Newman a connu de grandes conversions au cours de sa vie… Quel enseignement en tirer ?
« Vivre, c’est changer, avoir beaucoup changé, c’est avoir beaucoup vécu » écrivait-il ! De toutes les conversions qu’il a vécues, les deux plus spectaculaires sont d’abord celle quand il passe de voltairien, anticlérical, à la certitude que Dieu est. Puis, bien sûr, sa conversion à la foi catholique en 1845. Pour lui, la conversion n’est pas une démarche subjective. Benoît XVI évoquait ce moment comme « l’obéissance envers la vérité ». Newman ne reniera pas son passé, car aucun changement radical ne s’opère. Il écrira : « Il me semblait rentrer au port après avoir traversé une tempête. »
Sa devise était « Cor ad cor loquitur », « Le cœur parle au cœur »… Est-ce un résumé de sa spiritualité ?
Pour comprendre pourquoi Newman choisit cette devise lors de son cardinalat, en 1879, il faut rappeler la grande intuition qu’il eut en 1816, lors de sa première conversion : « Les deux êtres – et les deux êtres seulement – dont l’évidence est absolue et lumineuse : moi-même et mon Créateur. » Dès lors, le cœur est le lieu le plus intime, puisqu’il le met au centre de sa notion de « réalisation » : quand on dit « oui » à Dieu, le disons-nous avec notre tête, ou avec notre cœur ? Une chose est de dire « oui » avec sa tête, c’est-à-dire avec notre simple intelligence. Une autre est de dire « oui » avec notre cœur, c’est-à-dire le lieu où se nouent l’intelligence et l’affect.
Il est donc naturel que, devenu cardinal, Newman emprunte cette devise à saint François de Sales. Dans l’encyclique qu’il a consacrée au Sacré-Cœur, Dilexit nos, François cite longuement Newman et donne lui-même l’explication de cette devise : « Le Seigneur nous sauve en parlant à nos cœurs à partir de son Sacré-Cœur. Cette même logique faisait que pour [Newman], grand penseur, le lieu de la rencontre la plus profonde, avec lui-même et avec le Seigneur, n’était pas la lecture ou la réflexion, mais le dialogue priant, cœur à cœur avec le Christ vivant et présent. »
Il insiste beaucoup sur la notion d’abandon… Comment la comprendre ?
Pour bien comprendre ce qu’est l’abandon chez Newman, il faut faire un détour par l’anglais : quand il en parle, Newman utilise le verbe « to surrender », un terme militaire qui signifie « se rendre ». « Nous devons nous présenter comme des prisonniers capturés avec lesquels il peut faire ce qu’il veut, notre âme et notre corps, notre raison, notre jugement, nos affections, notre imagination, nos goûts, notre appétit » expliquait-il.
L’abandon est d’autant plus logique que Newman affirme qu’il faut se tenir devant Dieu dans un mélange de peur et d’extase – il utilise le terme anglais « awe », qui recoupe ces deux notions –, qu’il résume admirablement : une « crainte attentive mêlée de révérence et d’admiration devant ce qui paraît si sublime qu’il en est aussi terrible ». Dès lors, on comprend pourquoi à ses yeux, la prière, c’est du sérieux. On ne peut pas prier n’importe comment, parce que Dieu est Dieu ! D’autant que Newman considère que Jésus a institué l’Église pour ce service de la prière et de l’intercession pour tous. S’il faut une prière personnelle, dans le secret du cœur, il en faut aussi une publique, à travers l’Église. Il en avait déjà l’intuition lorsqu’il était anglican : ses lettres montrent que lorsqu’il découvre le Bréviaire romain, il y passe de trois à quatre heures par jour.
Quel regard portait-il sur les sacrements ?
