Achèvement de la création et Corps mystique - France Catholique
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L'amour du travail bien fait avec saint Joseph artisan
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Achèvement de la création et Corps mystique

FC 628 – 12 décembre 1958

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Le chrétien doit accueillir volontiers toutes les épreuves, physiques aussi bien que spirituelles. Mieux : il doit aller au devant, s’assujettir librement à une discipline ascétique : « J’opprime mon corps, dit saint Paul, et je le réduis en servitude, de peur qu’ayant prêché aux autres je sois moi-même rejeté » (1 Corinthiens 9, 27). Finalement, comme il le dit lui-même, toute la vie chrétienne revient à « porter constamment la mort du Christ dans son propre corps » (2 Corinthiens 4, 10).

A tout cela, saint Jean fait écho, malgré toute sa mystique de lumière et de vie, lorsqu’il nous cite cette parole du Sauveur : « Si le grain ne meurt, il reste seul en la terre, mais s’il meurt, il porte beaucoup de fruit. » Chez lui-même, on l’a remarqué, la même expression : « élever », systématiquement, désigne à la fois la tragique exaltation du supplicié sur la Croix et l’ascension vers Dieu, l’Ascension dans la gloire.

Et n’espérons pas diminuer la portée de ces témoignages en y voyant peut-être une systématisation tardive d’un aspect seulement de la vie de Jésus, chez des disciples pour lesquels la croix aurait eu tendance à effacer tout ce qui avait précédé ou à lui donner sa figure définitive. Les paroles de Jésus les plus variées que donnent les évangiles synoptiques, et même certaines où il n’y a aucune allusion directe, implicite ou non à sa croix, rendent le même son.

Dès que Jésus ouvre la bouche, ce n’est pas seulement, comme des prophètes l’avaient fait, pour déclarer maudits les riches, c’est-à-dire, pourrait-on nous expliquer, les mauvais riches, mais pour proclamer bénis les pauvres, ceux qui pleurent, ceux qui sont persécutés. Il ira plus loin et dira que « quiconque d’entre nous ne renonce pas à tous ses biens ne peut être mon disciple » (Luc 14, 34). Et pas seulement les biens : « Si quelqu’un vient à moi et ne hait pas son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, ses sœurs et jusqu’à sa propre vie, il ne peut être mon disciple » (14, 26). Après cela, la déclaration formelle : « Quiconque ne porte pas sa croix et ne va pas à ma suite ne peut être mon disciple » (14, 27) n’ajoute rien qu’un rapprochement qui s’imposait de lui-même. Dira-t-on que ces derniers textes viennent de saint Luc, qui dénote un intérêt personnel évident pour la pauvreté volontaire, entendue dans le sens le plus rigoureux, le plus matériel ? Voici un texte que Luc lui-même n’a pas osé citer, tellement sa délicatesse s’est effarouchée de termes impossibles à adoucir : « …Il y a des eunuques qui se sont rendus tels pour le royaume de Dieu : que celui qui est capable de le comprendre le comprenne ! » (Matthieu 19, 12).

… Comment concilier tout cela avec la vision du pieux israélite, dont les enfants garnissent la table comme autant de plants d’oliviers, et que l’épouse féconde enveloppe de son ombre, comme une belle vigne dont les rameaux enlacent un vieux mur toujours solide ? Qu’a de commun l’adorateur, lui-même crucifié, d’un Dieu fait homme seulement pour mourir sur la croix – « le Fils de l’homme est venu non pour être servi, mais pour servir et pour donner sa vie comme une rançon… » (Matthieu 20, 28) ? – qu’a de commun le chrétien, avec cet admirateur exultant de la création que nous décrivions l’autre semaine1, voué lui-même à en achever le grand-œuvre en créant dans la joie ?

La griserie des conquêtes modernes

Cette question s’est posée dans toutes les époques, du moins à ceux qui réfléchissent, et elle n’a jamais paru facile à résoudre. Toujours, là aussi, la tentation a été de se débarrasser du paradoxe en laissant de côté l’un de ses termes. Mais rarement la tentation avait été aussi forte, ou la question aussi urgente qu’à l’heure présente.

