Le Jésus de l’Histoire, une enquête historique de Jean-Christian Petitfils - France Catholique
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Le Jésus de l’Histoire, une enquête historique de Jean-Christian Petitfils

Image :
L’Adoration des bergers, Gerard Seghers, 1649, musée Plantin-Moretus, Anvers. © Peter Maes - Musée Plantin-Moretus / CC by

Le Jésus de l’Histoire, une enquête historique de Jean-Christian Petitfils

Le Jésus de l’Histoire, une enquête historique de Jean-Christian Petitfils

Que sait-on de Jésus ? Qu’en disent les auteurs antiques ? Quel crédit accorder aux Évangiles ? Que nous apprennent les reliques ? Dans cette étude inédite, Jean-Christian Petitfils passe au crible de la méthode historique tout ce que ces sources nous disent de Jésus. Sans prétendre tout expliquer.
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Il se trouve encore des intellectuels, certes minoritaires mais pas toujours marginaux, pour soutenir que Jésus n’a jamais existé : non pas le Christ mais l’homme lui-même ! Tout ne serait qu’invention, les Évangiles résumant seulement les idées prêtées par les chrétiens à un personnage de fiction. Cette thèse, dite « mythiste », a surgi à l’époque des Lumières, forgée par des Français proches des Encyclopédistes. Elle a fait un détour par l’Allemagne, avant de revenir chez nous au XXe siècle, défendue notamment par Prosper Alfaric (1876-1959). Bien qu’elle ait été réfutée, certains, comme le philosophe Michel Onfray – souvent mieux inspiré – n’hésitent pas à la reprendre aujourd’hui (cf. France Catholique n°3835 du 24 novembre 2023). Puisqu’il le faut, l’historien Jean-Christian Petitfils démonte encore une fois cette thèse intenable, dans l’article que nous publions, avec la rigueur du grand historien qui se fonde uniquement sur les faits.

L’enfant de Nazareth

Une certitude : Jésus n’est pas né le 25 décembre de l’an 1, mais probablement en l’an 7 avant notre ère. Selon Matthieu et Luc, il vit le jour au temps du roi Hérode le Grand. Or, celui-ci mourut vraisemblablement en – 4.

Si l’on se réfère à l’épisode de l’étoile de Bethléem raconté par Matthieu, le calcul astronomique moderne a permis de constater que, cette année-là, une conjonction très rare des planètes Jupiter et Saturne était intervenue à trois reprises dans la constellation des Poissons. Des tablettes cunéiformes, découvertes à Sippar en Mésopotamie, l’avaient déjà noté. C’était le signe pour les Juifs de la venue du Messie : Jupiter représentait la royauté, Saturne le peuple d’Israël et les Poissons, la Palestine. Ce phénomène expliquerait pourquoi l’évangéliste Matthieu parle d’une étoile qui apparaît et disparaît. Le rapprochement avec l’étoile des mages est troublant. Benoît XVI dans son livre sur L’Enfance de Jésus l’admet d’ailleurs comme hypothèse.

L’historien ne peut se prononcer sur la naissance virginale de Jésus. On a longtemps pensé que le vœu de virginité de Marie était incompatible avec la mentalité juive jusqu’au jour où l’on a trouvé dans un manuscrit du Ier siècle avant notre ère, le rouleau dit du Temple, un texte parlant de vierges consacrées dans le cadre du mariage, qui reprenait une antique prescription du livre des Nombres : « Si une femme mariée prononce un tel vœu sans que son mari le sache, il peut déclarer ce vœu nul. Si toutefois il est d’accord avec une telle mesure, les deux sont dans l’obligation de le garder. » Cela permet de comprendre la surprise de Marie, vierge consacrée, à l’annonce de l’ange Gabriel, et celle de Joseph qui avait songé à la répudier en secret [pour s’effacer devant Dieu, NDLR].

