Est-il vrai que notre temps a perdu le goût de la lecture, notamment dans les jeunes générations ? Beaucoup se plaignent d’un usage compulsif des réseaux sociaux qui accapareraient tout le temps de loisir de la jeunesse. Une forme de lecture il est vrai, mais qui a peu à voir avec l’attention que sollicite un texte littéraire. L’attention sans laquelle il n’y a ni vie intellectuelle, ni vie spirituelle selon Simone Weil. Mais l’écrivain qui a, peut-être, le plus insisté sur les vertus d’une véritable lecture s’appelle Charles Péguy. L’universitaire Philippe Villaret vient de consacrer à ce propos tout un essai : Charles Péguy, maître de lecture.
À la recherche de l’implicite
« Savoir lire est la grande question péguienne, le centre névralgique de quasiment tous les écrits en prose qu’il a fait paraître pendant près de quinze ans. Apprendre à lire et à lire ensemble fut, à coup sûr, la grande passion de sa vie. » Il y a plusieurs étapes dans cet apprentissage. D’abord le simple déchiffrement des lettres et des mots, que le jeune garçon apprit grâce à sa mère, rempailleuse de chaises. Puis comprendre la signification exacte d’un texte, à travers la syntaxe et la cohésion du discours. Plus en avant encore, chercher l’implicite et la culture qu’il s’agit d’approfondir. Au fur et à mesure que l’adolescent gagne en connaissances, singulièrement avec le latin et le grec, la lecture élargit son univers en l’émancipant « des prisons mentales du seul instant présent, de cet ici et maintenant auquel il est rivé par les nécessités de la vie immédiate et les urgences de l’action et de l’actualité ».
Est-ce à dire que l’homme des Cahiers de la quinzaine fut ce qu’on appelle un grand lecteur ? Grand, il le fut incontestablement par sa force de pénétration, mais non pas par le caractère encyclopédique de ses lectures. Rien de comparable avec ce qu’un des auteurs de référence de Philippe Villaret, c’est-à-dire George Steiner, fut en capacité d’emmagasiner. Un seul rayon de bibliothèque, paraît-il, aurait pu réunir les ouvrages de référence de Péguy. Mais quels ouvrages ! Ouvrages capables de l’éclairer sur les grands mystères de la vie. Son Pascal, son étonnant Corneille avec Polyeucte, et même son Victor Hugo dont il sut saisir le meilleur.
La mort de Jésus en Croix
Cependant, aux côtés des textes classiques, il convient de distinguer « les textes sacrés », c’est-à-dire les Évangiles. L’attention la plus forte, Péguy la porte sur le chapitre 26 de l’Évangile de Matthieu, qui se rapporte à la mort de Jésus sur la Croix. Il s’agit bien du texte le plus poignant et le plus déstabilisant. S’il est un livre qui doit nous réveiller « d’un coup de poing sur le crâne », qui doit être comme « la hache qui brise la mer glacée en nous », c’est bien cet évangile. Péguy s’emploie à lutter contre « le faiblissement perpétuel » dû à des traducteurs effrayés de ce qu’ils rapportent.
Si l’on me permet un rapprochement que Philippe Villaret n’opère pas mais qui me semble correspondre à son sentiment, je dirais que la façon dont Péguy envisage la Passion est plus proche de la vigueur du film de Mel Gibson que de celui de Pasolini. Les pages consacrées à cette thématique sont particulièrement bienvenues, à force de pertinence théologique : « Le Dieu fait homme n’est pas d’abord une abstraction théologique, ni même un dogme, mais l’insertion inouïe de la vie divine dans la condition humaine. »
Voilà ce que produit in fine toute l’attention d’un maître de lecture.

Charles Péguy, maître de lecture, Philippe Villaret, Éd. L’Harmattan, octobre 2025, 200 pages, 22 €.

La lecture en question, Jean-Pierre Maugendre, Éd. Via Romana, novembre 2025, 78 pages, 9 €.





