AVANCER EN RECHIGNANT - France Catholique
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Van Eyxk, l'art de la dévotion
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AVANCER EN RECHIGNANT

Chronique n° 414 parue dans F.C. – N° 2047 – 21 mars 1986

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Depuis les premiers temps du christianisme, depuis Celse et Porphyre, la Foi (ou ce qu’on prend pour la Foi) entretient avec la science des relations de méfiance, sinon d’angoisse1. Les savants athées n’ont-ils pas de tout temps pris argument de ce qu’ils savaient ou croyaient savoir pour « réfuter » les connaissances révélées ? N’ont-ils pas de tout temps opposé les deux connaissances l’une à l’autre ? C’est un fait historique que l’on ne saurait oublier. Et maintenant moins que jamais, alors que la science, ferment de nouveautés redoutables, a transformé le monde, établi un corps de connaissances sans précédent, livré aux mains de l’homme des moyens de plus en plus envahissants qui l’obligent à se poser des problèmes moraux inexistants au temps de la Révélation. Comment puiser dans la Foi des réponses à ces problèmes nouveaux dressés devant nos pas comme une jungle hostile et impénétrable ? D’où une tendance manichéenne à ne considérer l’univers et ses lois que comme le Royaume des Ténèbres. [|*|] Que le Mal règne souvent dans l’Histoire, cela pourtant ne devrait pas nous étonner, nous qui, depuis toujours, savons que nous fûmes volontairement chassés du jardin d’innocence et livrés à notre incertaine conscience du Bien et du Mal. Nul mieux que nous n’en devrait être averti, nul moins que nous étonné. Le doux et humble de cœur guidé par le seul amour est par nature proie, non prédateur, gazelle, non tigre. La science, bonne en soi puisqu’elle découvre peu à peu dans la création la pensée du Créateur, ne surgit pas dans notre esprit munie de son mode d’emploi. En nous accordant la liberté de nos actes, le Créateur nous donna le choix de participer selon notre cœur à l’œuvre éternelle, donc de la corrompre si notre cœur est mauvais. « Vous serez comme des dieux », avait promis le tentateur 2. Nous avons choisi de l’être, à nos risques et périls. Nous l’avons choisi par orgueil. Étonnons-nous, après cela, qu’un choix inspiré par le Mal porte ses fruits amers. [|*|] Mais la science en soi ne peut être que bonne. Elle nous révèle – car c’est une Révélation continue – l’ordre sublime conçu, dès le premier instant, par l’Infinie Pensée. En ce sens, notre époque est plus qu’aucune autre dans le passé, proche de la Pensée Infinie qui nous accorda, sur notre demande, la connaissance du Bien et du Mal, et la liberté de choisir selon nos connaissances. À cela j’ai parfois entendu objecter que la science est le privilège des savants, minorité par essence vouée à l’orgueil du savoir, par essence donc suspecte de ne pouvoir enfanter que le mal, premier fruit de l’orgueil. Et il est vrai que le petit savoir peut produire l’orgueil. Mais, dans ses sphères supérieures, il ne peut que produire l’admiration et l’humilité. « La Beauté est un sentiment obscur, écrit un physicien contemporain, mais on ne saurait douter que ce sentiment soit source d’inspiration pour le savant. Dans certains cas, quand la recherche est incertaine, c’est l’élégance et la beauté mathématique qui montrent la voie. » (Davies3). Et un autre (Heisenberg) : « Quand la nature nous conduit vers des formes mathématiques d’une grande simplicité et beauté…, on ne peut s’empêcher de penser que ces formes sont vraies, qu’elles révèlent un authentique aspect de la nature4. » N’y a-t-il pas là une sorte de sacré profane pouvant orienter l’âme vers l’acceptation du sacré de la grâce ? Einstein exprima un jour cette idée avec son humour si particulier. Quelqu’un venait l’informer qu’une certaine expérience avait vérifié l’une des plus audacieuses prédictions de sa théorie. Il n’en sembla pas ému, et comme l’autre s’en étonnait et lui demandait ce qu’il aurait éprouvé si l’expérience avait réfuté sa théorie : « Dans