Jésus était un Nazaréen ou Nazôréen, membre de ce petit clan de Juifs pieux revenus de Mésopotamie, qui prétendaient descendre du roi David. Ce clan attendait la naissance du Messie en son sein et avait fondé en Galilée le village de Nazara ou Nazareth (de netzer, le « surgeon », autrement dit le rejeton de Jessé, père de David). Marie faisait partie de ce groupe qui, selon Julius Africanus (IIe-IIIe siècles), gardait soigneusement ses généalogies. Jésus était sans doute considéré comme cet héritier royal.

Il n’y a pas de raison non plus de douter de sa naissance à Bethléem de Judée, la « ville de David » (en réalité un petit village), même si le recensement de Quirinius, dont parle saint Luc pour justifier le déplacement de Marie enceinte, pose quelques difficultés aux historiens. Peut-être s’agit-il d’un recensement antérieur à celui, bien connu, de l’an 6 de notre ère, comme certains textes semblent le suggérer ?

Quant à l’épisode du « massacre des Innocents », qui aurait été ordonné par Hérode le Grand pour éliminer le Messie enfant, relaté par Matthieu, il n’a rien d’impossible historiquement. La suppression d’une dizaine ou d’une quinzaine de nourrissons de Bethléem n’aurait été qu’un infime épisode dans la multitude des crimes d’Hérode le Grand, tyran sanguinaire et paranoïaque.

Le rabbi

Lorsqu’en l’an 30 il se fit baptiser par Jean, Jésus était un Juif pieux, immergé dans la foi d’Israël, enraciné dans le monde culturel de son temps. N’en faisons pas un être céleste mystérieusement tombé sur notre planète, ayant revêtu une humanité abstraite, hors de son milieu ; pas plus qu’un gourou guérisseur dispensant un enseignement ésotérique, comme le présentent certains évangiles apocryphes tardifs, marqués par la gnose.

Aussitôt après son baptême, il devint un rabbi – un maître enseignant –, mais un rabbi singulier, unique, ne se rattachant à aucune des écoles religieuses juives de son temps. Faire de lui un essénien est une thèse éculée, balayée par la découverte des manuscrits de la mer Morte. Au sein du judaïsme du Ier siècle, cette secte se situait aux antipodes de son enseignement (repli identitaire, haine des ennemis…). Ce ne fut pas non plus un zélote cherchant à soulever ses compatriotes contre l’occupant romain. « Qui brandit le glaive périra par le glaive ! » dira-t-il à Pierre.

Comme Jean le Baptiste, qui avait annoncé la venue d’un maître beaucoup plus grand que lui, il attirait des foules de petites gens et se constituait un groupe permanent de disciples qui le suivaient dans ses déplacements en Galilée ou à Jérusalem. Pas seulement les Douze, mais plusieurs dizaines, voire des centaines de personnes, hommes ou femmes. Le plus souvent, il était hébergé chez deux des leurs, Simon-Pierre et André, pêcheurs à Capharnaüm, sur le lac de Tibériade où les fondations de leur maison ont été retrouvées en 1968.

Il allait plus loin que les rabbis pharisiens qui, à l’image de Hillel l’Ancien, enseignaient l’amour fraternel et le partage : il prônait l’amour des ennemis. Par son message, il annonçait l’accomplissement de la Loi mais aussi son dépassement. À la Samaritaine, venue tirer de l’eau à l’antique puits de Jacob, il affirmait que viendrait bientôt le temps où l’on n’adorerait plus Dieu à Jérusalem ou sur le mont Garizim (comme le faisaient les dissidents de Samarie), mais « en esprit et en vérité ».

