traditionnelles en science ? La réponse à cette question donne déjà à réfléchir. Les résultats du CERN ont été publiés parce que les Américains vont bientôt mettre en service un accélérateur encore plus énorme que celui de Genève, en fait treize fois plus puissant 3 . Ils ne manqueront pas de tomber sur les phénomènes découverts par les expérimentateurs européens, mais avec plus de netteté encore. Il fallait donc les devancer. La physique expérimentale actuelle, du moins celle des particules et des hautes énergies, est devenue une affaire de moyens matériels et d’argent : elle se rapproche de plus en plus de la technologie et même de l’industrie. Pour progresser dans l’inconnu, elle a des besoins de même nature que, par exemple, la conquête spatiale, ou encore dans le passé, la marine du XVe siècle lancée à la découverte du globe 4
. La réflexion sans doute y joue son rôle, mais sans moyens, elle n’est rien.

Je dirai même, sans vouloir diminuer l’effort intellectuel des nombreux physiciens français, allemands, belges, italiens et autres qui ont collaboré à cette recherche, que leur réflexion était ce qui manquait le moins. Les Américains, qui vont faire mieux avec leur nouvel accélérateur, ne sont ni plus ni moins doués ou compétents. Mais avec plus d’argent, ils vont distancer leurs collègues. Du reste, une découverte signée de 55 noms atteste par cela seul que la part de réflexion personnelle y est minime : c’est un résultat de grosse artillerie.

5. Plus d’un lecteur sera tenté de penser qu’un progrès de la connaissance survenu de cette façon ne saurait être de grande importance. La connaissance n’est-elle pas la moisson de l’esprit ? La science n’est-elle pas le triomphe de l’homme ?

Dût le platonicien qui sommeille en nous en être humilié, il faut, hélas, reconnaître les faits : la voie ouverte par les physiciens du CERN est d’une importance capitale, et nous la devons en premier lieu à Gargamelle, la gigantesque machine à accélérer les particules, à sa chambre à bulles de douze mètres cubes, aux milliards qui y furent investis voilà quelques années 5. Il y a là de quoi déconcerter. Quoi, la connaissance aussi, cela s’obtient avec l’argent ? Mais rappelons-nous Christophe Colomb. Ce n’est pas le tout de se dire qu’en partant vers l’Ouest, on découvrira des terres nouvelles. Encore faut-il construire les caravelles, et y mettre le prix.

De nouvelles énigmes

Rétrospectivement, la découverte de Genève nous fait mesurer la candeur des théoriciens qui, voilà quarante ans et plus, alors qu’aucun accélérateur n’existait encore, pouvaient se croire capables d’imaginer bravement des théories unitaires. Ils imitaient les géographes de l’Antiquité qui, ayant dessiné (mal) un coin de la Méditerranée, appelaient non moins bravement cela « Carte de l’univers ». Parler de « l’univers » comme d’un être de raison que l’esprit peut embrasser d’une limite à l’autre, c’est pure superstition. Pascal l’avait prévu et magnifiquement dit : l’esprit se lasse plus tôt de concevoir que la nature de fournir 6 . Chaque fois qu’avec une machine nouvelle on chatouille un peu la nature, elle crache de nouvelles énigmes. Et chaque fois sur le métier les théoriciens doivent remettre leur ouvrage. Je rapporterai dans une prochaine chronique les réflexions que cette situation inspire à quelques physiciens et mathématiciens rencontrés récemment. 7

Aimé MICHEL

(*) Chronique n° 155 parue dans France Catholique-Ecclesia − N° 1399 − 5 octobre 1973.

Les notes de (1) à (7) sont de Jean-Pierre Rospars

  1. Cette théorie unitaire est toujours dans les limbes. La théorie des supercordes qui a longtemps porté les espoirs de l’unification a déçu. Il est piquant de noter qu’un de ses critiques, le physicien Lee Smolin, considère que l’une des raisons de cet échec est le style compétitif, agressif, dédaigneux de la réflexion philosophique et astreint aux modes, qui a contribué au succès de la recherche sur les particules élémentaires. Or ce style est mal adapté à la découverte de concepts nouveaux (voir la chronique n° 117, Le Janus a quatre faces, 17 mai 2010). La recherche ne peut s’épanouir que dans la diversité des styles et son organisation doit s’adapter à la diversité des problèmes à résoudre.
  2. Cette expérience de 1973 au CERN relatée par Aimé Michel est restée célèbre. Pour la comprendre il faut expliquer trois termes : interaction, interaction nucléaire faible et courant neutre.