L’humanité, autour de nous, s’affirme en passe de conquêtes définitives sur les forces du cosmos, scrutées avec des moyens d’investigation dont les autres générations n’avaient pas même eu l’idée, captées avec une ingéniosité qui semble dépasser la puissance humaine, au moins telle qu’on l’imaginait hier encore. Non seulement le savant, le technicien, mais l’homme de la rue, celui qui lit Paris-Match, se sent grisé par ces découvertes. Tout lui est possible, tout espoir lui est permis. On dirait vraiment qu’on touche comme du doigt la possibilité immédiate, pour l’homme, de parachever la création en l’humanisant et, du même coup, d’accéder lui-même à une véritable sur-humanité : à une humanité démiurgique, créatrice de son propre destin, et de celui de l’univers.

Devant cet enthousiasme, il serait difficile au chrétien de rester froid. Ne sent-il pas tout ce que la doctrine biblique de la création lui apporte qui confirme, qui éclaire, qui peut guider magnifiquement ces pressentiments de l’homme moderne, son contemporain, son frère ? Ne dirait-on pas que ces nouveaux pouvoirs que la civilisation contemporaine nous a procurés sur le monde physique sont comme une récupération des dons préternaturels dont la vieille théologie nous disait que la chute nous les avait fait perdre ?

Et l’ascèse ?

Mais, avec tout cela, qu’allons-nous faire de l’évangile de la croix ? Ici les hésitations commencent, la gêne est indéniable. On essaie tour à tour plusieurs solutions. Les uns parleront de la singularité irréductible des différentes vocations. Qu’il y ait, aujourd’hui comme toujours, des vocations d’ascètes, dans l’Eglise, des hommes et des femmes qui se mortifient, qui vivent dans la continence volontaire, qui soient un témoignage vivant à la croix, fort bien. Cela est légitime, cela est souhaitable, c’est même sans doute nécessaire. Mais, nous dira-t-on, il n’est pas moins nécessaire, et aujourd’hui il est plus nécessaire que jamais, qu’il y ait à côté d’eux des vocations créatrices : des hommes et des femmes qui se vouent à l’œuvre, peut-être non moins nobles, de prolonger et d’achever la création. Ne disons pas que ceux-là s’engageront dans un christianisme sans ascèse. Disons plutôt qu’ils réaliseront une ascèse positive, encore trop peu développée, à côté de l’ascèse négative du monachisme traditionnel. Ils renonceront à la famille, ils renonceront à une œuvre humaine directement créatrice, mais simplement pour aider, pour inspirer et soutenir l’œuvre positive que les autres accompliront.

C’est ainsi que la croissance du corps mystique se fera par une coordination des membres dont les activités les plus diverses sont appelées à se compléter, mais de telle sorte que le résultat global soit non pas une extériorisation quelconque, mais au contraire la définitive expansion sans plus de bornes de l’œuvre créatrice.

Il est certain que cette division du travail, si je puis dire, apparaît bien conforme aux méthodes modernes et que cette notion rénovée du corps mystique surgit juste à point pour tout concilier. Mais la conciliation est-elle pleinement réussie ? Jusqu’ici, l’Eglise avait maintenu la supériorité de principe de la virginité consacrée au Christ sur le mariage, en dépit des excellences du mariage proclamées côte à côte par saint Paul avec celle de la virginité. Elle avait toujours maintenu, en conséquence, que le progrès de la vie chrétienne pouvait mener légitimement d’une vocation certainement très positive à une vocation plus positive encore, c’est-à-dire, dans le veuvage, ou, mieux encore, dans une vocation commune, à condition qu’elle soit bien éprouvée, faire passer du mariage chrétien lui-même à une vie solitaire, pour une plus grande et plus immédiate réalisation de la charité.

Maintenant, les choses semblent se retourner. Si la vocation monastique, religieuse, sacerdotale, devient une exception, qui ne se légitime que pour aider à la réalisation d’une vocation laïque, de créateur et de pro-créateur, laquelle, seule, atteint immédiatement la fin ultime de la création – que va-t-il arriver ? Ce n’est pas difficile à prévoir et, aussi bien, ce n’est pas de prévision qu’il s’agit : il n’y a qu’à voir. Si les principes qu’on avait posés tout à l’heure étaient justes, les ayant suivis simplement jusqu’au bout, ils ne peuvent être dans l’erreur en étant logiques. Mais, peut-être, cette logique doit-elle nous inciter à revoir de plus près les principes de la solution un peu trop hâtivement improvisée ?

Louis BOUYER