ce cas, dit paisiblement Einstein, j’en aurais été désolé pour le Très-Haut, car la théorie est correcte. » Pour le plus grand savant de ce siècle, il ne pouvait faire de doute que la pensée divine fût conforme à une formule évidente par sa beauté. [|*|] Mais la difficulté de la science ne semble-t-elle pas favoriser seulement les plus hautes intelligences, contrairement à l’Évangile annoncé aux « petits » ? On peut le comprendre ainsi. On peut aussi (et c’est ce que je pense) considérer la difficulté de la science comme une injonction donnée à l’homme d’avoir à toujours se dépasser. En ce sens, l’enseignement évangélique, adressé, en effet, d’abord aux petits, à ceux qui ont un cœur d’enfant, est en même temps le plus puissant moteur du changement de l’homme. Il s’identifie par cet aspect à notre devenir, il est la plus haute forme de la modernité, qui est insatisfaction devant l’ignorance et l’erreur et qui s’oppose au modernisme, adoration idolâtre du présent5. Du reste, si tout le monde n’est pas appelé à devenir savant, on ne peut pas ne pas être frappé par la simplicité des grandes découvertes scientifiques quand elles ont atteint leur expression ultime. Il semble que seul le cheminement de la découverte est abstrus et réservé au spécialiste. Ce cheminement ressemble au désert de l’Exode, où le peuple se serait perdu sans la conduite inspirée de Moïse, mais qui fut traversé par toute la caravane, hommes de toutes conditions, femmes, vieillards, enfants, et même par les ânes, par les brebis et leurs agneaux. Il faut être très savant et disposer d’innombrables machines pour conduire Explorer de planète en planète6, mais la loi physique qui guide l’appareil dans l’espace est toujours celle de Newton, qui s’exprime en trois lettres et un chiffre. De même le fondement de la physique du vingtième siècle, quantique, s’exprime en trois lettres et deux signes : x × p > h (l’inégalité de Heisenberg), et quelques autres formules tout aussi lapidaires : e = hυ, etc. [|*|] La plus grande découverte de notre temps peut-être, datant de la fin des années 70, et bien loin encore d’avoir été entièrement explorée, énonce que dans l’infiniment petit, il n’y a pas d’ici ni d’ailleurs, ni de maintenant et d’autre temps. On l’a appelée non-localité, et, certes, elle est difficile à concevoir. Cependant, elle résulte d’un raisonnement si simple – le théorème de Bell – qu’un berger aurait pu le découvrir en considérant son troupeau de vaches, pourvu seulement qu’il sache faire une addition7. Cela est un peu effrayant, tout cela semble inconcevable maintenant, comme il fut longtemps inconcevable que les habitants de la Nouvelle Zélande, aux antipodes, appellent haut ce que nous appelons bas, et inversement. Antipodes signifie « pieds opposés ». L’homme du XXe siècle est encore un peu émerveillé qu’il y ait des antipodes, mais l’idée lui est devenue familière. Des astronomes très savants, parlant un langage ésotérique, démontrèrent d’abord l’existence des antipodes, et ne furent pas crus. Puis Magellan fréta sa flotte, montée par des marins illettrés, et s’en alla visiter les antipodes. Les savants nous précèdent parmi les secrets de la nature, mais il n’est pas demandé à tout le monde, pour piloter une auto, de connaître toutes les mathématiques nécessaires au calcul du moteur, de l’allumage, des freins. Un mécanicien amateur bricole son engin sans peine et comprend son fonctionnement8 sur les traces invisibles de Carnot qui inventa la thermodynamique, science aussi difficile qu’une autre. Il faut apprivoiser la nouveauté, ne jamais la craindre. [|*|] J’ai un jour demandé à Isaac Rabi, Prix Nobel de Physique en 1944, s’il ne pensait pas que la science s’arrêterait un jour en raison de sa difficulté croissante. Ma question était celle-ci : étant donné qu’il faut étudier de plus en plus longtemps pour atteindre la frontière de ce que l’on sait déjà, ne doit-on pas prévoir un temps où le savant devra d’abord consumer toute sa jeunesse et même sa maturité pour trouver un problème à résoudre ? Je m’étais, à vrai dire, exprimé plus familièrement : « Le savant pourra-t-il longtemps encore atteindre l’âge de la découverte avant celui du complet gâtisme et de la retraite ? » Il répondit d’abord en riant que ce n’était pas incompatible et qu’il pourrait me citer des exemples (c’était dans un congrès, entre deux conférences, et il accompagna sa réponse d’un geste large en direction de ses nombreux collègues en train de se délasser sur la pelouse). Puis, reprenant son sérieux, il me fit un exposé dont le sens me frappa : – Ne croyez pas que la science se borne à être de plus en plus difficile. Quand une nouveauté apparaît, par exemple la Relativité, tout le monde s’exclame que c’est horriblement difficile et qu’il n’y a que dix ou douze super-cerveaux capables de comprendre. Puis le temps passe et l’horrible difficulté est prise en mains par les professeurs, qui la mettent à la portée des plus jeunes étudiants et écrivent des articles dans les journaux. Essayez seulement de faire une division en n’utilisant pas le zéro, comme faisaient les Romains. Avez-vous oublié que l’idée même de zéro, maniée sans effort par les enfants de six ans, fut disputée par les savants comme une incompréhensible abstrusité pendant plusieurs siècles ? Et les nombres négatifs ?9. Et tant d’autres que vous trouverez en y réfléchissant ? Cherchez dans les livres d’Histoire l’âge des grands découvreurs : c’est toujours le même, de vingt-cinq à cinquante ans, y compris maintenant. Quiconque s’intéresse aux études de ses enfants sait qu’il en est bien ainsi. Ce qu’apprennent les bacheliers actuels ne s’enseignait il y a trente ans que dans les Facultés, et encore pas toujours. Nous reculons avec effroi. Ces nouveautés sont-elles utiles ? [|*|] On peut généraliser l’observation de Rabi à ce que l’on appelle la culture. Les cultures en expansion, comme celle de notre siècle, vulgarisent la connaissance. Cette vulgarisation répand une aura menaçante, ressentie comme telle par ceux qui gardent au cœur les valeurs en voie de métamorphose. On est toujours nostalgique de ce qui disparaît dans les métamorphoses. Il y a dans ce sentiment un légitime désir de ne rien perdre en route. La nouveauté met mal à l’aise. Mais le malaise fait aussi partie de l’Histoire : il en a toujours été de la sorte. Ainsi s’explique le plus célèbre procès de l’Histoire, celui de Socrate, accusé de « vouloir introduire de nouveaux dieux », alors qu’il n’introduisait que de nouvelles idées. Les Magistrats d’Athènes n’étaient ni des criminels, ni des sots10. En y réfléchissant, je suis moi-même surpris d’être en quelque sorte en train de faire l’apologie de la nouveauté. Mais le renouvellement perpétuel des choses, de toutes choses, est inscrit au cœur de la Création comme un défi à notre paresse. Inscrit par Qui ? « Je suis le Dieu de tes pères. Va, prends mon peuple et mène-le hors d’Égypte. »11. Le peuple rechigne. Nous rechignons. Nous ne voyons pas où conduit cet invisible chemin dans le désert. N’étions-nous pas plus tranquilles à manger les oignons de Pharaon, notre maître ? Même Moïse ne sait pas où conduit le sentier. Mais il a la Foi. Il nous commande de n’avoir pas peur. C’est une très vieille histoire, toujours présente. Aimé MICHEL Chronique n° 414 parue dans F.C. – N° 2047 – 21 mars 1986 Capture_d_e_cran_2014-11-10_a_12-28-10.png
Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 25 septembre 2017

 

  1. Le philosophe néoplatonicien Porphyre, natif de Tyr en Phénicie, a vécu au IIIe siècle et au début du IVe. Disciple de Plotin, il est l’auteur d’une œuvre considérable qui a eu une grande influence dans l’Antiquité tardive et tout le Moyen-Âge. La plus grande partie de cette œuvre est aujourd’hui perdue. (Voir la chronique n° 246, Les ruines d’Athènes – L’effondrement de la civilisation antique et l’irrationnel dans la Nature, particulièrement la note 2). Quant à Celse, philosophe romain de langue grecque, disciple de Platon, qui vécut au IIe siècle, il est l’auteur durant l’été 178, sous le règne de