Simple par son origine, son éducation et son caractère – « le Frère Laurent est grossier par nature et délicat par grâce », dira de lui Fénelon –, sa spiritualité toute en rondeur et bonhomie va aux dernières conséquences d’un abandon irrévocable à la bonté divine.
Un repère
Il nous laisse peu d’écrits, mais sa personnalité incontestable fut un repère pour bien des âmes déchirées entre quiétisme et jansénisme dans le Tout-Paris mystique de la fin du XVIIe siècle. Les Entretiens d’un inconnu avec le Frère Laurent reflètent sa joyeuse spontanéité, jusque dans les états mystiques les plus achevés. Le bon frère convers, que nous imaginons maniant la pelle et le balais au couvent de la rue de Vaugirard, prend évidemment plaisir à pousser au paradoxe sa sainte insouciance : puisque Dieu seul est son tout (« le cherchant lui seul purement et non pas autre chose… »), son seul effort sera de nier toute limite à leur amour. Si bien qu’une sorte de compétition d’amour s’engage, dans laquelle Dieu et l’âme prennent tour à tour l’avantage :
Que veut dire « être damné » ou « être sauvé », sinon être ou n’être pas dans l’amour de Dieu ? Ne vivant que de cet amour et pour cet amour, il n’attend ni enfer ni paradis, ni punition, ni récompense : il est d’ores et déjà au paradis !
« Cette conduite obligeait Dieu à lui faire des grâces infinies. » Dieu ne met aucune limite à son amour : c’est nous qui en mettons. Aussi, lorsque nous ôtons ces limites, nous l’obligeons à se répandre en nous comme « une source jaillissant en vie éternelle » (Jn 4, 14).
Un échange incessant
En nous aimant, Dieu nous donne de l’aimer, et cela nous rend heureux. Cependant, nous arrêter à cette satisfaction serait nous arrêter d’aimer. Aussi la foi, en nous portant au-delà des résultats de l’amour, nous relance sans cesse dans l’amour, obligeant Dieu à continuer à nous aimer, dans un échange incessant, un « merveilleux combat », entre lui et nous.
Parmi les résultats de l’amour, extases et ravissements ne sont que des accidents dans une vie spirituelle. Pour en parler ici, on peut supposer que le Frère Laurent y a été sujet. En tout cas, cela ne mérite pas plus que le reste que l’on s’y arrête, car entre Dieu et nous, il y a mieux : l’Incarnation, tout simplement, Dieu tout entier en l’homme tout entier, ce qui est plus que toutes les extases. Et lorsque « l’on ne s’y laisse point emporter », ces phénomènes passagers s’estompent bien vite.
L’Amour à sa source
Dieu est plus que l’amour de Dieu : il est l’Amour à sa source. C’est à cette source que veut aller Laurent, dans la pure transparence d’un don de soi qui ne s’encombre pas de son propre bonheur.
Et comme ce désencombrement ne lui suffit pas encore, Laurent trouve un nouveau degré d’amour : offrir son propre péché à Dieu. Il lui donne ainsi de quoi l’aimer davantage encore, et de manifester l’éclatante gratuité de sa miséricorde : « La preuve que Dieu nous aime, c’est que le Christ est mort pour nous alors que nous étions pécheurs » (Ro 5, 8)
[Le frère Laurent me dit] qu’il s’était toujours gouverné par amour, sans aucun autre intérêt, sans se soucier s’il serait damné ou s’il serait sauvé. Mais qu’ayant pris pour fin de toutes ses actions de les faire toutes pour l’amour de Dieu, il s’en était bien trouvé. [Il me dit] qu’il était content quand il pouvait lever une paille de terre pour l’amour de Dieu, Le cherchant Lui seul purement et non pas autre chose, non pas même ses dons.
Un merveilleux combat
[Il me dit] que cette conduite de l’âme obligeait Dieu à lui faire des grâces infinies, mais qu’en prenant le fruit de ces grâces, c’est-à-dire l’amour qui en naît, il en fallait rejeter le goût, en disant que tout cela n’était point Dieu, puisqu’on savait par la foi qu’Il était infiniment plus grand et tout autre que ce que l’on en sentait. [Il me dit] qu’en cette manière d’agir, il se passait entre Dieu et l’âme un merveilleux combat : Dieu donnant et l’âme niant que ce qu’elle recevait fût Dieu. [Il me dit] que dans ce combat, l’âme était par la foi aussi forte et plus forte que Dieu, puisqu’Il ne pouvait jamais tant donner qu’elle ne pût toujours nier qu’Il fût ce qu’Il donnait.
[Il me dit] que l’extase et le ravissement n’étaient que d’une âme qui s’amusait au don, au lieu de le rejeter et d’aller à Dieu au-delà de son don ; que, hors de la surprise, on ne s’y laissait point emporter…
[Il me dit] que Dieu récompensait si promptement et si magnifiquement tout ce qu’on faisait pour Lui, qu’il avait quelquefois désiré de pouvoir cacher à Dieu ce qu’il faisait pour son amour, afin que, n’en recevant point de récompense, il eût le plaisir de faire quelque chose purement pour Dieu.
Devant la cour céleste
[Il me dit] que toute sa vie n’était qu’un libertinage et une réjouissance continuelle ; qu’il mettait ses péchés entre Dieu et lui, comme pour Lui dire qu’il ne méritait pas ses grâces, mais que cela n’empêchait pas Dieu de l’en combler. [Il me dit] qu’Il le prenait quelquefois comme par la main et le menait devant toute la cour céleste, pour faire voir le misérable auquel Il prenait plaisir de faire ses grâces.
Frère Laurent de la Résurrection, Entretien du 28 septembre 1666.