Exprimé dans les Béatitudes, son message d’amour et de miséricorde n’avait rien de lénifiant. Il exigeait une intériorisation du Décalogue de Moïse, une prière à Dieu dégagée des rites formalistes, des ablutions de purification ou des sacrifices d’animaux. Ce qui importait était l’intention du cœur. Ainsi durcit-il la morale juive sur l’interdiction des serments ou la répudiation par le mari de sa femme (l’inverse n’existait pas dans le monde juif). « Heureux les pauvres en esprit », déclarait-il, autrement dit ceux qui se dépouillent des richesses de ce monde pour faire place à Dieu dans leur cœur. « Soyez parfaits, comme votre Père céleste est parfait. » Tout en étant humble et doux, miséricordieux à l’égard de la femme adultère qu’il refusait de laisser lapider (« Va, et désormais et ne pèche plus ! »), il prononçait de dures paroles prophétiques, jetait de violents anathèmes, chassait les marchands du Temple…

Le Père et le Fils

Sa personne est un mystère, sur lequel bute l’historien. Aucun indice ne permet de prétendre qu’il était marié. Il n’a épousé ni Marie Madeleine ni aucune autre femme et, n’en déplaise au Da Vinci Code, il n’a pas eu de descendance (sinon spirituelle !). La chasteté qu’il préconisait pour ceux qui voulaient l’imiter en tout, pourquoi ne l’aurait-il pas faite sienne ? Il y a trois sortes d’eunuques, disait-il : ceux qui sont nés ainsi, ceux qui se sont mutilés et ceux qui le sont « à cause du royaume des cieux ».

L’autorité inégalée avec laquelle il parlait et s’imposait – lui, modeste artisan de Nazareth – était stupéfiante : « Moïse vous a dit de faire ceci… Moi, je vous dis de faire cela… » Non, ce n’était pas un Juif ordinaire ! « Il y a ici plus grand que le Temple ! », lança-t-il un jour à ses apôtres. Alors que la prière juive était emplie d’une respectueuse déférence à l’égard de Dieu (même si elle reconnaissait la paternité divine sur son peuple), lui n’hésitait pas à appeler son Père « Abba », qui signifie en araméen « Papa chéri » !
Et le plus inouï est qu’il pardonnait les péchés, ce que Dieu seul pouvait faire !
Son message – le royaume de Dieu, l’amour infini du Père, la miséricorde – était intimement lié au messager, car il était lui-même le « royaume » qu’il annonçait : « Je suis la Résurrection et la Vie ; celui qui croit en moi, quand même il serait mort, vivra. » S’affranchissant de la loi juive, il s’affirmait comme l’unique médiateur entre Dieu et les hommes : « Nul ne peut aller au Père s’il ne passe par moi. »
À l’appui de son identité, il accomplissait des signes, des miracles, comme celui dont Isaïe, sept siècles plus tôt, avait annoncé la venue : « Les aveugles voient, les boiteux marchent, les lépreux sont guéris, les sourds entendent, les morts ressuscitent… » L’historien, encore une fois, ne peut se prononcer sur ces prodiges. Il notera seulement que ces faits ont soulevé l’enthousiasme en leur temps et ont été considérés par les premières communautés chrétiennes comme des signes authentifiant la messianité de Jésus.

Le Messie inattendu

En ce temps-là, la Palestine était tout entière dominée par les Romains. La Galilée, au nord, était administrée par un roitelet vassal, Hérode Antipas, fils de Hérode le Grand ; la Samarie au centre et la Judée au sud (avec Jérusalem) étaient placées sous la dépendance directe du préfet Ponce Pilate.

Le peuple supportait mal cette occupation, d’où le renouveau de l’attente messianique à cette époque. Pourtant, Jésus était mal à l’aise avec cette étiquette de Messie qu’on voulait lui coller, car ses contemporains attendaient un Sauveur guerrier qui chasserait les Romains. Aussi préférait-il se servir du terme énigmatique de « Fils de l’homme », dont parle le Livre de Daniel au IIe siècle avant notre ère. Tantôt il se présentait comme quelqu’un d’extérieur à ce personnage, tantôt il s’identifiait à lui… Or, le Fils de l’homme était une figure infiniment plus grande qu’un messie temporel : c’était un personnage mi-humain, mi-céleste, qui devait revenir à la fin des temps pour juger les hommes.