    La notion d’interaction peut être illustrée par l’interaction électromagnétique. Elle se manifeste de manière élémentaire dans la force de répulsion s’exerçant à distance entre deux électrons. Cette force les dévie lorsqu’ils s’approchent l’un de l’autre (on parle de diffusion des électrons). Dans la description quantique de cette interaction, la force est véhiculée par des photons qui sont émis par l’un des électrons et absorbés par l’autre, ce qui modifie leurs mouvements. En fait ces photons sont assez particuliers. Tout se passe comme si tout électron émettait et réabsorbait en permanence des photons de ce genre, comme s’il était entouré d’un nuage de ces photons incapables de s’éloigner de lui car ils vivent un temps très court (en accord avec le principe d’incertitude de Heisenberg). Pour cette raison on les appelle virtuels pour les distinguer des photons « ordinaires » qui eux peuvent mener une vie indépendante. Bien qu’on ne puisse pas les observer directement, l’existence des photons virtuels se manifeste par des effets mesurables avec précision. En tout cas, on peut résumer l’interaction électromagnétique élémentaire à l’aide d’un diagramme de Feynman. Dans ce diagramme deux lignes brisées représentent les électrons tandis qu’une ligne ondulée reliant entre eux les vertex (les points de brisure) représente l’échange de photons virtuels. Cette représentation s’applique à toutes les interactions (électromagnétique, nucléaire faible, nucléaire forte) entre particules élémentaires, ce qui conduit à distinguer les particules de matière (comme l’électron, le proton et le neutron, qu’on appelle des fermions) des particules virtuelles d’interaction (les bosons).

    L’interaction nucléaire faible est responsable entre autres de la fusion de l’hydrogène dans le soleil et de la désintégration du neutron à l’état libre, c’est-à-dire non confiné au sein du noyau d’un atome. La faiblesse de cette interaction explique la lenteur de la fusion de l’hydrogène et pourquoi le soleil peut briller depuis si longtemps ; elle explique aussi la durée de vie relativement longue du neutron libre, 15 minutes environ, car si elle était forte la désintégration se produirait en une fraction de seconde.

    Reprenons l’exemple de la désintégration du neutron (électriquement neutre comme son nom l’indique) ; elle produit un proton (charge +1), un électron (charge -1) et un antineutrino (neutre également). L’utilisation d’un diagramme de Feynman permet d’écrire cette réaction d’une manière équivalente comme l’absorption d’un neutrino par un neutron (car l’absorption d’un neutrino est équivalente à l’émission d’un antineutrino) produisant un proton et un électron. Dans cette représentation, qui a l’avantage d’être symétrique, on voit un neutrino et un neutron entrer dans une petite région d’interaction d’où émergent un proton et un électron. Lors de l’interaction le neutron est transformé en proton et le neutrino en électron. Comme dans toute interaction une particule virtuelle est échangée dans cette région appelée boson intermédiaire W. Il y a plusieurs façons équivalentes de décrire ce qui s’est passé. Par exemple, le neutron a produit un proton (+1) et un W qui doit donc être chargé négativement (-1) pour assurer la neutralité de la charge totale ; ce W- a ensuite été absorbé par le neutrino ce qui a produit l’électron. Alternativement, on peut supposer que le neutrino s’est décomposé en un électron et un W qui, cette fois, doit être chargé positivement ; le W+ a ensuite été absorbé par le neutron pour produire le proton.

    L’inconvénient de la désintégration du neutron d’un point de vue expérimental est que le transfert de charges électriques masque un autre transfert prévu par la théorie, neutre celui-là. Cependant, il existe une réaction similaire qui se produit notamment lors de la rencontre d’électrons et de neutrinos et qui ne fait intervenir aucun transfert de charge électrique. La force faible s’y manifeste qui implique l’échange d’une particule notée Z. On peut encore décrire l’interaction de diverses façons au moyen d’un diagramme de Feynman, par exemple l’électron incident produit un électron diffusé et un Z (neutre par conséquent) qui est absorbé par le neutrino incident pour produire un neutrino diffusé. On dit des processus mettant en jeu l’échange du Z qu’ils impliquent des « courants faibles neutres ». Ces trois mots s’expliquent maintenant naturellement : « courant » est utilisé ici par analogie avec le courant porté par des charges électriques ; « faible » se rapporte à l’interaction du même nom ; et « neutre » signifie que ce courant n’est pas chargé électriquement.

    Ce sont ces courants qui ont été découverts dans le synchroton à protons du CERN en 1973. Ce fut la première grande découverte réalisée au CERN et elle eut la vertu de décomplexer les Européens. Comme l’existence des bosons intermédiaires avait été prédite par Sheldon Glashow, Steven Weinberg et Abdus Salam, ces trois théoriciens reçurent le prix Nobel de physique en 1979. Mais il fallut attendre encore dix ans de travail pour qu’en 1983, toujours au CERN, soient découverts les deux W puis le Z.

    Pour en savoir plus : Paul C.W. Davies, The forces of nature, Cambridge University Press, 1986 ; Gilles Cohen-Tannoudji et Michel Spiro, La matière-espace-temps. La logique des particules élémentaires, Fayard, Paris, 1986.