Marc-Aurèle, du Discours véritable contre les chrétiens. L’original en est perdu mais on a pu en reconstituer l’essentiel à partir des nombreuses citations que son contradicteur Origène en a faites soixante-dix ans plus tard dans son Contre Celse. Pour Celse les chrétiens sont des fanatiques qui menacent l’État et répandent une doctrine barbare, sotte, immorale, sans nouveauté et inférieure aux religions païennes. Au nom de la raison (logos), il dénonce la croyance aux miracles et en une révélation. Il existe une traduction française des deux ouvrages, celle d’Origène par Marcel Borret (Cerf, Paris, coll. Sources chrétiennes, en 5 volumes, 1967-1976) et celle de Celse par Louis Rougier (Phébus, Paris, 1999). « Cioran aimait à dire, note l’éditeur de ce dernier, qu’un chrétien qui n’avait pas lu Celse était un chrétien qui n’avait pas fait ses preuves ». Pourtant la plupart des arguments de Celse sont bien connus, même de ceux qui ne l’ont jamais lu, et sont constamment réactualisés, car rien de plus constant que les fondements de la polémique antichrétienne (voir à ce propos la chronique n° 337, Et si l’intelligence acceptait ses limites ? Il y a tant de choses que je ne sais pas… – Science et religion sont-elles en guerre à mort permanente ? et la note 2 relative à Michel Onfray et Richard Dawkins).
  2. Genèse 3, 6.
  3. Cette citation est tirée d’un livre du physicien Paul Davies, God and the New Physics (Dent & Sons, Londres, 1983, p. 220 et sq.). Aimé Michel appréciait beaucoup ce livre, non seulement parce qu’il y reconnaissait un « tour de force d’explications et de réflexion » où « les plus difficiles concepts de la physique sont exposés dans le langage ordinaire », mais aussi parce qu’il posait à nouveau les grandes questions délaissées par les philosophes. Il l’a recommandé plusieurs fois à ses lecteurs (n° 387, Le retour en force des grandes questions – Quand les physiciens relaient les philosophes, 18.01.2016)
  4. Les physiciens ayant affirmé s’être laissé guider par la simplicité, l’élégance et la beauté des mathématiques sont légions. Cela pose le problème de ce que le physicien Eugene Wigner, lauréat du Prix Nobel en 1963, a appelé « L’efficacité déraisonnable des mathématiques dans les sciences naturelles » lors d’une conférence prononcée en 1959 (reproduite dans Wigner, E., Philosophical Reflections and Syntheses, Springer, Heidelberg, Berlin, 1995, pp. 534 et sq. ; http://homepages.physik.uni-muenchen.de/ vondelft/Lehre/14t0/Wigner-Unreasonable-Effectiveness-of-Mathematics.pdf). Ce titre a fait mouche car l’article de Wigner est très souvent cité, bien que, curieusement, il se contente de poser le problème mais sans proposer de réponse à la question implicite qu’il pose. Vingt ans plus tard, R.W. Hamming reprend le problème et tente d’esquisser des solutions. Dans son article « L’efficacité déraisonnable des mathématiques » (American Mathematical Monthly, vol. 87, pp. 81-90, 1980), il donne lui aussi de nombreux exemples de cette efficacité, à commencer par sa propre expérience lors de la mise au point de la bombe atomique durant la Seconde Guerre mondiale : comment se fait-il, demande-t-il, que les nombres que nous avions si patiemment calculés sur de primitifs calculateurs à relais se soient si bien accordés avec ce qui arriva lors du premier tir à Almagordo ? S’interrogeant sur l’origine des mathématiques, il y discerne quatre aspects : les longues chaines de raisonnement serré, la géométrie, les nombres et le goût artistique, puis il s’étonne : comment la simple survie darwinienne du plus apte a-t-elle pu sélectionner la capacité à faire les longues chaines de raisonnement que les mathématiques et la science semblent requérir ? Comment se fait-il que l’univers soit ainsi construit qu’une abstraction aussi simple que le nombre soit possible ? que 6 cailloux plus 7 cailloux fassent 13 cailloux ? Cette question, évidente (à tort) pour le commun des mortels mais qu’il tient pour « étrange et inexplicable », est, à ses yeux, l’exemple le plus fort