Non, Jésus n’était pas vraiment le Messie attendu par l’Israël de son temps ! Et c’est sans doute à cause de cela qu’il prit ses distances avec le clan des Nazaréens. C’est plus tard qu’il sera appelé « Christ », du grec christós, en hébreu mashia’h (messie), l’Oint du Seigneur, lorsque le vocable aura subi, sous l’influence des chrétiens, une mutation essentielle. Pour les pharisiens, Jésus « se faisait Dieu » : c’était odieux, inadmissible. Pour les sadducéens, proches des grands prêtres, il avait menacé leur pouvoir financier quand, au début de son ministère, il avait chassé les marchands du parvis du Temple. Après la résurrection de Lazare, qui avait enthousiasmé les foules, les deux groupes antagonistes finirent par s’entendre pour le faire mourir.

La Passion

L’Évangile de Jean montre qu’il n’y a pas eu de procès juif, au sens où Jésus serait comparu devant le Sanhédrin en séance plénière. Il était d’ailleurs interdit de réunir les 71 membres de cette haute juridiction la veille de la Pâque. C’est dans un but didactique que les synoptiques ont conçu ce procès symbolique. Jean montre que les controverses entre l’homme de Nazareth et ses adversaires se sont déroulées lors de ses différents séjours à Jérusalem. Au printemps de l’an 33, Jésus, arrêté par la garde du Temple au jardin de Gethsémani, fut interrogé sur « sa doctrine et ses disciples » par le grand prêtre honoraire Hanne, sans doute entouré de hiérarques de Jérusalem. Il importait surtout de le livrer à l’occupant romain, qui seul avait le droit de mort, car le Nazaréen se prétendait roi des Juifs.

Le vrai procès de Jésus se déroula au palais de Pilate à Jérusalem. Le Romain méprisait Hanne et Caïphe, ces « collaborateurs » dont il se servait pour maintenir la paix dans le pays. Comprenant que Jésus n’était nullement le messie révolutionnaire qu’ils lui présentaient, il refusa de se laisser instrumentaliser par eux et tenta de le libérer, non par compassion, mais par mépris à leur égard.

Toutefois, il devait rester prudent. L’année précédente, il avait fait introduire dans Jérusalem des boucliers d’or portant des inscriptions à la gloire de Tibère. Pour les Juifs, c’était un acte d’idolâtrie. Une plainte avait été déposée contre lui et l’empereur l’avait réprimandé. Aussi, quand les grands prêtres l’accusèrent de ne pas être « l’ami de César », se sentit-il contraint de céder à leur pression. Jésus fut donc crucifié le 3 avril de l’an 33. Pilate fit placer un écriteau : « Jésus le Nazaréen, roi des Juifs », indiquant par là que celui-ci mourait en tant qu’agitateur politique, descendant du roi David, comme l’avaient demandé les grands prêtres.

Prétendre, comme l’ont fait certains, que Jésus n’est pas mort sur la Croix n’est pas crédible. Il ne pouvait pas survivre à une flagellation à la romaine (120 marques de fouet) et au crucifiement. Le linceul de Turin montre sur le côté droit une plaie de la dimension d’une lancea romaine : la béance de cette plaie indique que
Jésus était déjà mort à ce moment-là.

La quête de l’historien s’arrête devant le tombeau vide découvert par Pierre et Jean au matin de Pâques et le linceul laissé à plat sur la banquette de pierre. Il ne peut qu’enregistrer les témoignages de ceux qui assureront avoir vu Jésus vivant après sa mort : Marie de Magdala, les Douze, dont Thomas le sceptique, Jacques et plus de « cinq cents frères », selon saint Paul. Il bute sur le mystère de la Résurrection et en définitive sur celui de l’homme Jésus, laissant à chacun la liberté de se prononcer, dans une démarche qui ne relève plus de l’histoire, mais de la foi.