L’Église d’Angleterre, d’où il vient, avait quasiment abandonné les sacrements et la liturgie ne tournait plus qu’autour du sermon. Mais, avant même sa conversion, Newman avait déjà une vision très sacramentelle de la vie chrétienne. Quand il devient catholique, sa grande découverte n’est pas d’être « rentré au port » – ce qu’il croit fermement – mais la présence réelle de Jésus-Christ dans le Saint-Sacrement. C’est un bouleversement, pour lui qui n’avait jamais mis les pieds dans une messe catholique ! Fraîchement converti, il a des mots bouleversants sur l’Eucharistie et sur le fait de dormir à quelques pas du Saint-Sacrement. Il est vraiment passé de l’ersatz à la réalité. Un exemple : juste après sa conversion, en 1846, il s’installe à Maryvale, près d’Oxford. Il vient de ranger ses affaires, quitter ses lieux où il officiait en tant que curé anglican. La douleur de la perte est forte. Mais l’oratoire où il s’installe comporte la Présence réelle et il « réalise » que Dieu est là. Il écrit : « C’est une bénédiction si incompréhensible d’avoir la présence corporelle du Christ dans sa maison, entre ses murs, qu’elle engloutit tous les autres privilèges et détruit, ou devrait détruire, toutes les souffrances. » Une fois ordonné prêtre, il célébrera la messe quotidiennement tant qu’il le pourra, jusqu’à Noël 1889, quelques mois avant sa mort.
Vous parlez de la souffrance de Newman. Sa conversion ressemble à un chemin de croix…
L’auteur à succès, le responsable religieux, les amitiés, la famille : en devenant catholique, Newman perd tout et devient un inconnu. Mais s’il est devenu catholique, c’est uniquement parce qu’il cherchait la vérité et, qu’en étudiant les Pères de l’Église, il avait découvert que c’était l’Église catholique qui était restée fidèle et l’Église d’Angleterre qui avait erré. Dans sa correspondance, il ne cache pas la dureté de ce qu’il traverse. Mais, sur le fond, cela ne change rien : il estime que si Dieu permet ces épreuves, cela signifie qu’elles font partie de la mission qui lui est donnée et qu’il doit continuer à la suivre, qu’on l’écoute ou non. La mission est pour lui une notion primordiale : « Tout être vivant, noble ou de condition modeste, instruit ou ignorant, jeune ou vieux, homme ou femme, a une mission, une œuvre. » Et cela ne va jamais sans une participation à la croix du Christ. Aussi la spiritualité de Newman est toujours d’actualité, car nous connaîtrons toujours des épreuves. Mais l’important est de ne jamais cesser de fixer la Croix. « Si je suis malade, ma maladie peut lui servir ; si je suis perplexe, ma perplexité peut lui servir. […] [Dieu] ne fait rien en vain. Il sait ce qu’il fait » écrivait-il.
Comment en est-il venu à l’étude des Pères de l’Église ?
« Les Pères ont fait de moi un catholique » s’exclama-t-il dans une lettre ! En effet, alors en pleine crise, Newman tente de « sauver » son anglicanisme en étudiant les Pères de l’Église afin de confirmer que l’Église d’Angleterre est la seule s’inscrivant dans leur lignée. Or, plus il les étudie et plus il se rend à l’évidence : si saint Athanase ou saint Ambroise revenaient à la vie, alors ils se réclameraient de l’Église de Rome ! Newman a été saisi par leurs lettres et leurs sermons, en lesquels il voyait des paroles d’hommes personnellement saisis par le Christ. Les Pères de l’Église sont, pour lui, plus vivants que certaines personnes qu’il croise ! Le rapport de Newman aux Pères de l’Église nous rappelle que les colonnes de l’Église – les Pères, mais aussi les Apôtres – sont des personnes humaines qui ont mené à bien leur « mission » par obéissance à la vérité. Cela vaut aussi pour les saints. Aujourd’hui, nous avons tendance à nous les représenter comme les vitraux ou les icônes, bien éclairés et bien enluminés. Mais ils ont d’abord été des hommes ! On en revient au « réalisé » selon Newman : les saints sont des hommes comme les autres, mais ils ont « réalisé » la volonté de Dieu. Pour lui, la sainteté, c’est la seule chose importante dans la vie. Le chrétien doit savoir que le combat pour l’atteindre durera jusqu’à la fin. Et qu’obéir à la volonté de Dieu ne se fait pas sans la charité envers son prochain : « La foi peut faire le héros, l’amour fait le saint » écrivait-il.