d’efficacité déraisonnable des mathématiques. Cependant Hamming conteste quelques idées répandues : en mathématique les démonstrations sont constamment changeantes et on ne peut jamais être sûr de leur validité ; en contrepartie, de nombreux théorèmes sont tenus pour valides indépendamment des axiomes et des preuves ! Au final, il propose quatre explications partielles de l’efficacité des mathématiques. La première est qu’on approche le monde avec des outils intellectuels qui font que dans de nombreux cas on ne peut trouver que ce qu’on trouve (par exemple la découverte de la loi de la chute des corps par Galilée repose plus sur un raisonnement de philosophie scolastique que sur l’observation). La seconde est qu’on sélectionne le genre de math adapté à chaque situation. La troisième est que la science résout peu de problèmes : quand on considère tout ce que la science n’a pas résolu, on comprend que nos succès ne sont pas aussi impressionnants que cela. Enfin, l’évolution darwinienne n’est pas sans mérite puisqu’elle explique bien notre capacité à comprendre le monde à notre échelle et nos graves difficultés dans le très grand et le très petit. De même qu’il y a des odeurs ou des sons que nous ne percevons pas, elle suggère qu’il y a peut-être des pensées que nous ne pouvons pas penser (idée qu’Aimé Michel défendait dès les années 50). Au total, cependant, il considère que ces quatre explications demeurent insuffisantes pour expliquer l’efficacité des maths et que, par conséquent « le côté logique de la nature de l’univers requiert plus ample exploration ». En 1989, le neurobiologiste Jean-Pierre Changeux et le mathématicien Alain Connes (médaille Fields en 1982), tous deux professeurs au Collège de France et membres de l’Académie des Sciences, dialoguent à ce sujet dans leur livre Matière à Pensée (Odile Jacob, Paris, 1989). La grande question posée dès les premières pages du livre est : « Quelle est la nature des objets mathématiques ? Ceux-ci existent-ils indépendamment du cerveau de l’homme, qui les découvre ? Ou, au contraire, sont-ils seulement le produit de l’activité cérébrale, qui les construit ? » Dans les deux cas des difficultés apparaissent : si les mathématiques sont inventées par les mathématiciens, comment se fait-il qu’elles soient si efficaces dans la description de la nature ? Si, au contraire, elles sont découvertes, quel est ce monde des objets mathématiques, où se trouve-t-il ? Les mathématiciens eux-mêmes sont divisés sur cette question : les uns, qui croient les inventer, se disent « constructivistes », les autres, qui pensent les découvrir, se disent « réalistes » ou « platoniciens » parce qu’ils s’inspirent de Platon et de ses Idées dont la réalité est distincte de la réalité sensible. Pour Changeux, matérialiste et athée, les mathématiques sont un pur produit de l’activité cérébrale et donc de l’évolution qui a donné naissance au cerveau. Pour Connes, par contre, les objets mathématiques ont une réalité distincte de la réalité sensible. Le premier rejette toute immatérialité des objets mathématiques : pour lui ils s’identifient à des états physiques de notre cerveau. Le second est plus prudent ; il considère que « la suite des nombres premiers a une réalité plus stable que la réalité matérielle qui nous entoure » et que les mathématiques accèdent à une cohérence indépendante de notre système de raisonnement qui « dépasse vraiment celle que produit l’intuition sensible, l’intuition directe des phénomènes. » Curieusement, Alain Connes affirme néanmoins le fondement matérialiste de sa pensée, alors qu’il soutient que les mathématiques existent hors de la réalité physique, « non localisées dans l’espace-temps ». Le mathématicien Jean-Louis Krivine, spécialiste de la logique, reprend ce problème dans son article « Mathématique des programmes et programme des mathématiques » (1992, https://www.irif.fr/ krivine/articles/mathpro2.pdf). « [Q]uand on fait de la recherche mathématique, y écrit-il, on a toujours l’impression d’explorer une réalité préexistante, et