  3. Je n’identifie pas quel accélérateur américain a été mis en service vers 1974. En tout cas les Américains firent aussi de grandes découvertes mais ils ne distancèrent pas leurs collègues européens dans ce domaine.
  4. La comparaison d’Aimé Michel entre la marine du XVe siècle et l’astronautique du XXe est fort juste. La découverte du globe est généralement présentée comme une aventure de grands capitaines motivés par la seule ouverture d’une voie commerciale vers l’Inde. Comme l’écrit José-Maria de Heredia à propos de ces « routiers et capitaines » dans ses vers célèbres :

    Chaque soir, espérant des lendemains épiques

    L’azur phosphorescent de la mer des Tropiques

    Enchantait leur sommeil d’un mirage doré.

    Mais c’est oublier les soutiens politiques et financiers ainsi que les travaux scientifiques et techniques qui rendirent ces expéditions possibles. La plupart des savants et ingénieurs qui menèrent ces recherches étaient Juifs ou d’origine juive bien qu’on sache peu de chose de leurs activités, couvertes (déjà) par le secret. Le duc Henri le Navigateur (1394-1460) les installa à Sagres, au sud-ouest du Portugal, en 1419, peu après le lancement des premières expéditions. Ce sont eux qui réalisèrent les cartes et tables astronomiques, les horloges, les instruments de mesure de la hauteur du soleil ou d’astres au dessus de l’horizon, sans lesquels aucune navigation au long cours n’aurait été possible, qui les adaptèrent et en enseignèrent l’usage aux navigateurs ; eux aussi qui mirent au point les caravelles. Selon le physicien Kurt Mendelssohn, « Henri doit être tenu pour l’un des plus remarquables de tous les organisateurs scientifiques. En plus d’être un savant de renom, il conçu et planifia une entreprise d’exploration pour laquelle n’existait aucun modèle. Voyant loin et plein de ressources, il développa méthodiquement les divers services que son plan demandait et il en poursuivit l’exécution avec une persistance et une ténacité incroyable. » Son projet est « l’égal des effort d’exploration à grande échelle de l’époque moderne, tels que la libération de l’énergie nucléaire ou le sondage de l’espace. » (Science and Western domination, Thames & Hudson, Londres, 1976, pp. 22 et 25).

  5. La chambre à bulles Gargamelle du CERN est justement célèbre pour avoir servi à mettre en évidence l’interaction faible par courant neutre. Cette chambre fut réalisée à Paris par des physiciens de l’École Polytechnique. Elle avait 4 m de long, 2 m de diamètre et pesait 1000 tonnes.

    La chambre à bulle, inventée par le physicien américain Donald Glaser en 1952, est une citerne remplie d’un liquide transparent (18 tonnes de fréon dans le cas de Gargamelle) maintenu sous pression à une température supérieure à sa température d’ébullition. En relâchant la pression on l’amène dans un état instable à la limite de l’ébullition. Dans ces conditions une particule chargée qui traverse la chambre ionise les atomes du liquide en leur arrachant des électrons. Les atomes ionisés sont autant de germes qui favorisent le passage de l’état liquide à l’état gazeux. Il en résulte la formation de minuscules bulles de vapeur qui grossissent et peuvent être photographiées. La trajectoire de la particule est ainsi rendue visible sous forme d’un chapelet de petites bulles. En comprimant à nouveau le liquide on fait disparaître les bulles ce qui rend la chambre à nouveau prête pour enregistrer le passage d’une autre particule.

    Attention toutefois de ne pas prendre la description qui précède au pied de la lettre car elle contient un paradoxe. Selon la théorie quantique, la mieux vérifiée des théories physiques, les particules ne sont pas « visualisables », ce ne sont pas des billes microscopiques et elles ne suivent pas des trajectoires. La théorie explique parfaitement les bulles et leur alignement mais « elle y parvient sans du tout faire appel à l’idée “classique” que la particule incidente aurait à chaque instant une position et parcourrait par conséquent une trajectoire. Ainsi donc, dans le domaine du très petit, le traitement de l’observation par le truchement d’idées “claires et distinctes” (au sens cartésien de ces termes) nous a trompés. Ce que l’on croit que de tels raisonnements simples établissent en toute clarté, en fin de compte ils ne l’établissent pas. » (Bernard d’Espagnat, Traité de physique et de philosophie, Fayard, Paris, 2008, p. 51, voir aussi p. 111). Aimé Michel s’étant efforcé de divulguer ces idées surprenantes, nous aurons l’occasion d’y revenir.

  6. Pascal comme toujours affleure derrière toutes ces chroniques, voir à ce sujet la chronique n° 69, Pascal en cartes perforées, parue ici le 15 février dernier.
  7. Il s’agit de la chronique n° 156, Le physicien dans le laboratoire, que nous publierons dans quelques semaines.