Acédie numérique - France Catholique

Acédie numérique

Acédie numérique

Copier le lien

Il y a quelque chose d’étrange induit par l’omniprésence de tous ces “smartphones” dans notre quotidien. Quelque chose d’un peu grotesque qui tient d’abord à ce petit fil qui rentre dans l’oreille, et puis aussi à cet air d’intense concentration affichée sur les visages de ceux dont les pouces s’activent avec virtuosité sur de minuscules claviers virtuels.

Le lecteur comprendra que je ne fais pas partie des possesseurs de ce type d’objet ; du moins pas encore. Il faut aussi qu’il sache que mes observations sont le fruit de mes pérégrinations quotidiennes en tramways, ceux que l’on trouve encore dans les rues bien engorgées de Toronto et dans lesquels l’honorable citoyen de la nation se retrouve non seulement entassé avec ses congénères comme des sardines en boite, mais aussi littéralement cuit sur place en période estivale.

Allez, soyons un peu thomiste à ce propos et offrons à notre ennemi la meilleure dispute possible. Il y a quelque chose d’impressionnant à constater que tous ces gens issus de toutes les couches de la société arrivent à s’abstraire de leur routine banlieusarde grâce à ce petit appareil, parvenant même à passer outre la trop grande promiscuité physique des compartiments bondés. Je suis prêt à jurer devant un tribunal de commerce que les gens accaparés par leurs « smartphones » transpirent moins que ceux qui ne le sont pas.

Après tout, peut-être que tous ces gens sont absorbés par la consultation de sites web dédiés à la prière, lisent les textes liturgiques du jour et agitent leurs pouces pour envoyer des tweets en retour ? Honnêtement, j’en doute même si certains ont l’air d’être abimés dans une contemplation quasi-religieuse. En général, ils ont plutôt l’air anxieux.

Dans des temps anciens – il y a de cela presque quarante ans – je faisais souvent la navette entre Londres et sa banlieue. Là aussi, les compartiments étaient assez bondés et c’était ahurissant de voir le nombre de gens qui lisaient des livres, des magazines et des journaux dont on avait bien du mal à tourner les pages vu leur format. A cette époque, l’habitude de lire dans les transports en commun avaient déjà disparu en Amérique du Nord.
Les Américains sont certes facilement impressionnés. A y regarder de plus près, on pouvait déjà constater une tendance à la baisse dans la qualité des lectures de tout un chacun à Londres. Le glauque et le besoin d’évasion remportaient la palme. Et pourtant, on trouvait encore sur les quais des affiches du Times – les pages du journal avait un format deux fois plus grand que l’actuel – osant affirmer : «  Passez à quelque chose de moins confortable ».

Les termes de « glauque » et de « besoin d’évasion » sont vagues, ou « indéterminés » comme le dirait un vieil ami jésuite (qui utilisait ce mot un fois par paragraphe). Il y a une « évolution » même dans les lectures populaires. Ainsi, dans les années 1970, l’obscène était encore choquant. La pornographie était encore critiquée partout dans le monde et l’on tentait tant soit peu de l’éradiquer.

Le bon côté des choses, c’est que je sais par des contacts que j’ai dans le domaine de l’édition que les pornographes qui ont prospéré ces dernières années ont terriblement pâti des avancées de la technologie, tout comme la presse quotidienne, voire même bien plus qu’elle encore. Maintenant que l’accès à des contenus pornographiques est gratuit sur Internet, plus personne ne veut payer pour ça.

A quelque chose malheur est bon, même dans la stratosphère d’aujourd’hui. Le numérique a rendu le monde « interactif », nous a libéré d’une attention passive à l’écrit. Si globalement cela semble s’avérer catastrophique au plan intellectuel et moral, il reste néanmoins quelques avancées vantées par les adeptes du « progrès », ne serait-ce que de pouvoir désormais appeler un taxi en trois petits clics.

Mais regardez les passants d’aujourd’hui tout câblés qu’ils sont. On a des preuves tangibles (comme le dit certain spécialiste contestable du web) que l’augmentation du nombre de témoins est inversement proportionnelle au taux de réactivité de ceux-ci face à une demande de secours. De nos jours, la vie de la cité, ou plutôt de la conurbation, offre maintes illustrations des
lois d’inversion proportionnelle.

Mais voilà que le badaud d’aujourd’hui s’avance avec son téléphone portable pour appeler les pompiers, les secours et l’ambulance. S’il le fait, c’est que c’est si simple et que personne ne remarquera son geste. C’est d’ailleurs sans doute la raison pour laquelle le fond sonore des villes mugit de sirènes.
Et si la vie urbaine se met de plus en plus à ressembler à celle qui est évoquée dans ce bon vieux film Blade Runner, il se pourrait que nos villes se transforment en un Bagdad quotidien d’actes terroristes visant les supermarchés, les cinémas les véhicules de transport etc. N’ayez pas peur, la technologie viendra à notre secours : nous aurons aussi les applications sur smartphones pour requérir en temps réel les frappes de drones contre les poseurs de bombes.

Mais je m’égare un peu sans doute. Je suis sûr que seuls les policiers auront le monopole de ces applications. Pour tous les autres, il ne restera plus qu’une solution : « pirater » leur système.

Revenons à notre sujet de méditation du jour, « l’acédie » et voyons comment celle-ci singe de mieux en mieux l’activité. Il y avait des subtilités à faire sur tous les sept péchés capitaux qui, à une autre époque, ont donné lieu à d’épais manuscrits méticuleusement rédigés à la main. Sur les sept, aucun n’était, aucun n’est encore aujourd’hui, plus subtil que l’acédie.
Si ce n’est pas, objectivement, un péché comparable à l’orgueil, c’est néanmoins l’arme la plus sournoise. Ce mot est pauvrement traduit par « oisiveté » ou « paresse » comme tout bon catholique le sait. Ennui 1 correspondrait mieux à ce que l’on entend par là aujourd’hui, tristesse 2 aussi. L’acédie démarre par une certaine tristesse morbide qui se développe par étapes jusqu’à la désespérance. Et puisque l’espérance est au cœur de la vertu chrétienne, la désespérance est à proprement parler l’arme qui tue, ouvrant droit sur l’Enfer.

Celui qui bosse dur mais sans joie est sur cette pente glissante. Bien plus que celui qui est oisif, contemplatif, priant et content de son sort. L’ennui, c’est que pendant des siècles, depuis au moins l’époque de la Réforme protestante, le diable s’est ingénié à instaurer une fausse dichotomie entre travail et loisir, nous persuadant que l’activité était bonne comme étant une fin en soi. Ce stratagème s’est révélé excellent pour notre asservissement. Que « l’oisiveté soit la mère de tous les vices » est un proverbe qui présente plus de subtilités et de paradoxes que l’on pourrait le croire. J’y pense pendant mon trajet en tramway quand je vois toutes ces mains agrippées à leur « appareil », les deux pouces virevoltant au-dessus – avec un air de concentration pour la plupart totalement privé de joie ; indifférent aussi bien à Dieu qu’à leur voisin (non virtuel).

« Qui a raison de qui ? » disait-on du temps de Lénine. Quelle « percée » nous apporte cette révolution technologique ? A qui vont les bénéfices de notre acédie numérique, dont le champ s’est largement accru ?


Photo : L’oisiveté est la mère de tous les clics !

Source : http://www.thecatholicthing.org/columns/2013/digital-acedia.html

  1. NdT en français dans le texte original
  2. NdT en français dans le texte original