non pas de créer quelque chose ex nihilo. (…) [Q]ui peut sérieusement douter de la réalité de ces objets mathématiques par excellence que sont les nombres entiers ? Comment une chose, aussi concrètement et universellement utilisée pourrait-elle ne pas exister matériellement ? La seule question qui se pose est : où se trouvent-ils ? ». Voici sa réponse : « les concepts, les théories et les théorèmes mathématiques ne sont pas autre chose que des programmes, plus précisément des “modules de programmation”, qui existent dans notre cerveau, mais, bien entendu, aussi dans celui des animaux qui sont proches de nous (les mammifères, par exemple). » C’est donc la même réponse que celle de J.-P. Changeux. Reste alors la seconde question, celle de l’efficacité des maths, à laquelle J.-L. Krivine répond également : « Comment se fait-il (…) que la loi d’attraction de Newton, ou la mécanique quantique, nous permette de prévoir des évènements astronomiques, ou le résultat d’expériences à l’échelle atomique, avec une précision extraordinaire ? En fait, l’explication est simple, justement si l’on admet que les mathématiques ne sont que le décodage de programmes “utilitaires” que dieu, autrement dit un milliard d’années d’évolution, a écrits dans le cerveau des êtres vivants supérieurs. Il n’y a alors vraiment rien d’étonnant à ce que ces programmes soient en profond accord avec l’environnement de ces êtres vivants ; sinon, ils rempliraient bien mal leur rôle, qui est d’adapter le mieux possible l’organisme qu’ils régissent à cet environnement. Par suite, rien d’étonnant non plus à ce que, en lisant ces programmes dans notre propre cerveau, nous croyions découvrir des “lois de la nature”. » On aura reconnu dans cette citation les deux maîtres-mots des explications réductionnistes : « ne sont que » et « rien d’étonnant ». Même si cette explication contient certainement une grande part de vrai, il est douteux qu’elle soit exhaustive et puisse convaincre tout le monde. On le voit avec le physicien Roland Omnès dans son article « L’efficacité déraisonnable des mathématiques de Wigner, revisitée » (Foundations of Physics, 41 : 1729-1739, 2011 ; https://link.springer.com/content/pdf/10.1007%2Fs10701-011-9587-7.pdf). À ses yeux, la question de Wigner sur la relation entre les mathématiques et les lois de la nature est étroitement liée à une autre question, proprement métaphysique, qui est la nature des mathématiques et des lois elles-mêmes. « Les mathématiques ont beaucoup en commun avec la nature des lois physiques, peut-être à cause de leur langage commun, mais peut-être aussi intrinsèquement. Elles semblent, par exemple, transcender l’espace et le temps, ou plutôt n’avoir aucun lien avec eux (excepté leur origine humaine et leur histoire). Cette impression peut être si forte que Hilbert croyait que les mathématiques pouvaient tenir essentiellement d’elles-mêmes comme monde idéal platonicien. » Le mathématicien Cédric Villani, médaille Fields en 2010, appuie sans réserve cette conception qu’il exprime avec une rafraichissante lucidité : « Je suis un platonicien, dit-il, et crois donc que le monde est mathématique. Je parle bien d’une croyance, pour laquelle je n’ai pas d’arguments. Certains de mes collègues sont persuadés que c’est notre cerveau qui invente cette approche permettant de décrire le réel. Le débat ne peut être tranché. Mais ces croyances influent sur nos habitudes de travail. Cette question, que l’on considérait comme un peu naïve il n’y a pas si longtemps est maintenant revenue sérieusement sur le tapis. Pour ma part, je suis persuadé qu’il existe un ordre caché que nous devons découvrir. » (Sciences et Avenir, n° 787, septembre 2012 ; voir aussi l’article de Sylvestre Huet, http://www.liberation.fr/sciences/2010/09/22/maths-a-mort_680658). Même le plus matérialiste des scientifiques ne peut, me semble-t-il, sans renier sa quête, se défaire de cette idée qu’« il existe un ordre caché à découvrir » et échapper complètement aux questions que pose l’origine de cet ordre.