Comment comprendre quand Newman disait qu’il voulait la sainteté plutôt que la paix ?
Parce que la sainteté est un combat. Attention : la paix qu’il évoque n’est pas celle donnée par le Christ, mais la fausse paix, celle du manque d’engagement, de courage. Pour Newman, suivre Jésus entraîne nécessairement des difficultés. « Vivre tranquille, c’est être en danger » avait-il un jour lancé en chaire ! La marche vers la sainteté est relativement simple et Newman en dresse la liste : ne pas traîner au lit le matin, penser à Dieu dès le réveil, se rendre devant le Saint-Sacrement, dire pieusement l’Angélus, manger et boire « pour la gloire de Dieu », réciter le chapelet, être recueilli, chasser les mauvaises pensées, faire « pieusement » sa méditation du soir, s’imposer un examen de conscience quotidien et, enfin, se coucher « à l’heure fixée ». Si l’on suit tout cela, « vous voilà déjà parfait » ! Ce n’est pas béatifier la médiocrité, mais vivre le quotidien dans l’Esprit Saint.
Lors d’un toast, Newman lance : « Je boirai au Pape, […] mais à la conscience d’abord, et au Pape ensuite… » Comment comprendre cela ?
On pourrait interpréter cela comme la porte ouverte au subjectivisme. Il n’en est rien : Newman estime que c’est par sa conscience que l’homme perçoit et reconnaît les injonctions de la loi divine. Jean-Paul II a explicité cette notion : « La conscience est plutôt l’écho de la voix de Dieu dans le cœur de l’homme, le pouls de la loi divine qui bat en chaque personne comme une norme du bien et du mal, avec une autorité incontestable… » Mais cette conscience n’est pas infaillible, car elle peut être pervertie : d’où l’importance du Pape et de l’Église qui, par leurs enseignements, montrent le bien aux consciences.
En 16 ans, Newman a été successivement béatifié, canonisé puis proclamé docteur de l’Église…
La tendance est ancienne : depuis Paul VI, qui disait que Newman avait accompli le parcours plus concluant que la pensée humaine ait jamais parcouru à l’époque moderne, tous les papes souhaitaient le canoniser. Finalement, c’est Benoît XVI qui l’a béatifié – à Birmingham, seule béatification extra-romaine de son pontificat – et François qui l’a canonisé, avant que Léon XIV n’en fasse un docteur de l’Église, le 1er novembre prochain. Par ces actes, les Souverains pontifes ont envoyé un message clair : Newman est vraiment une figure pour tous les chrétiens.
Newman et saint Philippe Néri
Apparemment, il n’existe que peu de points communs entre le cardinal anglais et le baroque saint romain. Pourtant, ordonné prêtre à Rome en 1847, Newman revint en Angleterre et y fonda un Oratoire de saint Philippe Néri. Ce choix naissait d’un amour pour saint Philippe qui ne fit que croître. En 1856, il affirmait aux oratoriens de Birmingham : « Chrétiens, nous nous sommes donnés au Christ ; oratoriens, nous nous sommes donnés à saint Philippe ». C’est par le cœur que Newman et « Don Pipo » se sont trouvés : tous deux brûlaient d’un amour doux et rayonnant pour le Christ et pour leurs contemporains. XVIe, XIXe, XXIe, les siècles passent, rien n’a changé : « À une époque où l’orgueil dominait, où les sens régnaient, [saint Philippe Néri] comprit que le remède à cet état de crise était d’opposer à cette séduction la séduction plus grande encore
de la pureté et la vérité. »
Abbé Nicodème Ferré