  5. Aimé Michel a souligné à plusieurs reprises que l’enseignement évangélique s’inscrit dans un monde en devenir. L’inachèvement de l’homme, qui est un des aspects de cet appel de l’avenir, est précisé dans la chronique n° 411, Les besoins du temps – Le christianisme est la religion de l’homme inachevé, que nous mettrons en ligne dans quelques semaines.
  6. Il doit s’agir plutôt des sondes Voyager. Voyager 1, lancée le 5 août 1977, survole d’abord Jupiter le 5 mars 1979 puis Saturne le 12 novembre 1980. Voyager 2, lancée le 20 août 1977, rencontre Jupiter le 9 juillet 1979, passe au plus près de Saturne le 25 août 1981, atteint Uranus le 24 janvier 1986, puis Neptune le 24 août 1989. Les signaux envoyés par les deux sondes continuent d’être reçus, mais à partir de 2020 et jusqu’en 2025 il faudra débrancher leurs instruments scientifiques un à un en raison de l’épuisement de la source radioactive du générateur électrique.
  7. Le théorème de Bell a été démontré en 1964 par le physicien irlandais John Bell. Il s’agit d’un théorème mathématique très simple fondé sur la théorie des ensembles qui établit que n’importe quel ensemble d’objets possédant des propriétés immuables doit obéir, en moyenne, à une certaine inégalité. Les objets à notre échelle qui possèdent de telles propriétés et que décrit la physique classique obéissent à cette inégalité tandis que les « particules », telles qu’elles sont décrites par la théorie quantique, la violent. Pour cette raison l’inégalité de Bell a servi de base à de nombreuses expériences visant à confirmer (ou infirmer) la théorie quantique, dont les plus abouties ont été celles d’Alain Aspect au début des années 80. Ces expériences ont vérifié que les « particules » quantiques (en l’occurrence les photons) n’obéissaient pas à l’inégalité de Bell, confirmant ainsi les surprenantes prédictions de la physique quantique et interdisant définitivement le recours à certaines interprétations plus conformes au sens commun. Aimé Michel a, parmi les premiers, souligné l’importance scientifique et philosophique de ces travaux, par exemple dans les chroniques n° 309, Le mur – Le théorème de Bell et l’attente du futur comme une promesse, et n° 341, Les mésaventures de l’onde et du corpuscule – Les troublantes expériences quantiques d’Alain Aspect (17.08.2015). Pour un bref exposé d’ensemble on lira avec profit le chapitre 18 du livre de Philippe Miné et Jean-Pierre Pharabod : La Miraculeuse Efficacité de la théorie quantique, Odile Jacob, Paris, 2014.
  8. L’exemple de l’auto se retrouve sous sa plume (n° 395, L’homme qui rêvait dans la caverne, 09.2015) : « Entre la compétence de l’ingénieur qui construit et règle le moteur de ma voiture et l’ignorance de cette chose qui ronronne sous le capot, il y a une marge où s’inscrivent, chacun différemment, tous les hommes. Par exemple, j’en sais peut-être plus sur la thermodynamique, fondement théorique du moteur, qu’un ingénieur moyen. Mais je ne sais rien sur le réglage de l’avance, sur l’intervalle d’éclatement dans les bougies, et en général sur tout ce qui fait la compétence de l’ingénieur mécanicien. »
  9. L’exemple des nombres négatifs est précisé dans la chronique n° 340, Il faut tourner sept fois sa langue avant de dire que c’est absurde.
  10. Sur la mort de Socrate, voir aussi la note 2 de la chronique n° 227, Le coq d’Asclépios – La mort devient un acte délibéré.
  11. Exode, chap. 3 « Je suis le Dieu de ton père, le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac et le Dieu de Jacob. (…) J’ai bien vu la détresse de mon peuple qui est en Égypte (…). Je suis descendu pour le délivrer de l’Égypte et pour le tirer de ce pays dans une terre excellente et vaste, dans une terre ruisselant de lait et de miel (…) ». Ce thème de l’arrachement se retrouve dans d’autres passages, par exemple dans le récit relatif à Abraham : « Yahvé dit à Abram : Quitte ton pays, ta famille, la maison de ton père, pour le pays que je te montrerai » (Genèse 12, 1).